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Billet de blog 6 avril 2025

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Le grand incendie

Dans un seul-en-scène époustouflant, Stéphanie Aflalo fait le récit d’une vie de jeune militante écologiste, entre zonage et activisme violent. Hubert Colas se saisit du premier roman coup de poing d’Hélène Laurain pour livrer le portrait d’une génération désemparée. « Partout le feu » est un choc qui ne laissera personne indemne.

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« je connais un arbre

(…)

le Tachigali versicolor

ou arbre suicidaire

originaire d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud

cet arbre

ne fleurit et ne fructifie

qu’une seule fois

avant de mourir

l’année de la floraison

le Tachigali meurt

et tombe[1] »

Illustration 1
Partout le feu, Hélène Laurain, Hubert Colas © Simon Gosselin

Assise devant un bureau sur lequel est posé un micro et différents accessoires en lien avec sa vie qu’elle égrainera au fur et à mesure du spectacle, Laetitia, casquette vissée sur la tête et mégaphone à portée de main, prend son temps, regarde les spectateurs, les scrute presque un à un. Derrière elle, deux très grands écrans ferment la scène en diffusant les portraits de cinq personnes dont on ignore l’identité mais dont on supposera vite qui ils sont. Comme elle, ils nous fixent du regard. Plus tard, une caméra, manipulée par le personnage, nous guidera à l’arrière des écrans, dans l’antre de Laetitia, sa cave. Mais pour l’heure, des percussions forment une rythmique à peine perceptible, puis de plus en plus audible, le volume augmentant jusqu’à son arrêt soudain. Laetitia prend alors la parole dans une langue brute qui joue sur la musicalité des mots plutôt que sur la production d’un sens. Pendant près de soixante-quinze minutes, elle va se raconter, faire le récit de sa vie et de son engagement dans le militantisme écologiste. Laetitia est née trois minutes avant Margaux, sa sœur jumelle, et trente-sept minutes avant l’explosion de Tchernobyl. Elle vit à la cave et écoute Nick Cave. Diplômée d’une grande école de commerce, elle est bien incapable pourtant de redevenir l’ancienne winneuse néolibérale qu’elle a brièvement été. Car il semblerait que Laetitia soit dotée de ce qu’on appelle une conscience, cette faculté qu’a un individu de se connaître dans sa propre réalité et de juger celle-ci en conséquence, et qui apparemment serait en voie de disparition chez les humains. D’autant qu’elle vit en Lorraine, région que l’État a choisie pour enfouir les déchets radioactifs de tout le pays. Alors, avec sa bande, Taupe, Fauteur, Thelma et Dédé, elle décide d’une première action spectaculaire dont le récit ouvre la pièce.

Illustration 2
Partout le feu, Hélène Laurain, Hubert Colas © Hervé Bellamy

« Let’s hit the climax »

Arrêtés puis placés en garde à vue, il leur est interdit de se voir à l’issue de celle-ci, pas même d’entrer en contact les uns avec les autres jusqu’au procès. Elle revivra des moments doux, les soirées avec les potes à la cave notamment, entre pétards et danses languissantes, les échanges toujours tendus avec sa sœur, avant de répondre par l’affirmative au rendez-vous que lui a fixé son amant dans un courriel envoyé quelques mois auparavant sur une ancienne boite mail qu’elle n’ouvrait plus. Le rendez-vous est fixé le jour du mariage de Margaux. Simple coïncidence ? Laetitia quitte alors la soirée de fête, enfile la robe de mariée « Laure de Sagazan » de sa sœur, transfère le contenu de sa voiture dans la mini de sa sœur, et part à la rencontre de son amant. Elle se dit que si elle se fait arrêter, tout le monde – y compris les gendarmes – la prendra pour sa sœur jumelle. Il y a alors cette phrase terrible prononcée par Nina Simone, en gros plan sur l’un des écrans géants, entonnant, dans un live à Montreux en 1976, « To love somebody », le tube mythique des Bee Gees, seule chanson qui ne figure pas dans la playlist du livre. Mais qui d’autre que Nina Simone pouvait le mieux incarner avec cette intensité ce sentiment de lutte nécessaire, immédiate, absolue ? Elle, l’enfant qui rêvait d’être une grande pianiste classique et à qui on a refusé ce rêve parce qu’elle était noire, elle qui a tout sacrifié pour son engagement, sa famille, sa carrière, jusqu’à finir ruinée en Afrique, elle que l’on suit dans la rediffusion de ce concert mythique sur l’écran géant, apparaissant au piano comme toujours, ici en gros plan pour mieux suivre la véhémence de ses gestes, des expressions de son visage, traduisant à la fois la souffrance et le combat. « Let’s hit the climax ! » dit-elle en s’adressant à l’audience. Dans quelques instants en effet, le point culminant sera atteint. Un point de non-retour pour Laetitia lorsqu’elle décide de mettre une touche finale à son histoire quand son amant n’est pas au rendez-vous qu’il lui a lui-même fixé. Comme si la trahison était trop lourde, comme si même lui préférait le repli à l’assaut, le confort à la lutte, comme si celui qui lui avait appris, avec tant de virulence parfois, ce que le mot engagement veut dire, ne le respectait pas lui-même, comme si tout cela n’avait était qu’une mascarade, comme si cette révélation du vide était trop vertigineuse pour croire encore en ce monde. L’époque n’est assurément pas aux caractères entiers. S’accommoder ou mourir. Dans cette société de consommation qui est la nôtre, ne pas pouvoir se détacher des affres du monde finit par nous brûler. On dit qu’avec l’âge, on met de l’eau dans son vin. On s’indigne de moins en moins, on abandonne ses idéaux. Avec Laetitia pourtant, c’est le contraire. Finalement, elle aura trouvé une réponse radicale à la question de comment vivre dans un temps qui n’est pas le sien. Pas assez cynique sans doute, Laetitia aura trouvé, par le feu, une adresse au monde. Partout le feu !

Illustration 3
Partout le feu, Hélène Laurain, Hubert Colas © Hervé Bellamy

Entre solastalgie et musicalité de la langue

Comme à son habitude, Hubert Colas propose une autre pratique de la langue en explorant sa pluralité, en travaillant sa musicalité à travers la recherche d’une rythmique qui en étend le sens. Pour lui, une phrase est faite de trois ou quatre idées. Elle contient plusieurs paysages. Il met en scène le premier roman d’Hélène Laurain, écrit comme on écrit sur un smartphone, d’où l’absence de ponctuation qui se prête d’autant plus à une interprétation musicale de la langue. Pour Stéphanie Aflalo, impressionnante de bout en bout, livrant une interprétation aussi époustouflante que physique – se glissant sous les écrans avec une facilité déconcertante – de Laetitia, il a fallu déconstruire sa pratique pour répondre à la musicalité de la langue voulue par Hubert Colas, une musicalité qui répond à celle des chansons qui irriguent la pièce. Toutes les musiques entendues sur scène sont tirées du livre, à l’exception de « To love somebody » interprétée live par Nina Simone qui, si elle est bien présente dans le roman, l’est avec un autre titre. Curieusement, la temporalité de la très grande majorité des chansons, pour ne pas dire toutes, de Bronski Beat à Depeche Mode en passant par The Cure, s’étend du milieu des années quatre-vingt au début de la décennie suivante, soit des chansons que l’autrice a entendu à postériori, la musique qu’écoutaient sans doute ses parents. Sur scène, c’est Laetitia qui manipule la musique, plaçant son téléphone portable devant le micro pour lancer le son. Finalement, la pièce n’est qu’un long flash-back, un retour sur une vie déjà vécue dans laquelle on se demande si Margaux, la sœur jumelle de Laetitia, qui apparait comme son double inversé, existe vraiment ? N’est-elle pas au contraire la part opposée d’elle-même se rêvant en bourgeoise consumériste ? Pièce flamboyante, « Partout le feu » va au-delà du théâtre et des enjeux écologistes pour révéler le mal-être de toute une génération dont beaucoup souffrent de solastalgie, ce sentiment de détresse et d'angoisse ressenti face à l’effondrement écologique en cours. Si la pièce émeut autant, c’est parce qu’elle touche à une large palette de sensations de vie. « Partout le feu »éclaire l’impuissance et la colère d’une partie de la jeunesse d’aujourd’hui.

Illustration 4
Partout le feu, Hélène Laurain, Hubert Colas © Hervé Bellamy

[1] Hélène Laurain, Partout le feu, Éditions Verdier, Collection Chaoïd, 2022, 160 p.

« PARTOUT LE FEU » - Texte Hélène Laurain. Mise en scène et scénographie Hubert Colas. Avec Stéphanie Aflalo. Son Frédéric Viénot. Lumière Nils Doucet, Hubert Colas Vidéo Pierre Nouvel. Assistant à la mise en scène Hao Yang. Production Diphtong Cie. Partout le feu est le premier roman de Hélène Laurain, paru aux éditions Verdier en janvier 2022. Création du 15 au 18 janvier 2025 au CENQUATRE-PARIS dans le cadre du festival Les Singulier.es. Spectacle vu le 2 avril 2025 au Théâtre Joliette. 

2-4 avril 2025, 

Théâtre Joliette
2, place Henri Verneuil
13 002 Marseille

Juin 2025 (date à définir), 

Festival Latitudes Contemporaines
57, rue des Stations
59 800 Lille

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