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Billet de blog 6 mai 2023

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Au palais idéal, la maison lointaine de Martine Aballéa

Au Palais idéal du facteur Cheval dans la Drome, Martine Aballéa conçoit une petite maison lumineuse qu’elle situe dans un bois isolé au cœur de l’hiver, une cabane magique qui rappelle l’enfance, une « tiny house » réduite à la taille d’une chambre à coucher dans laquelle on ne peut pénétrer qu’en pensée, car cette « Maison lointaine » est aussi celle d’un voyage intérieur, un conte onirique.

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Illustration 1
Martine Aballéa, La Maison lointaine, 2022. © Courtesy de l’artiste et du Palais idéal.

L’univers immersif de l’artiste franco-américaine Martine Aballéa (née en 1950 à New York, vit et travaille à Paris) répond à la création d’une atmosphère singulière que l’artiste imagine toujours in situ, en rapport avec le lieu qui l’accueille, personnage principal de ses oeuvres. « Je fabrique des images, des textes, des installations que les spectateurs peuvent investir[1] » explique l’artiste. « Le point de départ est le lieu, ses spécificités, son histoire, sur lequel je greffe une fiction ». De sa confrontation avec le Palais idéal du facteur Cheval à l’invitation de son directeur Frédéric Legros est née la « maison lointaine », nouvelle installation narrative qui occupe la grande salle d’exposition temporaire au sein de l’espace muséographique du site. « La maison lointaine est celle que nous habitons dans nos rêves. Le facteur Cheval a commencé par rêver de son Palais avant de le matérialiser en continuant à rêver[2] » écrit l’artiste dans sa note d’intention. Elle la situe « dans un bois, loin de tout, comme un astre flottant au milieu de l’univers ».

Illustration 2
Martine Aballéa, La Maison lointaine, 2022. © Courtesy de l'artiste et du Palais idéal Photographe : Margot Montigny

Une forêt nocturne, immense montage photographique, recouvre entièrement les murs de l’espace muséographique. Ce décor fait songer un instant aux paysages d'hiver des années vingt aux effets de lumière retravaillés du photographe pictorialiste belge Léonard Misonne (1870-1943), connu pour son sens de l’atmosphère. « Le sujet n'est rien, la lumière est tout » aimait-il à répéter, une assertion qui pourrait sans nul doute se retrouver dans la bouche de Martine Aballéa tant elle retravaille la luminosité pour retrouver une ambiance particulière propre au mystère et à la rêverie. Son appétence pour les récits vient sans doute de Jorge Luis Borges dont elle admire « la manière dont il crée des univers incommensurables à travers des récits très courts, des nouvelles. Je trouve cette économie de moyens très élégante, très subtile. C’est très conceptuel[3] ». Elle cite en référence « Juliette des esprits » de Fellini, le surréalisme, « Nadja » d’André Breton, et les collections d’Annette Messager qu’elle découvre dans l’exposition « Ils collectionnent » au Musée des Arts décoratifs puis à l’ARC en 1974. Cinéma et littérature font donc jeu égal avec les arts plastiques dans les aspirations de l’artiste.

Illustration 3
Martine Aballéa, La Maison lointaine, 2022. © Courtesy de l'artiste et du Palais idéal Photographe : Margot Montigny


 De l’autre côté du miroir

Lors de sa première visite, au milieu de l’hiver après avoir repoussé plusieurs fois sa venue en raison des confinements successifs liés à la pandémie de coronavirus, Martine Aballéa, épuisée, s’endort au rez-de-chaussée de la maison qu’occupait autrefois le facteur Cheval. C’est peut-être ce songe qui l’incite à poser des rideaux sur les fenêtres de cette villa construite par Ferdinand Cheval pour sa retraite. Ici, les fenêtres occupent une position stratégique puisqu’elles donnent directement sur le palais idéal. Textes et images photographiques colorisées, retouchées, dépourvues de tout naturalisme composent une œuvre singulière qui donne vie à des imaginaires énigmatiques.

Illustration 4
Martine Aballéa, La Maison lointaine, 2022 © Courtesy de l'artiste et du Palais idéal Photographe : Margot Montigny

Les rideaux-photographiques imprimés de paysage, d’une nature luxuriante aux couleurs saturées, à dominante rose et bleu-vert caractéristique des tonalités de l’artiste au point d’en devenir aujourd’hui sa signature, viennent perturber la perception du visiteur en jouant sur l’extérieur et l’intérieur. Normalement, les rideaux sont vu de l’intérieur, le paysage s’animant à la faveur des variations de lumière naturelle. C’est précisément le contraire que fait l’artiste ici, s’amusant des jeux de reflet notamment des arbres environnants qui, en venant se mirer dans les vitres, ajoutent du trouble au trouble. L’autre côté du miroir est aussi l’envers du décor, mais cet envers serait peut-être l’endroit. En installant ces rideaux, l’artiste attire l’attention sur la maison, inversant le regard entre ce qui est fait pour voir et ce qui est fait pour être vu, et questionne notre rapport à l’espace domestique en le magnifiant. Cette évocation de la nature est un clin d’œil à l’inspiration du facteur Cheval qu’il trouvait à l’occasion de ses déambulations journalières de plus de quarante kilomètres dans la campagne environnante.

Illustration 5
Martine Aballéa, La Maison lointaine, 2022 © Courtesy de l'artiste et du Palais idéal Photographe : Margot Montigny

Le songe d’une rêveuse

Née au cœur de l’hiver, le 10 décembre 2022, la « maison lointaine » est dessinée par la lumière – cent cinquante mètres de LED –, qui en définit les contours, les limites. Elle guide les visiteurs dans la pénombre d’un paysage nocturne. « Et comme abri de cette nuit une maisonnette de lumière offre un lit. Un lit auquel on ne peut pas accéder, seulement contempler à travers les fenêtres. Tout comme certains rêves qui nous échappent dès qu’on s’en souvient » précise encore Martine Aballéa. À l’intérieur, un lit et une lampe reposant sur une table de chevet rescapée de « l’hôtel passager » qu’elle avait installé, avec chambres, bar et hall d’accueil, au musée d’art moderne de la ville de Paris à l’été 1999. Cette variation sur la maison, beaucoup liée à l’enfance ici, représente à la fois la maison rêvée et le refuge.

Illustration 6
Martine Aballéa, La Maison lointaine, 2022 © Courtesy de l'artiste et du Palais idéal Photographe : Margot Montigny

Pour construire sa petite maison, Martine Aballéa s’inspire de la « tiny house » mobile créée en 1929 à Ogden dans l’Utah par Charles Miller, premier constructeur de micromaison au monde : « La forme de ma maison s’inspire de celle de Charles Miller, un autre rêveur, qui a construit une maison sur une camionnette en 1929 »indique-t-elle, partageant sa fascination pour ce « cottage-to-go » dépourvu de plomberie et d’électricité mais installé sur une camionnette, chalet de ferme traditionnel monté sur roues : « Dès que je l’ai vu il y a longtemps j’ai eu envie de l’habiter, d’une manière ou d’une autre. Elle me suit depuis des années. Elle se rapproche d’une cabane que j’ai connue dans mon enfance. Ce premier sentiment d’être chez soi comme les grands, de la meubler d’objets récupérés ou bricolés. Un confort joyeux et un sentiment de liberté ». Elle imagine une maison-chambre avec l’idée que les gens aient envie de s’y allonger, au milieu de la forêt. Les images ont été prises en Bretagne au cours de l’été 2022. L’aspect conte de fée est venu dans un second temps. La première idée était le refuge, un endroit où l’on peut se sentir en sécurité face à la forêt comprise comme le lieu de l’isolement, la marge. L’artiste choisit le noir et le blanc, figurant un univers plus abstrait, entre songe et cauchemar, l’envie de s’allonger et de rêver.

Illustration 7
Martine Aballéa, La Maison lointaine, 2022 © Courtesy de l'artiste et du Palais idéal Photographe : Margot Montigny

Entre réel et imaginaire, les propositions plastiques de Martine Aballéa sont des mondes à part entière qui répondent à la spécificité des lieux qu’ils investissent et engendrent une production de divers objets et éléments dont la fragilité renvoie à leur précarité. Parce qu’elles appartiennent au présent, parce qu’elles se jouent ici et maintenant dans l’atmosphère immersive des espaces qui les accueillent, la plupart des œuvres de l’artiste sont éphémères. À chaque fois, elle engage une œuvre totale, une œuvre à vivre. À l’issue de chaque exposition, ce ne sont pas seulement des objets que l’on vient enlever, c’est aussi un environnement sensoriel qui s’efface, qui disparait. Et il ne reste plus que le souvenir de celui-ci à travers les divers objets qui, là une boite d’allumette, ici, une bouteille d’eau, ou encore des cartes postales, produisent une certaine nostalgie face à ce qui a été, rappelant que le temps passe inexorablement. Depuis le début de sa pratique en 1975, Martine Aballéa confectionne des cartes postales. C’est encore le cas ici où une série de dix cartes postales s’attachent à dépeindre non pas la maison lointaine mais le sentiment de celle-ci.

Illustration 8
Martine Aballéa, La Maison lointaine, 2022 © Courtesy de l'artiste et du Palais idéal Photographe : Margot Montigny

Les jeux de lumière et les images colorisées qui composent les œuvres de Martine Aballéa offrent cette illusion onirique que l’on retrouve dans la « maison lointaine ». L’artiste évoque encore le nom de Sarah Winchester, assure qu’elle était seine d’esprit, que c’était une femme d’affaire comme le facteur Cheval qui était loin d’être si naïf qu’il voulait le laisser croire. Nature, habitat et pouvoir de l’imaginaire, tel est le mélange qui présida à la réalisation du Palais idéal et que l’artiste révèle en faisant entrer l’idée de paysage dans la maison. À Hauterives, dans cet endroit minéral propice à l’immersion, Martine Aballéa agrandit une série photographique dont le négatif suggère une ambiance nocturne hivernale pour narrer un récit qui tient du conte, l’invitation à une promenade intérieure dans la chambre des rêves éveillés.

Illustration 9
Martine Aballéa, La Maison lointaine, 2022. © Courtesy de l’artiste et du Palais idéal.

[1] Aline Pujo, « Martine Aballéa – Close up #8 (Entretien) », Diacritik, 31 mars 2021, https://diacritik.com/2021/03/31/martine-aballea-close-up-8-entretien/

[2] Sauf mention contraire, les citations sont extraites de la note d’intention de Martine Aballéa sur la Maison lointaine.

[3] Aline Pujo, op.cit.

« MARTINE ABALLÉA. LA MAISON LOINTAINE » - commissariat : Frédéric Legros, directeur du Palais idéal du facteur Cheval. La maison ainsi que les rideaux ont été réalisés en grande partie pour la Maison Auguste Comte.

Jusqu'au 9 mai 2023. Tous les jours de 9h30 à 18h30. 

Palais idéal du facteur Cheval
8, rue du Palais
26 390 Hauterives

Illustration 10
Martine Aballéa, Paysage Lumineux 1, 2019. © Courtesy de l’artiste et Dilecta

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