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Elle se tient à l’angle de deux murs, l’air effrayé, des sanglots entrecoupent son souffle. Malgré la peur, elle s’avance pourtant vers le miroir dans les volutes de fumée qui délimitent le chemin qu’elle doit suivre, qu’on lui impose de suivre, toujours aussi apeurée, ne pouvant calmer ses larmes. Plus elle s’avance, plus son ombre grandit sur le mur qu’elle a quitté, jusqu’à recouvrir presque entièrement ce territoire natal qu’elle ne reverra pas. De l’autre côté du miroir, un autre espace, filmique celui-ci, projette une vidéo de paysage dans laquelle elle apparait. Ou plutôt son double, celle qu’elle raconte, celle qui la traverse. Ainsi débute « Poupée N. », le troublant spectacle écrit et interprété par Grace Seri qui, seule en scène, imagine un récit qui parle d’elle à travers toutes les autres, celles mortes balancées par-dessus bord d’un bateau négrier effectuant la route du commerce triangulaire, autant de fantômes qui remontent à la surface des eaux atlantiques pour hurler, à travers le corps et la bouche de Grace, leur condition, leur servitude, pour dénoncer l’acte originel de leur déracinement. La comédienne afro-descendante interroge ainsi les traces que ce passé laisse dans sa propre chair au quotidien. La pièce est un rituel basé sur des réminiscences qui sont gravées dans la peau comme autant de cicatrices, un cérémoniel prenant place dans une chambre à soi habitée d’objets symboliques, la chambre d’une jeune fille, Toyin, « taureau ascendant taureau », double fictionnel de Grace Seri, qui se transforme en poupée au fur et à mesure que d’autres voix que la sienne la traversent, une chambre éclatée en différentes strates mentales. Munie d’un masque qui rappelle ceux portés par les catcheurs lors de leurs matchs-spectacles, la poupée apparait inquiétante. Plus tard, l’espace se teintera de rouge, un rouge sang, celui de toutes les mortes, induisant une atmosphère empreinte de violence et de peur, presque un sentiment sadomasochiste. Depuis les différents espaces mentaux dans lesquels elle évolue, elle éructe, crache sa logorrhée verbale, déverse un flot continu et incontrôlable de paroles duquel s’expriment par fragments ces vies fracassées, celles qui la traversent, l’habitent, la constituent.

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Impavide, forte de son état de poupée qui ne peut ressentir la souffrance, elle n’a « absolument pas peur du monstrueux des voix qui la traverse[1] ». Dans cette chambre éclatée, projection de son moi intérieur, un mur de portraits, clin d’œil aux posters qui ornent les murs d’une chambre d’ado, se fait ici autel, donnant à voir, entre autres, ceux de la poétesse et militante afro-allemande May Ayim (1960-1996), la romancière et essayiste américaine Toni Morrison (1931-2019), la chanteuse, compositrice et militante des droits civiques Nina Simone (1933-2003) ou encore l’autrice, compositrice et interprète d’origine haïtienne Teri Moïse (1970-2013), figures qui l’accompagnent dans cette traversée mémorielle. Accolés à ce mur, deux fils de coton partis du sol esquissent une cabane qui abrite une commode sur laquelle est posée une lampe de chevet.
« Ce feu ici ce soir est pour toi, ici nous allons pleurer, ici ce soir nous sommes en deuil, aucun détour. Je suis morte il y a sept heures. Je voudrais ici rendre gloire à nos suicidées, à nos mortes[2] ». Ces premiers mots du spectacle sont adressés à Saartjie Baartman (v. 1788-1815), la « Vénus hottentote ». C’est elle qui, la première, traverse la jeune fille, elle qui se tient dans l’angle de deux murs, apeurée, sanglotant, elle qui se dirige, forcée, esclavagisée, vers le miroir de l’autre côté duquel se tient l’Europe du tout début du XIXèmesiècle où elle va être exhibée telle une bête de foire. À travers elle, se sont aussi toutes les mortes victimes de l’esclavage, connues ou inconnues, qui se manifestent. La découverte en direct le 29 mai 2020 des images de l’agonie de George Floyd a sidéré Grace Seri si bien que l’évènement tragique constitue le point de départ de la création de ce spectacle. « Je décide peu de temps après d’aller écrire la narration qui s'est petit à petit imposée à moi » explique-t-elle dans sa note d’intention.

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« Dire le lugubre à travers cette poupée »
« Poupée N. » est le premier spectacle entièrement écrit, mis en scène et interprété par Grace Seri. Née à Cergy-Pontoise en 1991 de parents venus de Côte d’Ivoire, elle sort diplômée du Conservatoire national d’art dramatique de Paris en 2016. Dans ce récit fragmenté, les scènes se sont déjà produites et sont maintenant exposées. Le contenu est structuré à la manière d’un collage par juxtaposition. « Poupée N. est un geste fou et expérimental qui inaugure une nouvelle façon d’incarner et profondément hybride » explique Grace Seri, qui déploie une narration basée sur la fragmentation pour parler de l’éclatement et de la déshumanisation, deux thèmes centraux dans son travail. Elle convoque des images et des objets de son enfance, à l’image de Lanieka, le chien en porcelaine qui, posé sur un tabouret, joue le rôle de confident et de témoin silencieux, mais aussi la petite commode en bois ou encore le téléphone au fil violet qui appartenait à sa mère. Ils constituent autant d’éléments de la scénographie, au même titre que les portraits photographiques. « À travers le souvenir, elle effectue un rituel de la réconciliation » précise Grace Seri. La création sonore traduit la tension entre l’attraction pour le spirituel et l’inconscient d’une part, et « un burlesque morbide endeuillé », d’autre part.

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Entre théâtre et cinéma, « Poupée N. » est un voyage intérieur, un exorcisme mental, une tentative d’extérioriser ce qui est enfoui au plus profond des corps noirs et, par là même, de mettre la société occidentale face à ses responsabilités. Si le spectacle est parfois dur, âpre dans le fond comme dans la forme, il n’y a pas d’échappatoire possible. Chacun doit faire face à ses démons. En ce sens, c’est une pièce politique, une pièce de combat, de survie, de réconciliations aussi, d’abord avec soi-même et avec les siens.« Je suis belle, elles sont belles, nous sommes belles vous êtes belles. Elles sont au péage de la négresse à plateau » dit le personnage dans la pièce. « La négresse et j’ai régurgité. Ainsi ils t’ont nommée », le N. de « Poupée N. ». Sur le petit autel aménagé juste avant de rentrer dans la salle, à côté d’un livre ouvert sur un autoportrait de la photographe et activiste sud-africaine Zanele Muholi, sont disposés des ouvrages de référence pour Grace Seri : « La charge raciale » de Douce Bibondo, « Voix » de Linda Lê ou encore « La licorne noire » d’Audre Lorde. Ceux-ci sont placés sous le regard bienveillant de May Ayim et de la comédienne du film franco-sénégalais écrit et mis en scène en 1966 par Ousmane Sembène, « La noire de … », Mbissine Thérèse Diop, première actrice noire africaine jouant le rôle principal d’un long métrage. « Je souhaite avec ce récit commencer par le milieu au bord » affirme Grace Seri. Éviter à tout prix de s’inscrire dans une narration avec un début, un milieu et une fin.

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[1] Sauf mention contraire les citations sont extraites de la note d’intention du spectacle.
[2] Grace Seri, Poupée N., chant 1.
POUPÉE N. - Écriture, mise en scène, interprétation: Grace Seri. Création lumière: Cristobal Castillo-Mora. Compositrice sonore: Sachie Kobayashi. Création vidéo: Steven Guermyet. Regards extérieurs: Dana Fiaque, Lucie Gallo. Scène filmée chef opérateur: Mathieu Kauffmann. Production: Anna Ladeira - Le Voisin. Production: Cie portrait fractales et Le Voisin. Coproduction: Arsenic - Centre d'art scénique contemporain, Lausanne. Soutiens: Point Éphémère, Lafayette Anticipation Fondation Galeries Lafayette, T2G Théâtre de Gennevilliers
Arsenic - Centre d'art scénique contemporain Lausanne, du 25 au 28 avril 2024.

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