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Performeur, chorégraphe et plasticien installé en France, Steven Cohen est né et a grandi en Afrique du Sud à une époque où le pays était encore placé sous le régime de l’Apartheid[1]. Dans son travail, il envisage le corps comme un objet scénographique pour mieux révéler ce qui se trouve à la marge, relégué dans les zones périphériques de la société, un espace qu’il connait bien en tant qu’homme blanc, sud-africain, juif et queer. Il met ainsi en scène son propre corps imprégné de récits intimes, point de départ d’une exploration des grâces et disgrâces de l’humanité. Créature à la fois solaire et lunaire, homme-femme dont on ne sait s’il est fée ou sorcière, il s’invente des identités fluides et hybrides qui trouvent leur origine dans des contraires qui, ensemble, se tiennent. Chez lui, la zone de travail est envisagée comme une sorte de territoire très large qui s’affine au fur et à mesure que le projet se développe, avance. Sa pièce précédente, « Put your heart under your feet… and walk », répondait à la question aussi douloureuse qu’insoluble de comment vivre après la mort de l’être cher, prenant la forme d’une cérémonie d’adieu qui se muait petit à petit en célébration de l’énergie vitale et en profession de foi artistique.

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Sa nouvelle création, « Boudoir », spectacle-installation, apparait comme l’aboutissement de ses précédentes pièces, la somme de toutes ses préoccupations. « Je vais exposer ce que j’ai collecté en libérant ce qui s’est accumulé en moi sous la forme d’une installation/performance[2] » explique Steven Cohen. « Boudoir est une collection, dans tous les sens du terme : un lexique, un salon, une exposition, une somme d’éléments disparates qui forment un tout autonome, une affaire privée accueillant des inconnus, une autobiographie aussi. C’est enfin une apothéose de ce que j’ai fait et créé encore, dans le sens d’une convergence des différents aspects de mon travail de performances, d’actions publiques et d’œuvres plastiques ». Situé entre le salon et la chambre, le boudoir est, dans une maison bourgeoise, la pièce dédiée aux causeries féminines, contraire de l’espace public, très majoritairement masculin. Si, jusque-là, Steven Cohen performait sur scène ou dans l’espace public, il reçoit ici les spectateurs dans son antre privé au charme désuet, rempli de souvenirs, objets et meubles divers, tableaux, candélabres, animaux naturalisés parfois habillés. Chacun s’apparente à un fragment de mémoire qui renvoie à une vie collective passée.

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Conserver la mémoire
Avant d’arriver au boudoir du titre, trois films se succèdent, s’enchevêtrent parfois. Ces enregistrements vidéo d’actions réalisées dans l’espace public, au sein de lieux symboliques ou mémoriels, ont été faits spécifiquement pour le spectacle. Ainsi le premier film, tourné à Johannesburg en Afrique du Sud, prend place dans un lieu dédié à la taxidermie, immense fabrique d’animaux empaillés où l’on croise moins le chat domestique que le trophée de chasse, médaille suprême pour qui pratique la chasse aux gros animaux sauvages : le safari, activité extrêmement lucrative, reconduite chaque année par des pays comme le Zimbabwe, la Namibie ou l’Afrique du Sud. Bien que cette dernière ait promis de mettre un terme aux game farms qui élèvent en captivité des lions, des éléphants et autres spécimens destinés essentiellement à la chasse de loisirs, elle ne compte pas interdire cette pratique. « Le gouvernement sud-africain a accordé, ce vendredi 25 février, des permis annuels de chasse et d'exportation pour des dizaines d'animaux sauvages, dont dix rhinocéros noirs en danger critique d'extinction et dix léopards. Il a également permis la chasse de dizaines d'éléphants, autorisée par les lois internationales sur le commerce des espèces menacées[3] » rapportait il y a quelques mois La dépêche du Midi. La manne que représente l’activité, pratiquée par quelques ultra-riches étrangers, autorise tous les sacrifies y compris l’extinction d’une espèce.

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C’est dans cette atmosphère étrange d’illusion de cadavres ramenés à la vie, dans ce paradoxe absolu de morts-vivants, qu’apparait Steven Cohen. Si la séquence est quasiment dépourvue d’humains, ils sont pourtant présents dans chacune des images qui la compose, à travers l’activité de taxidermiste qui conditionne le film. La seule présence humaine directe s’incarne dans un gros plan sur des mains noires en train de délimiter le contour d’un œil de zèbre. À l’évidence, ces mains ne travaillent pas pour elles-mêmes. Nous sommes ici clairement dans un lieu de mort. Steven Cohen se situe dans un entre-deux. De par son identité même, il est à la fois du côté des oppresseurs et de celui des opprimés, du côté des animaux par son empathie qui le voit chausser des pâtes animales, et en même temps, du côté des bourreaux lorsque les rouleaux de la Thora, qu’il porte sur la tête, sont souillés par le sang et se déchirent. Humain entre sa base animale et sa tête qui figure l’esprit par l’écriture, il fait le lien entre les deux en rappelant que le bourreau finira par être la victime et la victime le bourreau. Immigrée juive lithuanienne, la grand-mère de Steven Cohen faisait partie de la classe privilégiée blanche au temps de l’Apartheid pendant que ses coreligionnaires étaient victimes du plus important génocide de l’histoire de l’humanité.

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L’effroyable beauté du monde
Pour Steven Cohen, les chaussures, qu’il invente à plate-forme de plus en plus complexe, sont le lieu de la souffrance, comme si la difficulté à tenir debout était la condition sine qua non pour atteindre la beauté. En déséquilibre permanent, il se tient sur le fil qui sépare le sublime du grotesque. Bientôt, dans le boudoir, il s’attachera les chevilles à des chaussures montées sur deux immenses globes et tentera ainsi d’avancer tant bien que mal vers son horizon d’homme libre. Pour l’heure, le second film a pour décor le Konzenstrationslager Natzweiler, au lieu-dit du Struthof. Unique camp de concentration français[4], installé dans les contreforts vosgiens de l’Alsace, sur le site d’une ancienne station touristique, il est encore aujourd’hui absent des livres d’histoire. Le film coupe littéralement le premier en deux en étant projeté au milieu du « Taxidermiste ». On passe d’images documentaires du Struthof à la représentation de Seven Cohen allongé dans ce qui rappelle la forme d’un four crématoire, mettant le feu à son jupon.

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Le boudoir est une façon pour Steven Cohen de se tenir au plus près du public. Il l’expérimente pour la première fois dans l’espace du théâtre. Les objets exposés dénotent une omniprésence des signes de la violence et des guerres au XXèmesiècle, du vivant à travers les animaux empaillés, de la religion et de l’histoire de la colonisation. Quatre non-dits qui composent les bases de la société occidentale actuelle. « À travers ces objets, que l’assemblage rend hybrides, queer à leur tour, se reflètent des préoccupations éthiques liées à la vie contemporaine : l’épuisement des ressources naturelles et la fragilité des équilibres vivants, la domination des espèces, les questions de classe et l’injustice sociale, la suprématie blanche et la discrimination raciale, la persécution religieuse, la discrimination de genre, la domination cis et la masculinité toxique pleine de bravade mais qui rétrécit comme le plastique près d’une flamme[5] » précise-t-il. Le boudoir n’est autre que l’intériorité quotidienne de l’artiste, son espace mental, ce qu’il se refuse d’oublier et ce sur quoi nous sommes assis. Que sont les animaux naturalisés si non des objets pour se séduire soi-même ? À ce titre, deux culs de babouin font office de trophées inversés.

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Au Struthof, il y avait une petite chambre à gaz expérimentale testée sur quatre-vingt-six prisonniers d’origine juive. À la mémoire de l’horreur se substitue ici la mémoire de l’oubli. Le film sur le Struthof se termine sur l’image d’un gisant noir. C’est une vision presque similaire qui ouvre le troisième et dernier film. Steven Cohen est allongé nu sur la tombe de sa mère. Son corps à la pâleur extrême apparait comme le pendant inversé du gisant du Struthof. L’histoire complexe de sa famille en fait le témoin privilégié des affres du monde. « Rassembler des fragments d’animaux empaillés, des accessoires contraignants, des costumes-objets. Des corps prothèses pour des êtres composites. Porter le poids mort. Supporter le vivant. Restreindre et redéfinir le mouvement, gêner et entraver la danse. (...) Rapprocher les contraires, du vivant et du mort, de l’humain et de l’animal, du féminin et du masculin. Explorer les ambivalences de l’affreux et du sublime, du sacré et du profane, de la douceur et de la cruauté. Affronter les paradoxes. Surmonter la contrainte du poids des corps morts. Être en quête d’un langage brutal, gauche et élégant[6] » écrit Steven Cohen à propos de « Boudoir ». La souffrance qu’il s’inflige est quelque chose de très humain, faisant de lui l’être qui est en train de naitre. Entrer dans le boudoir de Steven Cohen, c’est prendre conscience du monde et de ses ambivalences. Triste et beau à la fois, mélancolique et poétique, trivial et sacré, le monde intérieur de Steven Cohen possède la mélancolie d'une grue de paradis.

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[1] Politique nationale de « développement séparé » des populations dans des zones géographiques séparées selon le critère racial ou ethnique. Introduite en 1948 en Afrique du Sud par le Parti national, elle ne sera abolie que le 30 juin 1991. Voir Antoine J. Bullier, « Apartheid : l’écriture d’une histoire 1940-1990 », Palabres, Écritures et histoire en Afrique du Sud, vol. 5, n°1, 2003, pp. 53-73.
[2] Entretien avec Steven Cohen, propos recueillis par Éric Vautrin, juin 2022.
[3] « L'Afrique du Sud autorise des permis de chasse pour tuer des rhinocéros en danger d'extinction et des léopards », La dépêche du Midi, 25 février 2022, https://www.ladepeche.fr/2022/02/25/lafrique-du-sud-autorise-des-permis-de-chasse-pour-tuer-des-rhinoceros-en-danger-dextinction-et-des-leopards-10135026.php
[4] De 1941 à 1945, cinquante-deux mille déportés, de plus de trente nationalités différentes, sont conduits à Natzweiler et dans ses camps annexes. Environ dix-sept mille d’entre eux périssent dans la nébuleuse Natzweiler dont trois mille cinq cents dans le camp souche. Voir à ce propos Robert Steegmann (préface de Pierre Ayçoberry ), Le Struthof : KL-Natzweiler Histoire d'un camp de concentration en Alsace annexée 1941-1945, Strasbourg, Kalédiscope-La Nuée bleue, 2005.
[5] Entretien avec Steven Cohen, op.cit.
[6] Reproduit dans la feuille de salle du Théâtre Vidy-Lausanne où le spectacle a été créé.
BOUDOIR - Conception, scénographie et performance Steven Cohen. Costumes Clive Rundle, Steven Cohen. Vidéo Richard Muller. Montage vidéo Baptiste Evrard, Steven Cohen. Lumière Yvan Labasse. Photo John Hogg, Allan Thiebault. Administration Compagnie Steven Cohen Samuel Mateu. Création à Vidy : Production Anouk Luthier. Communication Pauline Amez-Droz. Régie générale Véronique Kespi. Accessoires Séverine Blanc. Régie vidéo Victor Hunziker Jad MakkiL Régie lumièr Natacha Gerber Jean-Daniel Bur. Régie son François Planson. Production Théâtre Vidy-Lausanne Cie Steven Cohen. Avec la Fondation d’entreprise Hermès dans le cadre de son programme New Settings. Coproduction Mousonturm Frankfurt - Théâtre National de Bretagne, Rennes - TAP Théâtre et Auditorium de Poitiers - Les Spectacles vivants, Centre Pompidou - Festival d’Automne à Paris - Les Halles de Schaerbeek - BIT Teatergarasjen - DRAC Nouvelle-Aquitaine. Avec le soutien de Collectif FAIR-E/CCN de Rennes et de Bretagne. Avec les équipes techniques, administratives, de production et de développement des publics & communication du Théâtre Vidy-Lausanne et de la Compagnie Steven Cohen. Spectacle créé le 3 novembre 2022 au Théâtre de Vidy-Lausanne.
Du 3 au 16 novembre 2022 (création),
Théâtre Vidy-Lausanne
Avenue Gustave Doret
CH - 1007 Lausanne
Du 24 au 26 novembre 2022
Centre Pompidou / Festival d'Automne à Paris
Du 13 au 15 décembre 2022
Théâtre national de Bretagne
Du 20 au 22 janvier 2023
Théâtre national Wallonie-Bruxelles

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