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« Quand je serai grand, je serai une fille » répète Sasha depuis l'âge de trois ans à sa mère. Née garçon, elle se sent étrangère à son corps. Elle vit dans l’Aisne avec ses parents et ses trois frères et sœurs. La famille forme un véritable cocon de bienveillance. Elle apparaît très unie, resserrée, sans doute en raison de ce que vit Sasha. Tous la protègent. C’est de l’extérieur que vient le danger, en premier lieu de l’institution : l’école et le conservatoire de danse, mais aussi de la rue. Sasha peut compter sur le courage et l’amour infinis de sa mère, Karine, qui met tout en œuvre pour le bonheur de sa fille. Elle se sent responsable, culpabilise, elle qui désirait tellement avoir une fille. Confiant qu’elle avait fait deux fausses couches, perdu deux petites filles, elle imagine la plus belle des explications : « Sasha a trouvé la méthode pour rester en vie ». Plus tard, elle apprendra, lors d’un premier rendez-vous bouleversant avec le docteur Anne Bargiacchi, pédopsychiatre à l’hôpital pédiatrique Robert Debré à Paris, qui dispose d’un service qui accompagne les enfants en dysphorie de genre – le terme actuel pour désigner la discordance entre le genre exprimé d’un individu et le sexe assigné à la naissance – que ses désirs de fille comme ses choix de mère ne sont aucunement responsables de la situation.
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Au cours de danse, Sasha ne porte pas la même tenue que les autres fillettes. Un jour, elle a demandé une robe à sa mère. Dans le magasin, Karine avoue avoir été gênée. « Ce n’est pas une fierté » confesse-t-elle. L’immense joie qu’elle voit briller dans les yeux de sa fille suffit à balayer ce sentiment. Si chez elle, Sasha vit pleinement sa vie de petite fille, ailleurs c’est une autre histoire. Pour le spectacle de fin d’année du conservatoire, Sasha reçoit son costume, le seul qui soit différent des autres. Elle se tient à l’écart du groupe. La solitude et le désarroi qui se lisent alors sur son visage ont l’air immense. Pour le conservatoire comme pour l’école, elle est un garçon/ Sasha est en classe de CE1. Depuis que sa mère a rencontré la direction pour les informer du souhait de sa fille d’être considérée comme telle, elle est traitée de folle, accusée de conforter les positions de l’enfant, d’en être responsable. « Sasha n’a pas son enfance. On la prive de son enfance » dit-elle la voix chargée d’émotion. « Parce ce que sur un papier il est écrit sexe masculin, ma gamine passe à côté de son enfance ». Lorsque une réunion est organisée sur place avec le docteur Bargiacchi afin d’expliquer ce qu’est la dysphorie de genre, personne de l’école ne se déplacera, enseignants et directeur ne préviendront même pas de leur absence, alors que cette rencontre était avant tout organisée à leur attention. Quelques jours plus tard, le directeur rappellera Karine pour lui indiquer son souhait d’organiser une réunion à l’école en vue de la rentrée de Sasha en fille. Or, la réunion est fixée dans trois mois, soit dix jours après la rentrée. Karine le sait, si Sasha fait la rentrée en garçon et, dix jours plus tard, se rend en classe en fille, les autres enfants ne comprendront pas. L’administration ne veut pas de vague. Le temps est son meilleur allié. Le laisser faire permet de résorber des situations délicates sans s’engager frontalement dans un conflit. « Si les enfants peuvent être cruels entre eux, il ne faut pas sous-estimer les adultes » précise Sébastien Lifshitz. A la fin du film, Karine raconte la violence avec laquelle la nouvelle professeure de danse du conservatoire congédie Sasha, l’humiliant devant les élèves et leurs parents.
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Réalisateur des « Invisibles » (2012), documentaire dans lequel il interroge des couples homosexuels âgés sur l’amour, le désir, la sexualité, autant de thèmes rarement abordés lorsqu’on évoque la vieillesse, de « Bambi » (2013) qui brosse un portrait de Marie-Pierre Pruvot, l’une des premières transsexuelles françaises, ou encore du récent « Adolescentes » (2020) qui suit deux adolescentes et leurs familles pendant cinq ans, Sébastien Lifshitz a toujours préféré la marge au centre, s’intéressant aux temps de passage, de transition. Pour « Petite fille », il reprend la méthode utilisée sur le tournage de « Adolescentes » : une équipe de tournage réduite à son minimum pour filmer au plus près le quotidien de Sasha et de sa famille, ainsi que le combat que celle-ci mène pour faire accepter sa différence. « Pour moi, les films ne sont pas des sujets, ce sont des rencontres. J'essaye de m'approcher au plus près de l'intime et de raconter ces vies[1] » précise Lifshitz. Le film prend soin de toujours rester à la bonne distance pour saisir tout à la fois l’intimité du quotidien, la féminité en construction de Sasha, l’union familiale et la lutte permanente. La rencontre avec Sasha s’est faite par internet. Sébastien Lifshitz et sa productrice ont posté un message sur des forums à destination des parents échangeant sur leur expérience. Karine les a contactés. Elle était méfiante lors de la première rencontre. « Elle était aussi épuisée par cette bataille qu’elle menait mais enfin elle rencontrait quelqu’un qui ne la jugeait pas et qui pouvait lui apporter de l’aide[2] » précise le réalisateur. Au second rendez-vous, il rencontre Sasha et le reste de la famille.
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Sasha fait preuve d’une maturité incroyable pour son âge. Sa ténacité encourage sa mère et fera plier l’école. A la rentrée, Sasha sera enfin considérée comme une petite fille. Le film annonce les combats à venir et l'espoir, immense, que suscite les premières victoires. Karine le sait, la vie de Sasha sera une longue et âpre bataille. Sébastien Lifshitz livre un film sur la différence, un film solaire, lumineux, nécessaire. Le jour de sa diffusion sur Arte, L'Union et L'Ardennais, les deux grands journaux de la région, faisaient leurs unes respectives sur Sasha, lui consacrant pas moins de quatre pleines pages. Un tel engagement étonne autant qu’il enchante. Le soir même, « Petite fille » réalisait la meilleure audience de l’année pour un documentaire en prime time. Quelque chose est en train de se passer, une révolution tranquille, naturelle. Les dernières images du film montrent Sasha dansant dans le jardin familial, les yeux clos, des ailes de papillon dans le dos. C’est le temps de la métamorphose. Bientôt, la chenille sera chrysalide, la chrysalide, papillon. « Petite fille » est un conte bouleversant, le récit de ce que grandir veut dire lorsqu’on n’est pas dans la norme.
[1] « Lifshitz. Qui suis-je ? L'identité en question », La Grande table des idées, France Culture, 1er décembre 2020 https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/sebastien-lifshitz-qui-suis-je-lidentite-en-questions Consulté le 8 décembre 2020.
[2] Marie-Pierre Duval, « Trois questions à Sébastien Lifshitz, réalisateur de « Petite fille », L’Union, 2 décembre 2020, https://abonne.lunion.fr/id211777/article/2020-12-02/trois-questions-sebastien-lifshitz-realisateur-de-petite-fille Consulté le 8 décembre 2020.
« Petite fille » de Sébastien Lifshitz / 2019 / France / Couleurs / 85 minutes. Produit par Muriel Meynard, coproduit par Monica Hellström, image : Paul Guilhaume, son : Yolande Decarsin, premier assistant réalisateur : Philippe Thiollier, montage : Pauline Gaillard, mixage : Kristian Selin Eidnes Andersen, étalonnage : Isabelle Laclau, montage son : Thomas Jaeger, Jacques Pedersen. Une production AGAT Films & Cie, en coproduction avec ARTE France, Final Cut For Real.
Disponible gratuitement à la demande sur Arte.tv jusqu'au 30 janvier 2021.