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Billet de blog 7 mai 2022

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Les infiltrées

Sur la scène de l'Arsenic à Lausanne, Adina Secretan déterre l'affaire du Nestlégate quinze ans après les faits. Portée par deux comédiennes et basée sur la stricte parole des personnes concernées, « Une bonne histoire » convoque le flou et le brouillard pour tenter de ramener sur scène l’épaisseur et la complexité du réel.

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Illustration 1
Une bonne histoire, enquête et mise en scène d'Adina Secretan © Sylvain Chabloz

Flanquée de deux jeunes femmes blondes vêtues de combinaisons roses valant uniformes à qui elle se confie, une marionnette, dont le monologue est le seul témoignage inventé de la pièce, sert un prologue qui permet d'installer le spectateur dans l'histoire qui vient. Elle s’exprime depuis un petit théâtre en carton-pâte placé au centre d’une scène qui reste plongée dans le noir à l'exception de quelques enseignes lumineuses. D’emblée, Adina Secretan place l’histoire du côté de la représentation théâtrale, une histoire abracadabrantesque montée en secret par deux entreprises privées, Nestlé et Securitas[1] – la première est une fierté nationale omniprésente dans la vie des Suisses, la seconde est la plus grande entreprise privée de surveillance du pays – qui, au début des années 2000, espionnent les milieux associatifs et activistes de Suisse romande. « Une bonne histoire » retrace le parcours de deux jeunes femmes rémunérées par la seconde pour le compte de la première afin d’infiltrer des groupes militants ciblés, notamment la section vaudoise du mouvement altermondialiste Attac. La pièce est issue d’un travail de recherche et d’enquête qui s’intéresse à l’infiltration par des entreprises privées, plus exactement à leur usage détourné de la théâtralité.

En 2004, « Attac contre l’empire Nestlé » sort en librairie. Le livre, synthétise des faits amplement connus en lien avec l’histoire de la célèbre entreprise de Vevey, qu’il s’agisse de ses pratiques néfastes en matière d’environnement, d’évitement judiciaire, d’évasion fiscale ou des pressions et intimidations sur les syndicats dans plusieurs pays du monde. Il est rédigé par la petite section vaudoise d’Attac basée à Lausanne, principalement composée de jeunes universitaires. L’ouvrage a nécessité presque deux ans de préparation rythmée par des réunions hebdomadaires rassemblant cinq à six personnes à tour de rôle chez l’une ou chez l’autre. Parmi elles, Sara Meylan, originaire de Neuchâtel, assiste à toutes les séances de travail dont elle rédige les procès-verbaux. Elle se voit même confier la rédaction d’un chapitre du livre. Le problème, c’est que Sara Meylan n’a pas d’existence propre. Personne ne sait qui est celle qui a passé une année au sein du petit groupe de militants vaudois.

Illustration 2
Une bonne histoire, enquête et mise en scène d'Adina Secretan © Sylvain Chabloz

À la recherche de Sara Meylan

Le 12 juin 2008, le magazine d’information de la RTS Temps présent[2] révèle l’infiltration par Securitas à la demande de Nestlé de la section locale du mouvement altermondialiste Attac, pendant et après le sommet du G8 qui s’est tenu à Évian, soit entre 2003 et 2004. L’émission soulève alors une importante vague d’indignation. Adina Secretan découvre, en même temps que la plupart de ses compatriotes, cette affaire d’espionnage inimaginable impliquant Nestlé et Securitas via un personnage inventé de toutes pièces : Sara Meylan. Pour certains qui s’étaient liés d’amitié avec elle, c’est la sidération, à l’image de l’un des personnages qui, balbutiant, peine à revenir de l’état de stupéfaction dans lequel l’a plongé la nouvelle. Attac engage alors une procédure pénale à l’encontre des deux sociétés. C’est le début du Nestlégate qui révèlera plusieurs autres « taupes » à l’image de Shanti Müller, « blonde, deux petites couettes à la Heidi[3] », qui infiltre le groupe anti-répression[4] (GAR) de Lausanne durant deux ans au même moment.

Concrètement, dans les années 2000, des jeunes femmes qui travaillent chez Securitas se voient proposer, moyennant 6 francs suisses de plus sur le salaire horaire, une mission quelque peu spécifique : l’infiltration des milieux activistes de Suisse romande. Elles vont alors se créer de toute pièce un personnage qui leur est propre, s’inventer un nom, un passé, une vie. Pour 28 francs de l’heure, elles seront, parfois durant plusieurs années, des fausses militantes, se faisant passer auprès des vraies pour leurs amies. À ce jour, Nestlé est la seule entreprise connue ayant bénéficié de ces services d’espionnages. « Une performance secrète aura ainsi été proposée par deux entreprises privées, où les arts du spectacle, de la fiction et du jeu opèrent directement sur le réel » écrit Adina Secretan dans le dossier artistique de la pièce.

Quinze ans après les faits toujours entourés d’un silence pesant, l’autrice metteuse en scène dissèque et retranscrit les nombreuses heures d’entretiens et d’enregistrements, pour en faire la matière textuelle d’un spectacle qu’elle appréhende comme une tentative de réparation rituelle à travers une réhumanisation qui passe par le biais de la représentation théâtrale. La pratique de l’infiltration engendre une instrumentalisation des personnes impliquant des processus de déshumanisation - les agentes sont de simples lignes sur des fiches de salaire – ou de réassignation des identités – les assistants universitaires sont assimilés à des terroristes. Les deux comédiennes – Claire Forclaz et Joëlle Fontannaz, toutes deux épatantes – reprennent ainsi scrupuleusement la parole des protagonistes à la virgule près. Elles sont seules en scène comme l’étaient les deux infiltrées de l’affaire, jouant tous les rôles, passant d’un personnage à un autre, de l’infiltrée à l’activiste, de l’espionne à l’espionnée. En reprenant à l’identique les propos des personnes concernées, en les travaillant comme des partitions, elles révèlent la musicalité du discours oral tout comme sa spontanéité et son affectivité. « Le théâtre permet en effet de se souvenir, que des contextes dits politiques, – qu’il s’agisse d’activisme, d’appareils d’État, ou d’entreprises privées – sont in fine faits de corps, de voix, et de l’épaisseur sensorielle d’un vécu[5] » précise Adina Secretan.

Illustration 3
Une bonne histoire, enquête et mise en scène d'Adina Secretan © Sylvain Chabloz

« Ça grenouille sous le tapis »

« Cette bonne histoire c’est aussi la Suisse dans toute sa splendeur, où ça grenouille sous le tapis[6] » confie joliment le cinéaste vaudois Lionel Baier qui a ponctuellement suivi le processus de création de la pièce. Celle-ci cherche en effet à rendre compte de « l’atmosphère doucereuse, impalpable du déni[7] », une atmosphère somme toute très helvétique selon Adina Secretan où l’art d’éviter le conflit semble aller de soi, où les sourires permanents sont autant de masques portés au théâtre de sa propre vie, où la pudeur protestante prévaut sur le scandale, « l’emporte sur le désir de soulever les tapis, et d’en battre ensemble la poussière[8] ». Dans cette affaire, c’est sous une insipide banalité, prêtant le plus souvent à rire, que se cache la violence et ses enjeux, à peine perceptibles. Malgré une scénographie épurée, tout sur scène parait agréable. La pièce redouble le jeu avec les stéréotypes esthétiques déjà mobilisés par la stratégie d’espionnage. Ainsi, les jeunes femmes sont aussi blanches que blondes. En répétant la mise en scène de Nestlé quinze ans plus tôt, la pièce s’efforce de « bien emballer le produit, et de faire passer la pilule[9] ».

Entre refictionnalisation et hyperréalisme, « Une bonne histoire » est un spectacle réjouissant, à la fois poétique et drôle – ce qui permet de faire passer beaucoup de choses –, intelligeant et citoyen, éminemment nécessaire. La pièce n’est en rien une leçon politique manichéenne qui serait simplement porteuse d’un message. « J’ai un peu de peine, même un peu de méfiance avec la notion de message parce que porter un message ça voudrait à priori dire qu’on sait déjà ce qu’on veut dire, qu’on a quelque chose de très précis à dire et qu’on veut que cette chose soit entendue[10] » explique Adina Secretan avant de préciser : « Parfois c’est le cas et parfois, si je suis très honnête, quand je commence à travailler, je ne sais pas ce qui va être dit ». Dans l’épilogue qui fait défiler les lettres d’un texte informatif sur un écran noir, on apprend que le procès intenté par Attac à Nestlé et Securitas s’est finalement soldé par deux non-lieux[11]. On apprend encore que Jacques Antenen, le juge d’instruction cantonal vaudois qui les a prononcés, a été nommé commandant de la police vaudoise un tout petit mois plus tard. Il prendra sa retraite le mois prochain. À partir de cette histoire concise et contextualisée, la pièce interroge, de manière plus universelle, les pratiques d’infiltration du milieu activiste par les entreprises privées ou l’appareil d’État[12]. Elle tente ainsi de présenter la trame doctrinaire qui sous-tend les opérations d’infiltration dans lesquelles la plupart des protagonistes sont pris dans des enjeux qui les dépassent. « Dans mon travail, j’essaie de questionner ou d’assouplir les hiérarchies[13] » confie Adina Secretan, artiste scénique multidisciplinaire, qui réussit à ramener l’affaire du Nestlégate sur la scène du théâtre alors qu’elle apparait elle-même comme une mise en abime vertigineuse des arts du spectacle opérant directement sur la vie quotidienne. Une saisissante mise en scène du réel dans laquelle semble exceller le jeu de celle qui incarna Sara Meylan. Cette histoire est aussi une histoire sur la fiction envisagée comme un dispositif agissant directement sur le réel.

Illustration 4
Une bonne histoire, enquête et mise en scène d'Adina Secretan © Sylvain Chabloz

[1] Securitas SA est une entreprise familiale suisse créée en 1907, à ne pas confondre avec la multinationale suédoise Securitas AB qui propose à l’international des prestations de gardiennage et de sécurité privée.

[2] Mauro Losa et Jean-Philippe Ceppi, « Securitas : un privé qui vous surveille », Temps présent, RTS, 12 juin 2008, https://pages.rts.ch/emissions/temps-present/justice-criminalite/510569-securitas-un-prive-qui-vous-surveille.html?anchor=510571#510571 Consulté le 6 mai 2022.

[3] Comme précisé dans une publication interne du GAR de Lausanne à la suite de la révélation dans le cadre de l’affaire du Nestlégate d’une seconde taupe.

[4] Permanence juridique destinée aux personnes qui seraient victimes de violences policières à l'occasion de manifestations.

[5] Adina Secretan dans le dossier artistique de la pièce.

[6] Cité dans le dossier artistique de la pièce.

[7] Adina Secretan dans le dossier artistique de la pièce.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Entretien avec Adina Secretan, L’invitée du 5h-6h30, RTS, 10 janvier 2019, https://www.rts.ch/audio-podcast/2021/audio/l-invitee-du-5h-6h30-premiere-partie-adina-secretan-artiste-25580456.html Consulté le 7 mai 2022.

[11] Voir le communiqué de presse d’Attac, « Nestlégate : qui ne cherche pas ne trouve rien », repris dans le journal solidaritéS, 30 août 2009, https://solidarites.ch/vaud/2009/08/30/nestlegate-qui-ne-cherche-pas-ne-trouve-rien/ Consulté le 8 mai 2022.

[12] En France, l’affaire Squarcini, du nom de l’ancien patron du renseignement intérieur Bernard Squarcini visé par une enquête s’intéressant à ses liens avec le privé, particulièrement avec le groupe LVMH pour le compte duquel il aurait effectué une mission de surveillance du journaliste, aujourd’hui député, François Ruffin pendant près de trois ans, lors du tournage du film documentaire « Merci Patron ! ». L’enquête s’était soldée en décembre 2021, soit dix ans après son ouverture, par un accord entre la justice et la société LVMH, celle-ci acceptant de payer 10 millions d’euros pour éviter les poursuites. « La justice peut-elle s’acheter et pour pas cher ? La réponse est oui » avait alors réagi Ruffin, poursuivant : « C’est un blanc-seing pour toutes les futures affaires d’infiltration de multinationales. Il a suffi que LVMH paie pour être extrait de la procédure ». Voir Fabrice Arfi, « Affaire Squarcini : LVMH reconnaît les faits et accepte une amende de 10 millions d’euros », Mediapart, 16 décembre 2021, https://www.mediapart.fr/journal/france/161221/affaire-squarcini-lvmh-reconnait-les-faits-et-accepte-une-amende-de-10-millions-d-euros Consulté le 7 mai 2022.

[13] Entretien avec Adina Secretan, op.cit.

UNE BONNE HISTOIRE - Avec toutes les personnes qui ont contribué à l'enquête, par leurs témoignages et leurs connaissances. Jeu: Joëlle Fontannaz et Claire Forclaz. Enquête et mise en scène: Adina Secretan. Création prologue et costumes: Severine Besson. Création lumière et espace scénique: Florian Leduc. Collaboration pour la scénographie: Marine Brosse et Redwan Reys. Son: Benoît Moreau. Régie: Redwan Reys. Avis de droit: Me Luisa Bottarelli, Collectif d’avocat.e.s, Lausanne. Partage des savoirs et aides multiples: Les Éditions d'en bas, Lionel Baier, Yves Besson, Louis Bonard, Jessica Droz, Alec Feuz, Franklin Frederick, David Gagnebin-de Bons, Elise Gagnebin-de Bons, josette, Julia Kreuziger, müsli, Florence Proton, Janick Schaufelbuehl, Béatrice Schmid, Sébastien Schnyder, Barbara Rimml, Dragos Tara, zonZon. Remerciements: Lula, Sara Anthony, Maud Blandel, Chloé Démétriadès, Marcin de Morsier, Marie-Aude Guignard, Piera Honegger, Lea Meier, Cecilia Moya Rivera, Diane Müller, Chantal Neuhaus, Anne-Laure Sahy, Louis Schild. Images et vidéo: Sylvain Chabloz, Cristina Müller, Yuri Tavares. Coproduction: Arsenic - Centre d'art scénique contemporain, Lausanne. Coproduction aux résidences de recherche salariées: Le Grütli - centre de production et de diffusion des Arts vivants, Genève. Soutiens: Canton de Vaud, Ville de Lausanne, Loterie romande, Fondation Leenaards, Fondation Ernst Göhner. Spectacle vu à sa création à l'Arsenic - centre d'art scénique contemporain le 4 mai 2022.

Du 4 au 8 mai 2022,

Arsenic - centre d'art scénique contemporain
Route de Genève, 57
CH - 1004 Lausanne

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