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Billet de blog 7 juin 2023

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Les harmonies poétiques d’Ugo Rondinone

À Genève, l’artiste suisse se fait commissaire et maître d’œuvre en répondant à l’invitation du Musée d’art et d’histoire. Avec Ferdinand Hodler et Félix Vallotton pour protagonistes, « When the Sun goes down and the Moon goes up », troisième exposition XL du musée, transfigure ses espaces en révélant les collections de manière très personnelle. Épatant.

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« Au milieu de la crise du sida », se souvient Rondinone, « je me suis détourné de mon chagrin et j'ai trouvé un garde-fou spirituel dans la nature, un lieu de réconfort, de régénération et d'inspiration. Dans la nature, on entre dans un espace où le sacré et le profane, le mystique et le profane vibrent l'un contre l'autre[1]. »

Illustration 1
Salle Espace rythmique. Ouverture © Musée d’art et d’histoire de Genève, photo: Stefan Altenburger

Disons-le d’emblée, l’invitation faite à Ugo Rondinone par le Musée d’art et d’histoire (MAH) de Genève pour « créer une expérience unique » à partir de sa collection et du bâtiment, a été particulièrement bien honorée. Il faut dire qu’une partie du travail de l’artiste repose sur « l’orchestration de relations entre des œuvres, des lieux, des expériences[2] ». L’invité devenu commissaire a confectionné un dialogue à trois voix en convoquant deux artistes suisses emblématiques, Ferdinand Hodler (1853-1918) et Félix Vallotton (1865-1925), autour de près de cinq-cents pièces provenant toutes de la collection du MAH en plus de ses propres œuvres. « When the sun goes down and the moon comes up (quand le soleil se couche et la lune se lève) »appelle à un voyage intérieur, une traversée du miroir, aller au-delà des apparences. Frappé par la majesté du bâtiment imaginé par l’architecte Marc Camoletti (1857-1940) et construit entre 1903 et 1910, Rondinone joue avec sa symétrie pour composer un parcours narratif empli de poésie, qui s’ouvre et se referme sur deux de ses œuvres majeures, « the sun » (2017) et « the moon » (2020), larges sculptures circulaires de plus de cinq mètres de haut. Elles plongent le visiteur dans un univers de plus en plus nocturne au fur et à mesure qu’il progresse dans ses pérégrinations. L’artiste prolonge la tradition romantique avec des œuvres sensibles au passage du temps. En réactivant l’installation « Love invents us » (1999), qui consiste à appliquer des filtres sur les vitres du musée, il transfigure l’espace, changeant le regard des visiteurs. Chacune des salles se teinte d’une atmosphère narrative particulière, si bien qu’à la tombée de la nuit, l’intérieur rayonne à l’extérieur. L’institution se métamorphose en œuvre d’art.

Illustration 2
Salle Espace rythmique. Avant qu’une main invisible ouvre la porte © Musée d’art et d’histoire de Genève, photo: Stefan Altenburger

De l’autre côté du miroir

Ouvert avec le soleil du titre qui annonce sa circularité, le parcours commence véritablement soit avec Ferdinand Hodler et l’esprit de l’homme guerrier à droite, soit avec Félix Vallotton et ses nus féminins à gauche. Le visiteur choisit lui-même son sens de la visite. « J’aime travailler à partir d’archétypes, de grandes forces fondamentales qui organisent notre existence[3] » déclare Rondinone. « Peints en pied et en arme, les guerriers suisses de Hodler répondent dès le début du parcours aux nus de Vallotton, créant ainsi un contraste entre la force et la vulnérabilité, la protection du corps et son dévoilement ». Prenons donc Hodler dans cette relecture personnelle. Figure centrale de la modernité suisse, il a renouvelé la vision du guerrier suisse en l’érigeant en icône nationale. L’important ensemble peint des guerriers, exposés habituellement dans les escaliers du musée si bien qu’ils étaient presque devenus invisible, s’impose telle une armée dans la première salle. Leur présentation non pas au mur mais dans l’espace de la pièce à l’aide de structures portantes permet de prendre la pleine mesure du volume du bâtiment. Rondinone l’a pensé comme une salle de sculptures avec vue sur la ville. À l’arrière de chaque peinture devenue cimaise se trouvent ses propres dessins préparatoires.

Illustration 3
Salle Espace rythmique. Dix piliers © Musée d’art et d’histoire de Genève, photo: Stefan Altenburger

La nuit autorise l’exploration de la face cachée des choses. Rondinone fantasme l’appartement d’Hodler aux tonalités vertes qu’il recrée en s’inspirant de l’intérieur du dandy Jean Des Esseintes, protagoniste fantaisiste et esthète du roman « À rebours » écrit en 1884 par Joris-Karl Huysmans. Il dessine lui-même les papiers peints, s’inspirant de motifs de tapisseries victoriennes mais aussi de silhouettes masculines qui viennent suggérer un autre aspect du désir de l’artiste, ce que confirme les photographies de couples masculins qui parsèment ce voyage nocturne. Porcelaine, éventails, montres, et autres objets, quelques dessins d’Auguste Baud-Bovy composent l’antre d’un artiste, son intériorité dans laquelle se joue son rapport « au corps, au temps et à la formation des goûts et des affects ».

Illustration 4
Salle Espace rythmique. Cheminement © Musée d’art et d’histoire de Genève, photo: Stefan Altenburger

Avec « The horizons » (2020), petits chevaux de verre bleu à la puissance fragile, Rondinone poursuit sa série inaugurée avec « Primal » en 2013. Les chevaux sont ici mis en regard avec des paysages de Ferdinand Hodler représentant le lac Léman et le lac de Thoune. Chacun des animaux se fait le réceptacle d’eaux et d’airs provenant des différentes mers à travers le monde. La surface de l’eau à l’intérieur des petits chevaux figure la démarcation du ciel et de la mer. Ce jeu de contraste se retrouve dans le chromatisme d’Hodler.

Illustration 5
Salle Espace rythmique. Ciel ouvert © Musée d’art et d’histoire de Genève, photo: Stefan Altenburger

La salle suivante, rotonde couverte de vitraux, prend des allures de chapelle mortuaire : dix-sept dessins figurant l’agonie de Valentine Godé-Dare, compagne et muse du peintre, y sont présentés. Trois « landscape sculptures » (2023) d’Ugo Rondinone, étranges paysages géométriques, façonnent les trois salles à venir. Chacune entre en dialogue avec un ensemble de petites « Diary paintings » (2005-12). Le thème de la temporalité est abordé juste après, dans une vaste salle remplie d’horloges, en pieds, au mur ou encore sur un piédestal qui leur confère une position d’œuvre d’art, révélant les propriétés plastiques des objets du quotidien.

Illustration 6
Salles Espace rythmique. Trois marches © Musée d’art et d’histoire de Genève, photo: Stefan Altenburger


Atmosphères sensibles

« The moon », la lune pendant du soleil d’ouverture, est fermement installée. Elle commence, ou termine selon le sens choisi par le visiteur, la relecture de l’œuvre de Félix Vallotton. Sur les quatre murs d’aspect circulaire qui lui servent d’enceinte sont accrochés les « intimités », cycle de gravures sur bois paru en 1898 dans la Revue Blanche[4]. Ces œuvres majeures de Vallotton explorent les relations de couple et s’amusent de l’hypocrisie bourgeoise en révélant ce qui se cache derrière la bienséance et les apparences.

Illustration 7
Espace rythmique. Ombre oblique © Musée d’art et d’histoire de Genève, photo: Stefan Altenburger

Allongé au beau milieu de la salle des armures, un clown, alter ego de l’artiste, figure de la tristesse et de la déception, a remplacé les sept danseurs nus composés de cire mélangée à différentes terres collectées dans plusieurs endroits du monde qui, pour des raisons de conservation, ont dû quitter le musée le 30 mars dernier. Ils faisaient face à sept représentations de natures mortes ou de paysages de Vallotton, toujours bien en place, disposées de manière symétrique aux paysages d’Hodler dans l’autre aile du musée.

Illustration 8
Salle Espace rythmique. La cascade © Musée d’art et d’histoire de Genève, photo: Stefan Altenburger

Les espaces suivants recréent, de façon imaginaire, l’appartement de Vallotton, à la tonalité rose, toujours sur le modèle de Des Esseintes, le même modèle qui a inspiré celui de Hodler. Et comme chez Hodler, on trouve des silhouettes masculines, auxquelles s’ajoutent ici des tableaux d’Alexandre Perrier, des gravures d’Arnold Bocklin, du mobilier, des objets archéologiques, ou encore des tissus précieux. Comme chez Hodler, il s’agit plus d’une représentation de l’intériorité de l’artiste, traduisant son état émotionnel. Comme chez Hodler, trois inconscients esthétiques se superposent : celui de Vallotton, celui du musée, et celui de Rondinone lui-même. Sept nus de Vallotton font écho aux guerriers d’Hodler de la première salle, reprenant la même présentation. La fragilité des corps, dont le filtre bleu accentue d’avantage l’aspect, s’oppose à la guerre toute proche, de l’autre côté du hall où se trouvent les combattants d’Hodler.

Illustration 9
Salle Espace rythmique. Les cyprès © Musée d’art et d’histoire de Genève, photo: Stefan Altenburger

Ugo Rondinone construit un véritable voyage, allant jusqu’à repenser la circulation au sein du musée. Si le visiteur choisit lui-même entre Hodler et Vallotton le début de son parcours, le reste de la route est orchestré par l’artiste, qui édifie au fil des salles les contours d’un véritable écosystème poétique et narratif. Héritier du romantisme allemand du XIXe siècle, il compose une exposition relationnelle à la fois intime et spectaculaire. Avec lui, le musée redevient une aventure. Travailler sur la collection est aussi l’occasion de revisiter l’histoire de l’art : « Hodler et Vallotton sont liés par bien des similitudes – leur rapport à la modernité helvétique, une certaine approche du paysage et de la scène de genre par exemple. Mais ils ont aussi des différences profondes : alors que Hodler reste attaché au symbolisme, Vallotton évolue vers le modernisme et le mouvement nabi. Leurs visions ne cessent ainsi de se croiser et de diverger[5] » explique-t-il avant de préciser : « Cette chorégraphie des regards me fascine et m’inspire ce dialogue aux voix multiples ». Si le voyage auquel il nous convie est nocturne, permettant de passer de l’autre côté du miroir, d’être enfin soi-même et de découvrir ce qui se cache derrière les apparences, il peut aussi s’envisager dans la fulgurance d’un instant. Entre chien et loup, à l’heure où le soleil se couche et où la lune se lève.

Illustration 10
Salle Espace rythmique. À la lisière © Musée d’art et d’histoire de Genève, photo: Guillaume Lasserre

[1] Erik Verhagen, Ugo Rondinone Nuns + Monks, Dr. Cantz'sche Verlagsgesellschaft mbH & Co. KG, 2020, 52 pp.

[2] Entretien avec Marc-Olivier Wahler, https://www.mahmah.ch/voir-et-en-parler/articles/articles-blog/carte-blanche-ugo-rondinone?from=all_post_list

[3] Ibid.

[4] La Revue Blanche (1889-1903) est une revue littéraire et artistique de tendance plutôt anarchiste fondée à Liège en Belgique par les frères Natanson. En 1891, elle déménage à Paris où elle se pose en rivale du Mercure de France. Nombre des plus grands écrivains et artistes francophones de l’époque y collaborèrent.

[5] Entretien avec Marc-Olivier Wahler, op. cit.

Illustration 11
Salle Espace rythmique. Avant qu’une main invisible ouvre la porte © Musée d’art et d’histoire de Genève, photo: Stefan Altenburger

« When the sun goes down and the moon comes up » - Carte blanche à Ugo Rondinone. Scénographie : Ugo Rondinone avec Frédéric Jardin (pour les « appartements »). La publication éponyme éditée par le MAH et distribuée par 5 Continents éditions, paraîtra en juin 2023

Jusqu'au 18 juin 2023. Du mardi au dimanche, de 11h à 18h, le jeudi de 12h à 21h. Prix libre

Musée d'art et d'histoire
Rue Charles-Galland 2
CH - 1206 GENÈVE

Illustration 12
Salle Espace rythmique. Avant qu’une main invisible ouvre la porte © Musée d’art et d’histoire de Genève, photo: Stefan Altenburger

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