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Billet de blog 7 juillet 2024

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Nina Beier, la nature paradoxale des objets

Pour sa première exposition personnelle en France, Nina Beier occupe la totalité de la grande nef du Capc - musée d’art contemporain de Bordeaux. « Auto » opère une sorte de carottage dans les œuvres que l’artiste danoise produit depuis une vingtaine d’années, et dresse un pont entre sa pratique sculpturale et la performativité de ses œuvres.

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Illustration 1
Nina Beier, Female Nude, 2016 Vue de l’exposition Auto de Nina Beier, au Capc musée d’art contemporain de Bordeaux, du 08.03.2024 au 08.09.2024 © Photo : Arthur Péquin

Fausse porcelaine royale de Chine, toboggans-éléphants, lions en marbres, les objets qui peuplent depuis vingt ans l’univers formel de Nina Beier ont élu domicile cet été dans la grande nef du Capc – musée d’art contemporain de Bordeaux, qui consacre à l’artiste danoise sa première exposition monographique dans une institution française, une exposition aux allures de rétrospective infidèle tant les pièces produites au cours des deux dernières décennies sont reconfigurées. Intitulé « Auto », le projet est simultanément présenté au Capc et au musée d’art contemporain Kiasma à Helsinki[1] en Finlande. Les deux expositions, bien qu’autonomes, se complètent pour couvrir vingt ans de pratique artistique de Beier, incluant la sculpture, l’installation et la performance.  Au Capc, l’invitation fait écho au contexte particulier de l’institution bordelaise qui occupe un ancien entrepôt de denrées coloniales, construit en 1824 pour répondre aux besoins grandissants d’importation des colonies françaises à destination de l’Europe occidentale. Beier décide de ne pas utiliser les murs du musée pour se concentrer sur l’intérieur de la nef dont elle recouvre le sol d’une moquette blanche, changeant le statut du lieu pour lui conférer une dimension domestique.

Illustration 2
Nina Beier, Traffic, 2022 Vue de l’exposition Auto de Nina Beier, au Capc musée d’art contemporain de Bordeaux, du 08.03.2024 au 08.09.2024. © Photo : Arthur Péquin

Née à Århus au Danemark en 1975, Nina Beier passe les premières années de sa vie au Mozambique[2]. Bien plus tard, elle confiera : « Quand j'étais enfant, mes parents travaillaient pour une organisation scandinave d'aide au développement, nous avons donc fait des allers-retours entre le Danemark et le Mozambique. Je pense que voir le monde sous deux angles très différents en même temps de cette manière a beaucoup à voir avec mon intérêt pour le sujet plus tard[3] ». Son rapport à l’image est marqué par ses études de cinéma  à l’Université de Copenhague, puis par son cursus en photographie à la Royal Danish Academy of Architecture and Design, ainsi qu’au Royal College of Art de Londres à partir de 2002[4] où elle se lie d’amitié avec Marie Lund, avec qui elle va collaborer à de nombreuses reprises. Beier développe un certain nombre de stratégies sculpturales, du ready-made à la superposition.

Illustration 3
Nina Beier et Simon Dyddroe Møller, Protein, 2023 Vue de l’exposition Auto de Nina Beier, au Capc musée d’art contemporain de Bordeaux, du 08.03.2024 au 08.09.2024 © Photo : Arthur Péquin

Laisser parler les objets

Bien que de natures diverses, les œuvres exposées sont en lien avec la circulation des objets et la valeur qu’on leur accorde. La thématique de la domesticité, les problématiques de genre, l’impérialisme, ou encore le capitalisme financier reviennent comme des leitmotivs dans le travail de l’artiste. Glanés chez des antiquaires, sur des sites de ventes ou des plateformes en ligne, les objets intéressent Nina Beier pour les histoires qu’ils contiennent. Elle explore ainsi leurs récits sous-jacents tout en interrogeant leur existence contradictoire. Car ces objets à la nature paradoxale ont quelque chose à voir avec les valeurs à partir desquelles nos sociétés occidentales se sont bâties et se représentent à elles-mêmes. Ils sont ensuite hybridés, détournés, unis à d’autres. Les sculptures familières deviennent alors déroutantes, empruntes d’une inquiétante étrangeté, à l’image des « Guardian » (2021), sept sculptures de lions en marbre à la dimension performative.

Illustration 4
Nina Beier, Guardian, 2019, Sculpture Marbre, peinture, savon, poils de barbe 130 x 170 x 55 cm, Fonds national d'art contemporain, Centre national des arts plastiques Dépôt au CAPC musée d'art contemporain de Bordeaux le 06/10/2020 Inv. : FNAC 2020-0618 N° de dépôt : D-2020.2.58 N° d'inventaire du déposant ou prêteur : FNAC 2020-0618 © DR

Présentée couchée ou debout, la sculpture de lion est un motif récurant chez l’artiste. Originaire à la fois d’Europe et d’Asie, elle est le produit d’une histoire culturelle millénaire qui occupe une aire géographique très vaste, de la Grèce à la Chine, de l’Inde à l’Italie, prenant des formes et des significations très différentes. La figure puissante du lion-gardien est souvent positionnée à la lisière d’une propriété tant elle est un symbole de pouvoir et de force, d’autorité et de territorialité, rendant palpable le seuil qui sépare l’espace public du privé. Désormais en vente dans les brocantes et les marchés d’occasion, il a perdu de sa superbe, l’époque renvoyant sa force brute et masculine à une forme d’archaïsme dépassé. Objets à la symbolique désormais problématique, les sculptures de lions sont ici renversées. Elles accueillent dans leurs cavités du lait, symbole maternel, quittant leur position de dominant pour laisser entrevoir une certaine vulnérabilité. Deux autres ready-made contradictoires donnent leur titre à l’exposition. « Auto » (2017), est avant tout une série d’œuvres mécaniques, des jouets, voitures de luxe télécommandées dans lesquelles l’artiste a inséré des perruques à base de cheveux humains en provenance d’Inde et de Chine où la main-d’œuvre est très compétitive. Les cheveux sont parfois teintés, décolorés, pour répondre au goût occidental. Si le titre de l’exposition renvoie au concept de véhicule motorisé, d’automate, il peut tout aussi bien signifier l’autodidacte à travers les gestes de la sculptrice, ou l’autobiographie si l’on considère la rétrospective comme une forme d’écriture de soi.

Illustration 5
Nina Beier, Auto, 2017 Vue de l’exposition Auto de Nina Beier, au Capc musée d’art contemporain de Bordeaux, du 08.03.2024 au 08.09.2024. © Photo : Arthur Péquin

Des témoins paradoxaux de leur temps

Lorsqu’elle évoque son parcours photographique avec Cédric Fauq, co-commissaire de l’exposition du Capc, celui-ci lui fait remarquer : « Vous n’inventez jamais rien, vous pointez simplement votre objectif vers des choses qui existent déjà[5] ». Elle n’avait jusque-là pas fait le lien. « Mais je sais que j’utilise souvent des termes photographiques lorsque je parle de mon travail, comme ‘zoomer’. Je recherche toujours le type d’objet qui est une sorte de représentation de lui-même, quelque chose qui se situe entre l’objet et l’image, créant un effet dérangeant – comme un appareil photo cassé avec un objectif qui ne peut pas rester focalisé » explique-t-elle. « Une fois que vous commencez à y faire attention, vous remarquez que beaucoup d'objets sont essentiellement des sculptures toutes faites ». La transition vers la sculpture s’est faite progressivement, comme une sorte d’effet secondaire des expérimentations vidéos.

Illustration 6
Vue de l’exposition Auto de Nina Beier, au Capc musée d’art contemporain de Bordeaux, du 08.03.2024 au 08.09.2024. © Photo : Arthur Péquin

Conçue en collaboration de Marie Lund, « The Witness » (2008) est une œuvre à protocole qui consiste à ce que l’un des gardiens de salle, en l’occurrence ici Julien, accepte volontairement de ne pas se couper les cheveux ni de se raser pendant les six mois que dure l’exposition, en donnant ainsi la mesure du temps. La proposition offre également de la visibilité à ceux que l’on ne voit habituellement pas. Les surveillants de salle sont pourtant au plus près des œuvres. « Ground » (2015) est une série de socles de statut équestre, autres motifs récurrents chez Nina Beier. Après avoir retiré la totalité des éléments qu’ils sont censés recevoir, l’artiste va les polir afin de gommer les stigmates de cette division comprise comme la marque d’une hiérarchie imposée. Le rôle du socle est de magnifier, d’élever, la sculpture équestre. En l’isolant de la sorte, elle concentre notre regard sur quelque chose d’ordinaire invisible. L’arrière-plan devient alors le devant de la scène comme l’autre devient le personnage principal. « Dénué de protagoniste humain et animal, le sol devient une figure au sens littéral et figuré, que nous sommes amenés à rencontrer selon ses propres termes » expliquent Sandra Patron et Cédric Fauq, les commissaires de l’exposition.

Illustration 7
Au premier plan : Nina Beier, Empire, 2019 Vue de l’exposition Auto de Nina Beier, au Capc musée d’art contemporain de Bordeaux, du 08.03.2024 au 08.09.2024 © Photo : Arthur Péquin

Dans la série « European interior » (2018), l’artiste s’amuse à nouveau à jouer sur la rencontre improbable de deux catégories d’objets pour mieux souligner leur aspect absurde individuellement mais aussi dans leur association. Des os pour chiens fabriqués en peau de cochon sont rassemblés pour ressembler à des os de pacotille qui vont être insérés dans des canapés en cuir, donc en peau d’animal, proposant une radiographie de ce meuble-bovin. « Empire » (2019) trouve son point de départ dans l’intérêt de l’artiste pour les formes de cages à oiseaux, reprenant souvent les architectures humaines, plus précisément de maisons, à la fois abris et prison pour volatile. En y enfermant de la vaisselle en porcelaine, elle les transforme en égouttoirs et tisse une histoire du travail domestique par dérive formelle entre la maison et le squelette-égouttoir. Le titre de l’œuvre fait référence au nom de la collection de porcelaines de la marque de luxe Royal Copenhagen rappelant qu’une grande partie de la tradition de la production de la porcelaine européenne copie la porcelaine chinoise de l’ère Ming.

Illustration 8
Nina Beier, Green, serviette de plage, plante pressée, verre, 2013 © Nina Beier

L’objet réel et son image

« Green » (2013) montre l’absurdité de serviettes de bain glanées dans le commerce et représentant des billets de banques, surnommés « Greens » aux États-Unis. Produites en quantité industrielles dans toutes les devises du monde, elles témoignent du mercantilisme d’une société où l’argent est roi et le touriste, l’incarnation de cette marchandisation globale. Nina Beier ramène les objets à leur statut d’image en positionnant leur valeur marchande à même la surface. En juxtaposant des feuilles de palmier sur les serviettes-billets, leur faisant emprunter le trajet inverse que celui entrepris par les touristes, en les pressant, les aplatissant, en les dévitalisant, elle les réduit à leur propre image, vague souvenir du colonialisme dans un monde aujourd’hui globalisé. Le dialogue muet entre un chien et un vase orchestré par l’artiste dans la série « China » (2015) vient confirmer son appétence pour les assemblages de prime abord absurdes. Ils ont toutefois en commun d’être en porcelaine, peints à la main – le premier en Italie, le second en Chine –, mais aussi d’être troués comme s’il avaient été attaqués, ou qu’ils souffraient de la même maladie. Oiseaux et plantes luxuriantes, symboles d’une Chine opulente fantasmée, décorent le vase, tandis que le chien, objet hyperréaliste purement décoratif et image du meilleur ami de l’homme, est la réplique domestiquée de races vendues comme chien de garde. Leurs blessures les placent sur un pied d’égalité. L’un comme l’autre n’existent que par l’image qu’ils nous renvoient.

Illustration 9
Vue de l’exposition Auto de Nina Beier, au Capc musée d’art contemporain de Bordeaux, du 08.03.2024 au 08.09.2024. © Photo : Arthur Péquin

L’art de Nina Beier souligne les aspects troublants des objets et habitudes du quotidien. Ses juxtapositions produisent un dialogue ou une confrontation enchevêtrée entre les nombreuses significations qu’elles véhiculent. À travers ses sculptures, l’artiste met en lumière les biographies et le bagage historique que de nombreux objets ordinaires portent en eux. Les nouveaux contextes dans lesquels elles les précipitent modifient notre perception pour mieux troubler leur teneur, en faisant des miroirs qui reflètent le monde qui les entoure, ses structures de pouvoir, ses flux de matériaux et d’argent, les questions d’authenticité et les multiples significations associées aux marchandises. Parce que ses sculptures prennent comme point de départ des objets prêts à l'emploi, l’œuvre de Nina Beier a tendance à effacer la frontière entre ces derniers et leur représentation. La sculpture devient potentiellement l’objet réel qu’elle représente. Gestes sculpturaux, aplatissement, chute, jeux d’échelles, hybridation, le corpus produit par Nina Beier cartographie les itinéraires de l’original à la copie, voyageant à travers le temps et l’espace, d’une culture ou d’une époque historique à une autre. Fabriqués, transportés d'un continent à l’autre, copiés, achetés et vendus, les objets sont liés à l’économie mondiale et aux relations de pouvoir interpersonnelles et inter-espèces. L’artiste est nourrie par un sentiment fondamental de relativité, né de son expérience mozambicaine, l’idée que personne n’est en mesure de dire aux autres comment fonctionne le monde.

Illustration 10
Nina Beier et John Miller, A true Mirror, 2019 Vue de l’exposition Auto de Nina Beier, au Capc musée d’art contemporain de Bordeaux, du 08.03.2024 au 08.09.2024. © Photo : Arthur Péquin

[1] Nina Bieir, Parts, exposition monographique, du 22 mars au 9 septembre 2024, Kiasma, musée d’art contemporain, Galerie nationale de Finlande, Helsinki.

[2] De 1977 à 1982.

[3] Kristian Vistrup Madsen, « How I became an artist: Nina Beier », Art Basel, 30 avril 2024, https://www.artbasel.com/stories/how-i-became-an-artist-nina-beier-danish-letting-objects-speak-personal-theory-of-relativity-seeing-the-world-from-two-perspectives?lang=fr

[4] Elle y suit un cours intitulé Communication in Art and Design. Elle avouera que le programme, censé encourager chaque étudiant à développer une pratique en dehors des médias établis, restait assez flou, obscur.

[5] Kristian Vistrup Madsen, op. cit.

Illustration 11
Nina Beier, Great Depression, 2021 Vue de l’exposition Auto de Nina Beier, au Capc musée d’art contemporain de Bordeaux, du 08.03.2024 au 08.09.2024 © Photo : Arthur Péquin

« Nina Beier - Auto » - Commissariat de Sandra Patron, directrice du Capc musée d'art contemporain de la ville de Bordeaux, et Cédric Fauq, commissaire en chef, responsable du services des projets, Capc musée d'art contemporain de la ville de Bordeaux. 

Jusqu'au 8 septembre 2024. Du mardi au dimanche de 11h à 18h, de 11h à 20h le deuxième mercredi du mois, fermé le lundi et les jours fériés sauf 14 juillet et 15 août. 

Capc musée d'art contemporain
7, rue Ferrère 33 000 Bordeaux

Illustration 12
Nina Beier, China, 2015 Vue de l’exposition Auto de Nina Beier, au Capc musée d’art contemporain de Bordeaux, du 08.03.2024 au 08.09.2024. © Photo : Arthur Péquin

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