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C’est une voix féminine que l’on entend tout d’abord avant d’apercevoir la silhouette de la marquise de Merteuil qui se dessine derrière le rideau translucide fermant la scène. Ses paroles s’adressent au vicomte de Valmont, son vieil amant décati. Dans ce monologue corrosif, les mots cinglent, gorgés de fiel, la vieille marquise décoche son venin acéré jusqu’à la jouissance dont on comprend qu’elle n’est pas seulement le fait de la main du vicomte qu’elle supplie à plusieurs reprises de ne pas retirer. « Non que j’éprouve quelque chose pour vous. C’est ma peau qui se souvient[1] » affirme-t-elle, avant d’évoquer le privilège des aveugles qui voient ce qu’ils veulent : « Ils ont en amour la meilleure part ». Le long cri de plaisir s’achève lorsque la marquise passe subrepticement la tête entre les pans du rideau, apparaissant alors au public, avant d’arracher littéralement la cloison textile, laissant découvrir le décor superbe et inquiétant d’un salon de la noblesse de la fin du XVIIIème siècle, à la veille de la Révolution française. Le public découvre alors le second protagoniste de la pièce, Valmont, et comprend que ce prologue époustouflant n’était qu’un plaisir solitaire convoquant le souvenir d’un amour défunt qui, à en croire la joute verbale, s’est mû avec le temps en véritable guerre que personne n’est prêt à perdre. Tout va se jouer ici, dans ce lieu unique, cet espace en huis-clos, dont le décor comme les corps seront peu à peu effeuillés, dépouillés de leur superbe pour ne laisser à voir que la cruauté de l’être humain lorsque celui-ci réalise que malgré son savoir – nous sommes en plein siècle des Lumières –, il ne peut être Dieu : « Le tourment de vivre et de ne pas être Dieu » soupire Merteuil dans son monologue de préambule. Les visages poudrés et les hautes perruques sont autant de masques permettant de confesser ce qui ne pourrait être dit sans. Ils ne peuvent cependant cacher la laideur d’âmes qui, par aigreur, jalousie, vengeance, ou simplement dans l’ennui de leur oisiveté, intriguent pour détruire ce qu’elles ne sont plus. Ainsi Merteuil joue Valmont qui incarne Tourvel, puis Volanges qui succombe aux atouts de Valmont avant qu’il n’énonce les dernières paroles de Tourvel empoisonnée par Merteuil jouant Valmont qui meurt. Merteuil restera seule. Dans ce jeu de massacre effréné, chaque métamorphose les dénude un peu plus pour qu’il ne reste plus que terre et putréfaction. Se brûler au désir une dernière fois avant de disparaitre, peu importe le sacrifice.

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« Le tourment de vivre et de n’être pas Dieu »
Pièce de quatre personnages pour deux interprètes, écrite en 1980 par Heiner Müller, « Quartett » met en scène le couple infernal des « Liaisons dangereuses », le roman épistolaire de Pierre Choderlos de Laclos mais, là où ce dernier les fait correspondre par lettres, le dramaturge allemand les fait se rencontrer, les enferme dans un espace clos – un salon d’avant la Révolution française, un bunker après la troisième guerre mondiale d’après les didascalies qui ouvrent le texte. « Le raffinement du Siècle des Lumières est l’apparat « naturel » de cet homme et cette femme pétris de théologie et de philosophie, qui tentent désespérément d’échapper à l’état de nature » explique Jacques Vincey dans sa note d’intention. Dans ce face-à-face confiné, les vieux amants vont rejouer leur relation passionnelle et leurs intrigues érotiques jusqu'à l'effondrement. Cette joute oratoire vénéneuse et caustique, remarquablement interprétée par Hélène Alexandridis et Stanislas Nordey, est jubilatoire. Il faut dire que, pour le jeu des acteurs, la pièce est une matière d’exception, et le plaisir que ces deux-là prennent est manifeste. Ils sont accompagnés sur scène par le musicien Alexandre Meyer, présent dans tous les spectacles de Jacques Vincey. Il ponctue discrètement leurs diatribes de sa guitare électrique, les prolongeant ou les contredisant en les amplifiant.

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En une vingtaine de pages et 1h15 à peine, Müller propose un condensé du roman de Laclos, dans une écriture violente qui dérange. C’est à un ultime combat que se livrent Merteuil et Valmont dans lequel les faux-semblants et l’illusion sont au service du pouvoir et du désir. Dans ce jeu de l’amour et de la mort délesté de toute morale, la langue est crue, les échanges parfois bestiaux. Merteuil et Valmont sont deux êtres monstrueux dont l’esprit n’a d’égal que la lucidité. Pourtant, ils sont incapables de surmonter leur rivalité, rattrapés qu’ils sont par la réalité de leurs pulsions et de leurs émotions. L’orgueil et la jalousie ont progressivement rongé leur histoire d’amour. « Une histoire banale, en somme. Mais qu’ils refusent d’admettre comme telle et qu’ils poussent à son incandescence » résume Jacques Vincey.

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La fin possible de l’effroi
L’inventivité de la scénographie offre des effets spectaculaires. Il fallait bien cela pour confondre les faux-semblants et rendre palpable la tension qui va crescendo. Le metteur en scène aime travailler sur de la matière qui, en plus de sa puissance formelle, possède un pouvoir de transformation. Celle-ci envahit peu à peu le décor lorsqu’il se dévoile, des polymères translucides recouvrant meubles et murs à une matière plus organique, menaçante, qui jonche le sol – comme une sorte du terreau, ce qu’il reste de nous, le récit de la précarité humaine. Et l’émanation qui s’en échappe, brume ou fumée provenant des entrailles de la terre, annonce déjà ce qui vient. À l’instar des protagonistes qui y sont enfermés, cette cage dorée n’aura de cesse de se défaire des pompeux atours, démasquant, au fur et à mesure, le simulacre et la duplicité. Dévêtus, ils se rapprochent inexorablement du sol, de la terre qui se découvre dans un final brûlant et qui va engloutir leur relation en décomposition comme elle va accueillir le corps sans vie de Valmont. Merteuil, victorieuse, restera seule.

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Les corps vieillis de Merteuil et Valmont apparaissent comme les fantômes d’un temps déjà révolu. Ils ont perdu de leur flamboyance lorsqu’ils jouent à jouer, incarnant ces personnages qu’ils ont créés eux-mêmes et qu’ils sont devenus, pris au piège de leur propre jeu. Leurs stratégies au cours de cette partie d’échecs semblent implacables. La mécanique des corps s’épuise dans cette course folle qui ne peut trouver son salut que dans la mort. Dans ce théâtre de la cruauté, effroyable et jouissif à la fois, l’essentiel est d’échapper à l’Histoire, celle d’un espoir que l’on sait aujourd’hui perdu, celle à venir d’une humanité se dévorant elle-même. « Quelque chose qui m’apparait dans le souvenir comme un sentiment de bonheur », se rappelle Merteuil dans son monologue d’ouverture. Un si bref instant d’amour.

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[1] Les extraits du texte sont issus de Heiner Müller, Quartett précédé de La mission – Prométhée – Vie de Gundling …, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993 (1981), p. 121-149.
QUARTETT - texte Heiner Müller, traduction française de Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux, mise en scène Jacques Vincey, collaboration artistique Blanche Adilon-Lonardoni conseil dramaturgique Irène Bonnaud, avec Hélène Alexandridis Merteuil Stanislas Nordey Valmont et le musicien Alexandre Meyer, scénographie Mathieu Lorry-Dupuy, lumière Dominique Bruguière, assistée de Nicolas Faucheux musique Alexandre Meyer, costumes Anaïs Romand, perruques et maquillage Cécile Kretschmar, durée prévisionnelle : 1h15, production centre dramatique national de Tours – Théâtre Olympia Quartett est publié aux Editions de Minuit. Spectacle créé du 26 septembre au 7 octobre 2023 au Théâtre Olympia - CDN de Tours ; vu le 4 octobre 2023.
Du 26 septembre au 7 octobre 2023,
Théâtre Olympia Centre dramatique national de Tours
7, rue de Lucé
37 000 Tours
Equinoxe Scène Nationale 12 octobre 2023
Gallia Théâtre, Saintes, 17 octobre 2023
Halle au grains Scène Nationale Blois 22 février 2024
Théâtre national Bordeaux Aquitaine, Du 5 au 8 mars 2024
PMA Scène nationale du Pays de Montbéliard, Montbéliard, 12 avril 2024
Comédie de Colmar du 16 au 17 avril 2024
Maison de la culture de Bourges Scène nationale, Du 15 au 17 mai 2024