« Maintenant tu sombreras
je vais me retirer de tes rêves
tu pourras appeler quand tu suffoqueras
tu pourras hurler dans les eaux noires de la nuit
tu pourras dire mon nom tu pourras supplier qu’on chasse les oiseaux
je ne serai plus là ».
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                    Le plateau est entièrement nu. Ils entrent, d’un pas rapide, comme pressé, surtout lui. Il commence à parler : « Je voulais te voir pour te dire que ça s’arrête, ça va pas continuer, on va pas continuer[1] ». Sans sommation aucune, il attaque, déverse maintenant sa logorrhée âpre vers elle, face au public. Tout ce qui était resté enfoui depuis tant d’années semble désormais sortir tel un torrent de boue qui, c’est évident, va tout dévaster sur son passage. Elle se tait, l’écoute, vacille quelquefois mais reste debout. Plus il vocifère, plus il se fait véhément, plus il apparait peu assuré, maladroit. Il a besoin des mots pour se donner de l’assurance, trouver la force de rompre. Il lui faudra élaborer un labyrinthe de digressions pour y parvenir. Il affirme tout de même, balance, fait mal comme pour se donner du courage : « je n’ai plus de désir pour toi, je ne peux pas le dire autrement, je te regarde et je n’ai plus de désir ». Les mots sont maintenant des armes douloureuses. « Ce sont des couteaux[2] » écrit Pascal Rambert dans sa note d’intention. Il scrute leurs effets sur le corps d’Audrey, continue : « je vais dire quelque chose d’horrible Audrey mais ta poitrine et ton regard n’allument plus rien en moi, plus rien ». Détruire dit-il. C’est la fin de son désir qui déclenche la guerre, une guerre totale qui va défaire leur monde, celui qu’ils avaient construit ensemble, le sien à elle autant que le sien à lui. On imagine le vertige qui la saisit au moment où elle entend ces mots durs, pénibles, sortir de sa bouche, celle de l’amant, l’ami, l’aimé, l’infaillible. Il ne le sait pas encore mais sa violente diatribe entraîne un cataclysme qu’il va bientôt subir. Dans un instant, comme dans une tragédie antique, le destin se retournera contre lui.
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                    « Et crever sous tes yeux dans un lac de larmes »
De cette situation à la banalité affligeante où l’un veut mettre fin à leur couple, l’autre pas, du moins au début, elle consentira à la rupture avant même de prendre la parole. Trop de mots, trop de fiel, quelque chose s’est irrémédiablement cassé. Chacun porte ici sa propre violence. Personne ne battra en retraite. Comme l’Adam et Ève peints par Masaccio dans l’Église des Carmes à Florence, « ils entrent en enfer chassés du paradis ».Dans ce théâtre de langage, le corps parle de lui-même. Si elle est tombée, elle s’est à chaque fois relevée, encore et encore. À chaque fois se relever est une force, sa force. Maintenant, c’est à elle, à son tour. Elle va lui répondre presque point par point. Il vient de porter un coup fatal à leur couple, pas question qu’il se débine sans qu’elle aussi lui ait tout dit. Pour cela, elle prend sa place à lui, s’installe face au public. Il est désormais de dos, dans la même position qu’elle occupait il y a un instant. Elle a la parole et, c’est une certitude, elle aura le dernier mot. Elle commence. La protestation est libératoire. Quiconque a été quitté ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, jubile de cette prise de parole pleine de verve. La pièce crée auprès du public cette attente croissante de la riposte à l’acte de guerre inouï, démesuré, que lui a déclaré Stan. Ce suspense rhétorique, pour reprendre l’expression d’Anne-Françoise Benhamou dans la préface[3] de l’édition de 2017, permet de nous mettre en attente d’un démenti de nos valeurs occidentales, le revers de notre ordre amoureux se révélant inhumain, inique, destructeur. Ce qu’Audrey nomme sur scène « la vie négative ». Tout à l’heure, pendant qu’il parlait, son corps à elle, silencieux, avait trahi d’abord son incrédulité, puis son effarement. Elle reprend les mots de Stan qui paraissent dérisoires désormais. Parfois, ils sont rendus ridicules par une certaine forme de préciosité. « Je t’ai porté Stan, je t’ai tellement porté » affirme-t-elle. Ce déséquilibre dans le couple se fait désormais menace. « La blessure narcissique que tu accueilles et son cortège de vérités ne sera pas une petite blessure de rien du tout mais un coup de hache qui coupera ton corps en deux par le milieu ». Sa violence à elle est à la hauteur des promesses conjugales. Et manifestement, ils se sont beaucoup promis, « presque tout en vérité[4] » écrit Anne-Françoise Benhamou, « l’éros et la famille, l’art et la vie, le rêve et le quotidien ». C’est alors au corps de Stan d’encaisser, de se tordre, se recroqueviller, presque chuter. « Tu connais la near death experience ? » lui demande-t-elle. « c’est ce que l’on vit à l’instant, on est vivants mais on est morts Stan et on touche à la near death experience ». Sur cette scène devenue ring, le processus qui a été enclenché doit aller à son terme. Clôturons. Il n’y a pas d’échappatoire possible.
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                    Créer du mouvement avec du langage
De cet affrontement tristement banal au fond : la séparation d’un couple, que la plupart des gens a vécu une fois au moins, Pascal Rambert fait un évènement, un combat, à travers deux monologues saisissants, déclamés comme deux longues phrases d’une heure chacune, dites d’un seul tenant ou presque, sans aucune ponctuation. À tour de rôle, ils vont dire leur vérité. Pascal Rambert a pris soin cependant de distiller çà et là un humour incongru. Il ponctue la pièce et permet de la sauver du désespoir. C’est, par exemple, une chaise à broderies roses que Stan veut à tout prix garder. L’auteur et metteur en scène a écrit « Clôture de l’amour » spécifiquement pour Stanislas Nordey et Audrey Bonnet. Du théâtre sur mesure. « J’écris pour Stanislas Nordey. J’écris pour sa manière de projeter les mots. Cette manière articulée de dire la langue française. Cette manière unique de faire du langage une respiration entière du corps[5] » précise-t-il avant de poursuivre : « J’écris pour Audrey. J’écris pour le corps d’Audrey. Pour cette courbe fine du haut en bas qui écoute. Audrey écoute. J’écris pour cette écoute puis pour ce corps courbe et fin qui s’est tu et puis parle ». La pièce a été créé pour eux à l’été 2011, au Festival d’Avignon. Jouée près de 230 fois à ce jour et traduite en vingt-trois langues – Pascal Rambert crée lui-même des adaptations en onze langues –, elle connait un succès mondial. Treize ans après la première, Stanislas Nordey et Audrey Bonnet sont là. Qui d’autre pourrait tenir ces rôles qui leur collent à la peau ? D’autant que Rambert, en donnant aux personnages les prénoms des comédiens, Stan et Audrey, s’amuse de cet interstice entre réalité et fiction dans lequel il les a placés. Par ailleurs, si on n’est pas sûr de leur profession, on sait néanmoins qu’ils sont artistes, qu’il la dirige, elle, l’interprète. En gommant les filtres qui séparent le récit fictionnel de la vie réelle, Pascal Rambert crée une troublante mise en abime qui donne toute l’intensité à cette scène de rupture magistrale, la fin d’une histoire d’amour dont le plus grand enjeu résidait dans sa capacité à rendre le monde accueillant.
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                    [1] Le texte de Clôture de l’amour, comme la plupart des textes de Pascal Rambert, est publié aux Solitaires intempestifs : Clôture de l’amour, Besançon, les Solitaires Intempestifs, coll. « Bleue », 2011.
[2] Pascal Rambert, Note d’intention à Clôture de l’amour, Paris, avril 2010.
[3] Anne-Françoise Benhamou, « Les miroirs ternis et les flammes mortes », préface de l’édition de Clôture de l’amour, suivie d’un dossier sur la pièce et l’auteur, Besançon, les Solitaires Intempestifs, coll. « Classiques contemporains », 2017, p. 14.
[4] Ibid.
[5] Pascal Rambert, op. cit.
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                    CLÔTURE DE L'AMOUR - Texte, conception et réalisation Pascal Rambert. Avec Audrey Bonnet et Stanislas Nordey. Parures La Bourette. Scénographie Daniel Jeanneteau. Lumières Pascal Rambert et Jean-François Besnard. Régie générale Félix Löhmann. Musique et arrangement d’Alexandre Meyer de la chanson Happe (Alain Bashung – Jean Fauque), avec l’aimable autorisation des Éditions Barclay/Universal, interprétée par la chorale des enfants du Collège Dorgelès sous la direction de Guillaume Grammont. Direction de production Pauline Roussille. Administration de production Sabine Aznar. Production déléguée structure production. Coproductions Festival d’Avignon / Théâtre du Nord – Lille. Clôture de l’amour a été créée au Festival d’Avignon le 17 juillet 2011. Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.
Théâtre de l'Atelier, Paris, du 26 octobre au 11 novembre, 19h le lundi, 18h le samedi et le dimanche.
Comédie de Béthune, du 23 au 25 avril 2025.