« J’ai un programme politique.
Je suis pour la suppression de l’héritage, de l’obligation alimentaire entre ascendants et descendants, je suis pour la suppression de l’autorité parentale, je suis pour l’abolition du mariage, je suis pour que les enfants soient éloignés de leurs parents au plus jeune âge, je suis pour l’abolition de la filiation, je suis pour l’abolition du nom de famille, je suis contre la tutelle, la minorité, je suis contre le patrimoine, je suis contre le domicile, la nationalité, je suis pour la suppression de l’état civil, je suis pour la suppression de la famille, je suis pour la suppression de l’enfance aussi si on peut. »
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D’abord, il y a les mots, ceux qui sont projetés sur le mur en fond de scène et qui, tel un prologue, mettent en garde, préviennent, quant à ce patronyme encombrant : cela aurait pu être n’importe quel nom, n’importe quelle famille, l’histoire aurait été la même. C’est l’histoire d’une mue, une transition vers la liberté, l’amour, l’absolu. L’histoire d’une urgence, celle éprouvée par Constance Debré, dont l’œuvre littéraire fait l’objet d’une première adaptation au théâtre à travers la proposition du jeune metteur en scène Hugues Jourdain qui s’empare de « Nom », troisième roman autobiographique, l’aboutissement d’une quête de liberté, une quête de soi, entamée avec « Playboy » en 2018 et « Love me tender » en 2020.
« Le Christ a une gueule d’assassin et il porte des Nike Requin, je l’ai croisé souvent, je l’ai croisé dans les taules et les tribunaux, devant les juges… » C’est par ces mots que commence la pièce. Avant de devenir autrice, Constance Debré était avocate. Issue d’une famille de la grande bourgeoisie française, petite-fille de Michel Debré, premier ministre de Charles de Gaulle, nièce du ministre Jean-Louis Debré et du médecin Bernard Debré, elle va se défaire de son milieu, tout quitter. Dans quelques instants, Victoria Quesnel incarnera, seule sur scène, le personnage du roman avec une incroyable puissance, une force bien nécessaire pour porter le récit qui vient, celui d’un dépouillement extrême, un renoncement pour une renaissance. S’émanciper vraiment. S’émanciper de tout : condition sociale, travail, mode de vie, famille… « Mes affaires tiennent dans deux sacs. Je jette quand ça déborde[1] » dit-elle. « Règle morale. Règle esthétique ». Dans l’œuvre littéraire qu’elle élabore depuis 2015, Constance Debré épure, fait le vide, liquide sa vie d’avant. Seule désormais, elle essaie de trouver un moyen de vivre comme elle l’entend, loin des simulacres de la société. Du mieux qu’elle peut, être vraie. Accorder ses actions avec ses convictions nécessite de se battre contre les impensés. Elle accompagne ici son père dans la mort en dehors des voies convenues, sans tabou ni langue de bois, contrairement à sa sœur qui, comme dans un jeu de miroir inversé, en prendra le contrepoint en faisant tout ce qu’on attend d’elle.
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Une soif éperdue de liberté
Si le texte se veut libérateur, il dit des choses qui questionnent, qui peuvent agresser parfois. Les écrits de Constance Debré autorisent à penser par soi-même, en tout cas ils démontrent cette possibilité et c’est vertigineux. Elle dit tout, assène tout, convaincue de détenir la vérité. Le spectacle tente de montrer cela, la vérité de quelqu’un qui essaie de trouver la vérité, une mise à nu bouleversante dans la force mais aussi la vulnérabilité qu’elle offre au monde. La mise en scène s’efface devant le texte si puissant. Être au plus près de soi, se laisser traverser, nécessite de se délester des contraintes matérielles. Sur le plateau laissé vide, seuls une chaise et une paire de Nike requins serviront d’accessoires, Victoria Quesnel – vu chez Julien Gosselin et très récemment dans la création française de « Finlandia » de Pascal Rambert – déploie la pensée et les mots de Constance Debré. Crus, violents, implacables, ils sont prononcés sans le moindre regret par un « corps vivant, seul sur scène, qui dit « Je » et se propose en héros » explique Hugues Jourdain dans sa note d’intention. Ils vont jusqu’à chercher à tuer les symboles : « Ma chance ce n’est pas ma famille de ministres. Ma vraie chance, celle vraiment que tout le monde devrait m’envier, c’est les parents camés ».
La pièce est née de la rencontre entre Victoria Quesnel et Hugues Jourdain, de l’envie de travailler ensemble et d’une profonde admiration pour le travail de Constance Debré, en particulier pour ce troisième roman. Elle est toutefois augmentée de scènes provenant de ses romans précédents : lorsqu’elle explique son besoin vital de natation, seule activité régulière qui lui permet aussi de prendre conscience du temps : « Alors je nage tous les jours, je ne réfléchis même plus. Je le fais et puis c'est tout. C'est ma discipline, ma méthode, ma folie pour échapper à la folie[2] ». Si le titre fait bien sûr référence au patronyme de Constance Debré, il s’entend aussi, dans le jeu de l’homonymie, comme le refus, la négation de ce patronyme. « …c’est rien le nom, c’est comme la famille, c’est comme l’enfance, je n’y crois pas, je n’en veux pas… » dit-elle. Peut-on vivre et aimer plus librement ? Quel en est le prix à payer ? À quel point peut-on vivre libre ? La pièce et le texte font naitre chez le spectateur quelque chose d’essentiel, la conscience amère de l’absurdité du monde. « Je trahis pour prouver que la base du monde est un mensonge » dit-elle, « qu’il faut tout réinventer, mais qu’avant il faut tout détruire, que si on veut pouvoir se regarder dans la glace une fois avant de mourir, il faut tout passer par l’acide, l’essence et le feu, avoir fait ça ». On ne sort pas indemne de la pièce, pourtant, on ne s’est jamais senti aussi vivant.
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[1] Constance Debré, Nom, Paris, Flammarion, 2022, 176 pp.
[2] Constance Debré, Love Me Tender, Paris, Flammarion, 2020, 192 pp.
NOM - Adapté du roman de : Constance Debré. Mise en scène : Hugues Jourdain. Avec : Victoria Quesnel. Création lumière : Coralie Pacreau. Création sonore : Hippolyte Leblanc. Création musicale : Samuel Hecker. Régie générale à la création : Roméo Rebière. Administratrice de production : Virginie Hammel / Le Petit Bureau. Texte publié aux éditions Flammarion. Production Cie Je t’embrasse bien. Coproduction Maison du Théâtre d’Amiens MétropoleAvec l'aide à la diffusion de la Ville de Paris. Avec le soutien du Channel – Scène nationale, Malakoff – Scène nationale, Théâtre Ouvert - CNDC. Compagnie en résidence à la Maison du Théâtre d’Amiens Métropole. Spectacle créé le 16 janvier 2024 à la Maison du Théâtre à Amiens, vu le 5 avril 2024 au Théâtre du Rond-Point, Paris.
Théâtre du Rond-Point Paris, du 19 mars au 6 avril 2024.