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Billet de blog 8 mai 2024

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Giovanni Anselmo. Entrare n'ell opera

À Bilbao, le Guggenheim consacre une exposition monographique en forme de rétrospective à Giovanni Anselmo conçue en étroite collaboration avec l’artiste italien jusque quelques jours avant sa mort en décembre dernier. « Giovanni Anselmo. Au-delà de l’horizon » rend compte d'un corpus artistique unique loin des tendances de son époque.

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Illustration 1
Giovanni Anslemo, Invisible (Invisibile), 1971 Projecteur et diapositive sur laquelle est inscrit le mot ‘visibile’, Dimensions variables Collection de l’artiste, Turin © Giovanni Anselmo, Photo: © Paolo Mussat Sartor

On a souvent rattaché Giovanni Anselmo au groupe de l’Arte Povera[1] inventé par le célèbre critique d’art Germano Celent en 1967[2]. Bien qu’il en partage certaines conceptions comme le fait de considérer l’art comme outil pour explorer le monde, l’artiste italien disparu le 18 décembre dernier n’est pas homme à se laisser enfermer dans un mouvement. Tout au long de sa carrière, il a su créer une œuvre unique, radicalement personnelle, affranchie des styles qui ont traversé son époque. Exploration fascinante de la relation entre l’homme et la nature, de la temporalité et de la perception de l’espace, son œuvre fait l’objet d’une rétrospective intitulée « Giovanni Anselmo. Au-delà de l’horizon » présentée actuellement au Guggenheim de Bilbao, une exposition à laquelle il a collaboré quasiment jusqu’à sa mort. Celle-ci propose d’analyser de façon presque exhaustive sa pratique artistique à travers un parcours organisé autour d’une quarantaine d’œuvres réunissant dessins, sculptures, photographies et projections.

Illustration 2
Giovanni Anselmo Interférence dans la gravitation universelle (Interferenza nella gravitazione universale), 1969–2016 Impression sur toile émulsionnée 20 éléments, 30 x 30 cm chacun Castello di Rivoli Museo d’Arte Contemporanea, Rivoli-Torino, prêt de la Fondazione per l’Arte Moderna e Contemporanea CRT © Giovanni Anselmo

C’est une période particulièrement fertile qui marque l’Italie des années soixante. Elle correspond aux premières expositions d’une nouvelle génération d’artistes, nés entre 1920 et 1940, à laquelle appartient Giovanni Anselmo. La transformation du pays – industrialisation, société de consommation, instabilité politique – entraine de nouveaux modes de représentation. Les cercles artistiques connaissent une atmosphère de changement qui anticipe l’avènement d’un nouvel humanisme favorisé par l’épuisement du paradigme déterministe qui a dominé la culture occidentale pendant plus d’un siècle. Les approches artistiques qui traversent la décennie remettent en question l’idée rationaliste du progrès pour mieux réorganiser les approches créatives existantes et rechercher de nouvelles formes d’expression. Pour cette génération de créateurs, l’art est devenu un outil puissant visant à apprécier, mesurer et comprendre le paysage, ainsi qu’à le façonner. L’expérience remplace ainsi la contemplation et les œuvres d’art sont désormais indissociables de leur environnement. « Giovanni Anselmo. Au-delà de l’horizon » n’est pas une exposition linéaire ou chronologique. Elle offre l’occasion d’en apprendre davantage sur le large éventail de médiums et de matériaux utilisés par l'artiste italien.

Illustration 3
Giovanni Anselmo Direction (Direzione), 1967–68 Tissu, verre et métal 24,3 x 420 x 335 cm Tate, Londres. Acheté avec des fonds fournis par un donateur anonyme 2009 © Giovanni Anselmo Photo : Tate Images

« Son ombre dans l’infini »

Giovanni Anselmo naît en 1934 à Borgofranco d’Ivrea dans la province de Turin. C’est par la pratique autodidacte du dessin et de la peinture à l’huile que commence sa carrière. En 1965, il réalise sa première photographie : « Mon ombre projetée vers l’infini » au sommet du Stromboli au lever du soleil. C’est pour lui une véritable révélation qui va l’éloigner des modes d’expression artistique traditionnels. « J'ai compris que j’avais été transformé en une extraordinaire combinaison de vitesse, de soleil et d’espace[3] » expliquera-t-il plus tard. L’artiste réalise qu’il fait partie d’un immense univers en transformation permanente. Il renonce alors à l’idée de représentation et préconise la présentation de la réalité via les matériaux et les actions qui en découleront.

Illustration 4
Giovanni Anselmo, Direction (Direzione), 1967-1968 Détail | Pierre et aiguille magnétique 16 × 220 × 101 cm. Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle, Acquisition, 1983. © Photo : Centre Pompidou, MNAM—CCI, Dist. RMN-Grand Palais. Image: Centre Pompidou.

À travers ses sculptures réalisées à partir de matériaux naturels, qu’il s’agisse de bois, de métal, de pierre, de terre ou encore matières végétales, Giovanni Anselmo crée des expériences sensorielles complexes en incorporant des éléments comme la gravité, la lumière et le mouvement, qui entrainent une interaction dynamique entre l’œuvre, l’espace et le visiteur. L’utilisation ingénieuse de la force gravitationnelle permet la création de compositions qui semblent à la fois statiques et en constante évolution, à l’image de ses célèbres sculptures de pierres suspendues dans un équilibre précaire qui semblent défier la loi de la gravité au point de remettre en question notre propre perception de l’espace et du temps. L’exposition débute avec les premières recherches sculpturales que mène l’artiste après l’expérience révélatrice au Stromboli. Le fondement de son projet est de remettre en question la notion de structure fixe, ce que démontrent parfaitement ces premières sculptures. Dès le milieu des années soixante, ses œuvres découlent d’une réflexion sur l’ordre des choses et le cycle des phénomènes naturels en relation avec le monde réel.

Illustration 5
Giovanni Anselmo Sans titre (Structure qui mange) [Senza titolo (Struttura che mangia)], 1968 Granit, cuivre et laitue 62 x 25 x 25 cm Citadellarte - Fondazione Pistoletto, Biella © Giovanni Anselmo

Réalisé en 1968, « Senzo titolo (Struttura che mangia) » se compose de deux blocs de granit polis et d’une laitue fraîche. L’œuvre repose sur l’opposition des matériaux, ici assemblés et maintenus en équilibre. L’élément minéral, le granit qui renvoie à l’art funéraire, s’oppose à l’élément organique, la laitue qui renvoie à la vie, soulignant un peu plus la précarité du monde vivant face à l’éternité minérale. Pour maintenir l’équilibre fragile de la sculpture, il faudra régulièrement changer la salade, sinon sa décomposition provoquera la chute du bloc de granit. C’est donc elle qui, malgré son caractère éphémère, préserve l’unité de la structure à la faveur de son potentiel énergétique. Dans « Direzione », (1967-1968), un bloc de granit triangulaire est incrusté d’une boussole orientée vers le nord dont la direction de l’aiguille souligne la symétrie du triangle. Cette œuvre fait surgir une dimension originelle, celle de la présence de l’axe tellurique qui renvoie à l’éternité. La boussole transporte le public vers les champs magnétiques et les pôles que pointe son aiguille.

Illustration 6
Giovanni Anselmo Direction (Direzione), 1967–1968 Granit et boussole aimantée 16 x 220 x 101 cm Centre Pompidou, Paris. Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle. Achat 1983 © Giovanni Anselmo

Poétiser le langage

Dans les années suivantes, l’artiste remplace le matériau par le mot, voulant manifester une tension entre le réel et le virtuel. Le langage, qu’il poétise, occupe une place centrale dans son travail à partir des années soixante-dix, à travers la projection de différents mots sur différents supports : murs, planchers, plafonds, coins, plinthes, et même le visiteur à l’image de « Particolare » (1972-74) où plusieurs appareils projettent, dans l’espace d’exposition, une diapositive sur laquelle est inscrite le mot « particulier ». En évoluant dans l’espace, le visiteur entre en interaction avec l’œuvre, son corps se faisant malgré lui réceptacle, support de la projection, autorisant ainsi la matérialisation de l’image projetée. L’artiste utilisera par la suite d’autres mots tels « Visibile » ou « Infinito ». Ces faisceaux de lumière ne deviennent tangibles que lorsqu’ils rencontrent un corps matériel. L’artiste fait ici la démonstration que certaines choses qui peuvent sembler invisibles existent bel et bien.

Illustration 7
Giovanni Anselmo Détail (Particolare), 1972–74 Projecteur Dimensions variables Collection de l’artiste, Turin © Giovanni Anselmo Photo: © Paolo Mussat Sartor

Giovanni Anselmo conçoit ses œuvres pour aborder, avec une grande poésie, des conditions et des relations physiques fondamentales. À propos de « Senzo titolo » (1968), il explique : « […] Un câble électrique haute tension est placé entre deux dalles de pierre, de sorte que le pôle positif dépasse d'un côté et le pôle négatif du côté opposé. Si quelqu'un touchait les deux pôles en même temps, il mourrait d'électrocution. Le travail nous permet de réfléchir à la possibilité de choisir entre vivre ou mourir.’ L'énergie du travail peut être ressentie grâce à la connaissance de son danger latent[4] »

Illustration 8
Giovanni Anselmo Entrer dans l’œuvre (Entrare ne’ll opera), 1971 Tirage photographique sur toile, 267 x 391 cm Mart, Museo di arte moderna e contemporanea di Trento e Rovereto. Collection particulière © Giovanni Anselmo Photo : Mart – Archivio fotografico e Mediateca

L’œuvre de Giovanni Anselmo est traversée par des catégories et des motifs récurrents tels que l’énergie, l’espace, le temps, l’orientation, les champs magnétiques ou encore les forces gravitationnelles de la terre. L’artiste s’intéresse tout particulièrement à l’échelle temporelle.  En 1969, il réalise « Trecento milioni di anni » avec de l’anthracite, une tôle et une lampe. Avec la chaleur de cette dernière, il tente de remonter le temps afin de permettre au fragment pétrifié de retrouver sa vie d’il y a trois cents millions d’années. En 1971, avec « Entrare nell' opera », Anselmo manifeste son désir d’être littéralement dans l’œuvre d’art, ici comprise comme un lieu concret et non un objet étranger. Enfin, l’artiste a eu le temps d’adapter spécifiquement à l’espace de la salle d’exposition qui l’abrite une dernière œuvre, « Mentre verso oltremar il colore solleva la pietra » (1995-2024) en utilisant de la pierre calcaire locale provenant de la carrière de la région de Lastur.

Illustration 9
Giovanni Anselmo Sans titre (Vers l’outre-mer) [Senza titolo (Verso oltremare)], 1982–89 Pierres, toiles et peinture murale 330 x 170 x 525 cm Patrimonio Artístico Fundación “la Caixa” © Giovanni Anselmo

La puissance conceptuelle et la simplicité éloquente qui se dégagent du travail de Giovanni Anselmo saisissent le regardeur par la complexité et la richesse d’un corpus conçu en convoquant les énergies indiscernables et universelles. L’œuvre qui en résulte forme un pont entre le visible et l’invisible, entre la réalité du quotidien et les forces qui déterminent le monde. L’exposition de Bilbao réussit à rendre palpable l’ampleur de son énergie vitale, à transmettre la profondeur de sa contribution à la création et à l’histoire de l’art de son temps contenue désormais dans son héritage. Faisant appel à notre conscience et à nos sensations, son art n’aura eu de cesse de tenter de donner une physicalité à l’intangible.

Illustration 10
Giovanni Anselmo Côté droit (Lato destro), 1970 Photographie couleur 32 x 22,5 cm Collection particulière, Turin © Giovanni Anselmo Photo: © Paolo Mussat Sartor

[1] Giovanni Anselmo, Alighiero e Boetti, Pier Paolo Calzolari, Luciano Fabro, Jannis Kounellis, Mario Merz, Marisa Merz, Giulio Paolini, Pino Pascali, Giuseppe Penone, Michelangelo Pistoletto et Gilberto Zorio, sont les douze artistes italiens à participer à cette expérience sur une période allant de 1966 à 1969.

[2] « À la fin de l’année 1967, Celant publie, dans la revue internationale Flash Art, un texte considéré comme le manifeste de l’Arte Povera dans lequel il appelle les artistes à défier la société de consommation en appliquant une stratégie calquée sur celle de la guérilla. En trouvant la subversion dans une approche pauvre, l’Arte Povera se fait l’arme de combat des artistes contre la marchandisation de l’art ». Guillaume Lasserre, « Renverser ses yeux », Zerodeux, janvier 2023, https://www.zerodeux.fr/reviews/renverser-ses-yeux/

[3] Giovanni Anselmo, cité dans Juan Ignacio Vidarte, « Avant-propos », Giovanni Anselmo. Beyond the horizon, catalogue de l’exposition éponyme, Guggenheim Museum Bilbao, du 9 février au 19 mai 2024, Poligrafa, Barcelone et FMGB, Guggenheim Bilbao Museoa, 2024, p. 23.

[4] Giovanni Anselmo, reproduit dans, Giovanni Anselmo. Beyond the horizon, op.cit., p.100.

Illustration 11
Giovanni Anselmo Panorama avec main qui l’indique (Il panorama con mano che lo indica), 1982–84 Graphite sur papier toilé et pierre Dimensions variables Colección CGAC, Santiago de Compostela © Giovanni Anselmo Photo: © Manu Suárez

« GIOVANNI ANSELMO. AU-DELÀ DE L'HORIZON » - Commissariat : Gloria Moure, historienne de l'art, critique. L'exposition est accompagnée d'une monographie qui contient des reproductions des œuvres exposées ainsi que des images d'autres pièces de l'artiste, dans un voyage passionnant à travers la carrière du créateur italien. Outre les essais de Gloria Moure, commissaire de l'exposition, et de Gabriele Guercio, l’ouvrage contient des textes très intéressants écrits par Anselmo sur ses œuvres, une sélection d'entretiens qui apportent de la lumière sur l'intention de son travail, une biographie critique de Marta Blàvia et une bibliographie triée sur le volet.

Jusqu'au 19 mai 2024.

Du mardi au dimanche de 10h à 19h.

Guggenheim Bilbao
Avenida Abandoibarra, 2
ES - 48 009 Bilbao

Illustration 12
Giovanni Anselmo Infini (Infinito), 1970 Photographie couleur 70 x 50 cm Collection de l’artiste, Turin © Giovanni Anselmo Photo: © Paolo Mussat Sartor

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