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Éléonore False travaille les images comme un matériau brut, explorant leur planéité pour mieux la transcender et leur conférer une nouvelle dimension. La planéité, dans son œuvre, fait référence à la nature bidimensionnelle des images qu’elle collecte. Celles-ci, initialement plates et figées dans leur contexte originel, sont soumises à des processus de manipulation qui défient leur statut immobile et en deux dimensions. Pour ce faire, l’artiste inscrit son travail dans une démarche sérielle se caractérisant par une exploration répétitive et variée d’images ou de motifs, qu’elle manipule à travers des gestes précis comme le découpage, le collage, le tissage ou la spatialisation. Cette approche, à la fois systématique et intuitive, lui permet de déconstruire la planéité des images pour en révéler leur potentiel polysémique. Le Frac Sud – Cité de l’art contemporain à Marseille accueille la première grande exposition monographique dans une institution française de l’artiste, née en 1987 et formée à l’École Nationale Supérieure des Arts Appliqués et des Métiers d'Art (ENSAAMA) Olivier de Serres (2008) et aux Beaux-Arts de Paris (2013). L’exposition réunit sept séries d’œuvres qui mobilisent textiles, collages et sculptures, témoignant d’une décennie de recherches autour de l’image et de ses imaginaires. Le titre, « Le fil de chaîne », emprunté au lexique du tissage[1], évoque la chaîne qui, en s’entrecroisant avec la trame, donne naissance au tissu. Au-delà de cette métaphore textile, quelle trame Éléonore False tisse-t-elle dans les espaces du Frac Sud, et comment son œuvre invite-t-elle à déconstruire les hiérarchies sociales et esthétiques qui façonnent nos regards ?

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« Le Fil de chaîne » se déploie telle une grande installation dans laquelle sept séries d’œuvres dialoguent dans un entrelacement savant. L’artiste, par sa double formation en arts appliqués et en beaux-arts, brouille les frontières entre ces disciplines, défiant les distinctions stéréotypées entre « arts décoratifs » et « beaux-arts », « ornement » et « geste créatif supérieur », ou encore « art féminin » et « art masculin ». À travers cette approche, le geste artisanal de tisser, coudre, découper ou bien coller, devient un acte de subversion, libérant les images et les formes des carcans normatifs, comme le montre l’œuvre « Metabolic #1 » (2025), premier opus d’une nouvelle série, « tapisserie-corps », en laine et coton tissée par l’atelier Néolice à Aubusson-Felletin, dans laquelle le végétal croise des fragments corporels. L’artiste interroge ici la relation entre collage et tapisserie. Des motifs organiques transformés en une surface textile font vibrés les textures et les couleurs d’une vie propre. Cette pièce incarne la capacité d’Éléonore False à transcender le plan de l’image pour explorer la matérialité du vivant. De même, la série « Tulipes » (2024-2025), composée de sculptures en verre, LED, plexiglas et métal, réinvente l’objet domestique à travers l’abat-jour, en corolles florales luminescentes, oscillant entre l’intérieur et l’extérieur, le réel et l’irréel. La série dessine une poétique du déplacement dans laquelle les formes familières deviennent des invitations à rêver et à s’émanciper.

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Déconstruire les imaginaires
Le travail d’Éléonore False repose sur un processus complexe de collecte, de transformation et de réinterprétation[2]. L’artiste glane des images dans des livres, des manuels ou des archives, qu’elle photographie, scanne, imprime, découpe, contrecolle, tisse ou coud. Ce répertoire de gestes, minutieux, presque rituel, est au cœur de sa démarche, comme en témoigne la série « Quilts – The Right Interfacing »(2023), dans laquelle des fragments de coton et de molleton, à l’instar de « The trimmed edges » (90 x 200 cm), deviennent des surfaces narratives. Inspirée par ces couvertures patchwork issues des traditions écossaises, généralement associées à un artisanat féminin, l’artiste développe des séries où elle découpe et recombine des images imprimées pour imiter leur structure. Ces quilts renversent les patrons de couture canoniaux, transformant des motifs attendus en abstractions organiques. Cette ambivalence, que False décrit comme un jeu sur « ce qu’on pense voir, ce qu’on pense savoir », invite à questionner les stéréotypes visuels et sociaux. Dans « Poule » (2024), sculpture en fourrure synthétique et verre, l’artiste pousse cette ambiguïté plus loin. L’objet, à la fois domestique et étrange, évoque en même temps une créature familière et un artefact onirique. L’artiste possède cette capacité à faire basculer l’ordinaire dans le fantastique, révélant la complexité du vivant à travers des changements d’échelle et de matière. La série « Vases » (2022), avec ses collages, prolonge cette réflexion en associant des images de vases à des motifs floraux ou animaliers, détournant l’art décoratif pour en faire un espace de sauvagerie poétique. « En une véritable métamorphose, ces rencontres qui semblent de prime abord improbables et fortuites se transfigurent en nouvelles évidences[3] » écrit Alexandre Quoi dans la première monographie consacrée à l’artiste.

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Sensible au lieu conçu par l’architecte japonais Kengo Kuma, avec ses volumes fluides et ses jeux de transparence, Éléonore False intègre des éléments spécifiques, comme les trappes d’aération, dans sa mise en espace. Les œuvres, déployées dans le « plateau perspectives », dialoguent avec cette architecture organique dans laquelle les murs de tulle flottant et les sculptures suspendues, à l’instar des poupées « Harpa » (2024), créent une expérience immersive. Ces poupées, avec leurs regards maquillés et leurs associations à des statues de pierre, oscillent entre mystère et éternité, défiant les assignations de genre. La scénographie, pensée comme un tissu dans lequel les œuvres s’entrecroisent, reflète la métaphore du « fil de chaîne ». Les tapisseries telles que « Chevelure #1 » (2020, 180 x 180 cm), dialoguent avec les sculptures lumineuses de « Tulipes » et les collages muraux, créant un espace dans lequel le visiteur est invité à déambuler, à observer sous différents angles, à s’affranchir des perspectives fixes. Éléonore False transforme le Frac Sud en un espace vivant dans lequel l’architecture et les œuvres s’entrelacent pour questionner les hiérarchies visuelles comme les hiérarchies sociales.

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Poétique du geste et de l’entrelacement
« Le Fil de chaîne » est une réflexion sur les multiples sens des images et leur capacité à accueillir la diversité du vivant. L’artiste s’attaque aux stéréotypes, de genre comme de hiérarchie artistique, en libérant les formes des contraintes directives. La série « Mode & Travaux », par exemple, détourne les manuels de couture pour proposer des alternatives aux modèles imposés, transformant des patrons rigides en compositions libres. Cette démarche, à la fois respectueuse et émancipatrice, fait écho aux réflexions féministes sur les gestes assignés aux femmes, comme le tissage ou la couture, souvent relégués au rang d’ « arts mineurs ». Cette subversion douce fait de l’artisanat un espace de résistance et de création. L’exposition s’inscrit également dans une réflexion plus large sur la matérialité du vivant. En jouant sur les échelles – un détail organique agrandi en tapisserie, un vase miniaturisé en collage – False révèle la porosité entre le domestique et le sauvage, l’humain et le non-humain. Cette approche témoigne d’une ambition intellectuelle et sensible dans laquelle l’art devient un outil pour repenser les relations entre les formes et les êtres. « Le Fil de chaîne » est une invitation à s’échapper des cadres préétablis. La cohérence de l’ensemble, portée par la métaphore textile, parvient à tisser un récit dans lequel chaque œuvre est un fil contribuant à une trame plus vaste.

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« Le Fil de chaîne » d’Éléonore False au Frac Sud est une proposition d’une grande densité, dans laquelle le textile, le collage et la sculpture deviennent des outils pour déconstruire les stéréotypes, en particulier ceux liés aux hiérarchies culturelles, aux genres et aux représentations du corps, et célébrer la diversité du vivant. « Dans l’équivoque se niche le moteur d’un désir et d’une forme d’érotisme onirique qui agit à travers l’œuvre d’Éléonore False comme un plaidoyer pour la diversité : l’on peut être une chose mais aussi une la diversité : l’on peut être une chose mais aussi une autre en même temps[4] » écrit Muriel Enjalran, directrice du Frac Sud et commissaire de l’exposition, Dans l’espace fluide imaginé par Kengo Kuma, l’artiste tisse une trame poétique et subversive dans laquelle l’acte de créer devient un geste d’émancipation, faisant de cette exposition à la fois intime et universelle, une méditation sur le pouvoir des images, capable de déchaîner les regards et d’ouvrir des possibles.

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[1] Un des nombreux fils tendus entre les ensouples d'un métier à tisser. Il est tendu horizontalement dans un métier de basse-lisse, verticalement dans un métier de haute-lisse. Leur ensemble nommé chaîne sert de support à la trame.
[2] Guillaume Lasserre, « Éléonore False. La part sensible des images », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 16 mai 2021, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/160521/eleonore-false-la-part-sensible-des-images
[3] Alexandre Quoi, « À cache-cache », Ensembles, Éléonore False, co-édité avec le Frac Sud et le Nouveau Musée National de Monaco, le Mrac Occitanie et l’ADAGP. Paris, Empire, 2024, p. 17-64.
[4] Muriel Enjalran, « La peau des choses », Ensembles, Éléonore False, co-édité avec le Frac Sud et le Nouveau Musée National de Monaco, le Mrac Occitanie et l’ADAGP. Paris, Empire, 2024, p. 185-224.

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« ÉLÉONORE FALSE - LE FIL DE CHAÎNE » - Commissariat : Muriel Enjalran, directrice du Frac Sud.
Jusqu'au 23 novembre 2025.
Du mercredi au samedi, de 12h à 19h, dimanche de 14h à 18h.
FRAC Sud Cité de l'art contemporain
20, boulevard de Dunkerque
13 002 Marseille

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