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Billet de blog 9 janvier 2024

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Edgar Sarin, exposer vivant

Edgar Sarin pense l’exposition comme un système vivant. Au Grand Café, centre d’art contemporain de Saint-Nazaire, il prolonge ses projets, les augmente collectivement. L’exposition « Objectif : Société (Variation Goldberg) », fruit d’une résidence de création menée avec le centre d'art, vient clore un cycle de recherche débuté au CAC Chanot à Clamart en 2020.

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Illustration 1
Edgar Sarin, Sans titre (objectif : société), 2023. Matériaux mixtes, dimensions variables. Production Le Grand Café - centre d’art contemporain. Vue de l’exposition objectif : société (variations goldberg) au Grand Café, 2023. © Photographie Fanny Trichet.

Adepte du geste spontané, Edgar Sarin suit son instinct. L’artiste envisage l’espace d’exposition comme un lieu de production, un système vivant. Elle n’est donc pas une finalité en soi mais une étape forcément évolutive. Au Grand Café, le centre d’art contemporain de Saint-Nazaire, l’artiste clôt un cycle important de trois années de recherche entamé au centre d’art contemporain Chanot (CACC) à Clamart, en banlieue parisienne, en écrivant un nouveau chapitre de « Objectif : Société », une nouvelle histoire en train de se faire dans un présent qui ne durera que le temps de l’exposition elle-même. Elle fait suite à une résidence de création de l’artiste menée avec le centre d’art nazairien tout au long de l’année.

Né en 1989 à Marseille, Edgar Sarin est ingénieur de formation « mais j’aurais adoré faire les Beaux-Arts[1] » avoue-t-il, avant de lancer non sans humour : « La prochaine fois ». Cette formation restera toutefois théorique puisqu’alors qu’il est tout juste diplômé en 2013, il choisit d’assumer pleinement son engagement artistique. « C’est très dur les écoles d’ingénieurs » dit-il encore. Il avait accueilli comme une libération le diplôme qui sanctionnait la fin de ses études. La même année, la rétrospective de Pierre Huyghe au Centre Pompidou est pour Sarin une expérience fondatrice. Huyghe participe dès les années quatre-vingt-dix à la redéfinition du statut de l’œuvre et du format de l’exposition. Edgar Sarin découvre la dimension vivante et organique d’une exposition envisagée comme un monde en soi. Comme beaucoup d’artistes de cette génération, il adopte un protocole de la catastrophe, prenant soin de conserver dans ce protocole une incertitude aléatoire qui s’impose à lui comme essentielle. Mais si les propositions de Pierre Huyghe prennent place après la catastrophe, celles d’Edgar Sarin se situent en revanche plutôt avant, à la recherche d’un modèle de reconstruction.

Sarin fait partie de cette génération qui remet en question le concept même de l’espace d’exposition, qu’il définit comme un « système organique vivant voué à une évolution certaine ». Pour cet autodidacte, la pratique d’atelier apparait fondamentale au point de l’inclure dans l’exposition. À propos du milieu de l’art contemporain, il se plait à dire : « Je suis rentré par la fenêtre de la salle de bain », en devenant le troisième lauréat de la Bourse Révélations Emerige en 2016, avec à la clef une exposition personnelle l’année suivante à la galerie Michel Rein à Paris qui le représente depuis. Son œuvre affirme « une dimension politique de l’art » explique Sophie Legrandjacques, directrice du Grand Café et commissaire de l’exposition.

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Edgar Sarin, Sans titre (objectif : société), 2023. Matériaux mixtes, dimensions variables. Production Le Grand Café - centre d’art contemporain. Vue de l’exposition objectif : société (variations goldberg) au Grand Café, 2023. © Photographie Fanny Trichet.

Refaire l’habitat

En 2015, Edgar Sarin co-fonde, avec l’artiste Mateo Revillo et l’historien de l’art Ulysse Geissler, La Méditerranée, groupe de recherche à partir duquel ils organisent des expositions temporaires, « une manière de se montrer plus nombreux » dit-il. Ils ont en commun une conception de l’exposition comme d’un modèle. À tout projet correspond une architecture fonctionnelle à chaque fois renouvelée, pouvant aussi bien accueillir des pièces contemporaines que des œuvres classiques, comme lors de « Programme spécial » présenté en 2020 à Poush qui rassemblait les œuvres de dix-huit artistes parmi lesquelles celles de Giulia Andreani et Bianca Biondi qui croisaient celles de Francisco de Goya et de Joseph Beuys, entre autres. La Méditerranée est envisagée comme un laboratoire où l’on teste le modèle d’exposition.

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Edgar Sarin, Sans titre (objectif : société), 2023. Matériaux mixtes, dimensions variables. Production Le Grand Café - centre d’art contemporain. Vue de l’exposition objectif : société (variations goldberg) au Grand Café, 2023. © Photographie Fanny Trichet.

Edgar Sarin revient deux fois par mois à Saint-Nazaire afin d’habiter l’exposition pour mieux la faire évoluer. L’artiste cherche à construire une œuvre qui serait en porosité avec son environnement, par contamination de proche en proche, par dérives successives. Marqué par sa formation d’ingénieur, il convoque des gestes traditionnels, parfois ancestraux, qu’il s’agisse de la taille du bois ou de la pierre, de la réalisation de la charpente d’un navire ou de l’application d’un torchis. Ressentir un geste, une sorte de survivance du geste à l’image de l’eau récupérée à l’aide d’un déshumidificateur chaque soir. L’utilisation des techniques traditionnelles et des matériaux naturels contribue à une écologie du geste, que l’action va sédentariser et ainsi en figer la forme. Celles qui en découlent sont intemporelles, ramenant à la question des origines, du faire, du moment métaphysique où se joue l’aventure des origines de l’art. L’artiste renoue avec un récit qu’il a précisément tenté d’évacuer à Saint-Nazaire.

Illustration 4
Edgar Sarin, Sans titre (objectif : société), 2023. Matériaux mixtes, dimensions variables. Production Le Grand Café - centre d’art contemporain. Vue de l’exposition objectif : société (variations goldberg) au Grand Café, 2023. © Photographie Fanny Trichet.

La « Kaaba », édifice recouvert de terre locale, inspiré dans sa forme et sa technique par l’architecture vernaculaire subsaharienne[2], occupe la grande salle du rez-de-chaussée. C’est aussi un espace vide – à l’intérieur entre et sur les murs à l’extérieur  –, une « structure de récolte » qui sera progressivement augmentée d’œuvres picturales, une structure offerte aux « barbarisations » pour reprendre le terme de l’artiste. Sa construction est fondée sur un cycle de production lié à l’eau[3]. Pour son premier décor intérieur, Edgar Sarin reprend la couleur rouge Herculanum des villas pompéiennes. Il s’essaie également pour la première fois à l’art du vitrail, travaillant avec un artisan à la production d’un moule en bois pour élaborer une pièce en verre soufflé. Le panneau translucide, encastré dans l’un des murs de la Kaaba qui lui donne sa teinte rougeâtre intérieure, représente de gouttes de pluie qui pourrait être des larmes. Sur les murs apparait une peinture noire figurant un animal stylisé qui semble tout droit sorti d’une fresque pariétale du paléolithique. La Kabaa est un objet qui se froisse au fur et à mesure. Elle prend la forme d’une architecture mais c’est une peinture en devenir. Après l’exposition, elle a vocation à être reconstruite ailleurs, avec l'argile du territoire sur laquelle elle se trouvera et le processus recommencera, identique et pourtant toujours différent.

Illustration 5
edgar Sarin, Sans titre (objectif : société), 2023. Matériaux mixtes, dimensions variables. Production Le Grand Café - centre d’art contemporain. Vue de l’exposition objectif : société (variations goldberg) au Grand Café, 2023. © Photographie Fanny Trichet.

La salle voisine, de l’autre côté du hall d’entrée, prend des allures de cimetière des éléphants. L’artiste fait remettre à jour une grande arche obstruée depuis l’an 2000, qu’il envisage comme une niche immémorielle,« un passage vers l’imaginaire, dont le souvenir des origines s'est perdu[4] ». Il dispose dans la pièce plusieurs bateaux sculptés, mettant en regard deux pirogues primitives avec un Skerry inspiré des embarcations légères anglaises, hommage à Bas Jan Ader et son bateau Ocean Wave sur lequel l’artiste néerlandais a disparu en 1975 alors qu’il était en train d’effectuer la traversée de l’Atlantique en solitaire pour les besoins de son œuvre « In search of the miraculous », titre qui n’aura pas suffi hélas à le sauver. « À peine on se retourne, il y a toujours un bateau dans cette ville » confie l’artiste pour qui le motif du bateau constitue un abri, un refuge. Les gestes simples de poncer et de repeindre appliqués au traitement de la coque ramènent l’objet à l’histoire de la peinture ancienne. L’exposition exprime une manière d’être au monde spécifique à la ville de Saint-Nazaire, à son histoire, tout en s’inscrivant dans une filiation plastique.

Illustration 6
Edgar Sarin, Sans titre (objectif : société), 2023. Matériaux mixtes, dimensions variables. Production Le Grand Café - centre d’art contemporain. En haut à droite : Variation primitive sur celui du Lararium, 2017-2021, chêne, laiton et huile d'olive, 30 × 60 × 23 cm, collection privée. Vue de l’exposition objectif : société (variations goldberg) au Grand Café, 2023. © Photographie Fanny Trichet.

À l’étage, dans la grande salle transformée en atelier, tous les objets n’ont pas le même statut. « Hanima », sculpture funéraire en forme de cylindre, sert de matrice au public scolaire qui découvre la technique de l’estampage. Un cabinet rappelle ceux du designer italien Aldo Rossi (1931-1997). Plusieurs toiles imprègnent un rythme à l’ensemble. « On ne sait jamais comment on en sort. Avoir un geste est quelque chose d’assez mystérieux » dit-il à propos de l’atelier. En parallèle, Edgar Sarin est très content d’avoir un discours, ici très ouvert : « L’art est la seule liberté ».

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Edgar Sarin, Sans titre (objectif : société), 2023. Matériaux mixtes, dimensions variables. Production Le Grand Café - centre d’art contemporain. Vue de l’exposition objectif : société (variations goldberg) au Grand Café, 2023. © Photographie Fanny Trichet.

Déséquilibrer le système

« Toute la connaissance sculpturale, la connaissance du matériau vous dirais-je presque, et quelque part des formes, je l'ai acquise auprès d’un paysan normand. C'est quelque chose qui a marqué d’un sceau à jamais toute mon entreprise plastique » explique-t-il. Faire société dans un environnement donné. À l’image du Skerry qui, pendant l’exposition, a été mouillé au cours d’une sortie en mer, l’art d’Edgar Sarin fait de l’humain la clef qui active l’espace. « L’espace sans l’homme est tout à fait stérile » dit-il. « Je considère le spectateur à partir du moment où il arrête de l’être[5] ». En usant des méthodes de fabrication artisanale et d’un vocabulaire formel simplifié renvoyant notamment au minimalisme, Sarin opère dans son œuvre un véritable syncrétisme culturel qui dessine les contours d’un folklore imaginaire où se mêlent techniques et époques différentes. Il parvient à les rapprocher en reformulant leur disparité. Sa remise en question de l’espace d’exposition passe par sa transformation en laboratoire de création permanent. L’exposition devient évolutive à partir d’objets de récupération collectés dans son environnement immédiat. Son travail témoigne de la recherche formelle d’une harmonie politique et environnementale, ce qui rassemble et édifie un monde façonné par l’homme. Par l’expérience de l’altérité, penser l’articulation entre esthétique et politique et notre façon d’habiter le monde.

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Edgar Sarin, Sans titre (objectif : société), 2023. Matériaux mixtes, dimensions variables. Production Le Grand Café - centre d’art contemporain. Vue de l’exposition objectif : société (variations goldberg) au Grand Café, 2023. © Photographie Fanny Trichet.

[1] Sauf mention contraire, les citations sont extraites d’un temps d’échange entre Edgar Sarin et l’auteur de ce texte.

[2] En particulier de la Grande Mosquée de Djenné au Mali (1906), plus grand édifice au monde en terre crue (adobe ou banco) fait aussi référence à la maison sacrée édifiée pour les hommes, située au centre de La Mecque (VIIème siècle).

[3] L’architecture est recouverte de torchis, puis l’humidité est aspirée, et l’eau extraite est réutilisée pour produire un nouveau torchis.

[4] Livret de visite rédigé à partir d’un texte d'Éva Prouteau, p. 3.

[5] Marine Relinger, « Edgar Sarin », Révélations Emerige, 2016, http://revelations-emerige.com/edgar-sarin/

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Edgar Sarin, Sans titre (objectif : société), 2023. Matériaux mixtes, dimensions variables. Production Le Grand Café - centre d’art contemporain. Vue de l’exposition objectif : société (variations goldberg) au Grand Café, 2023. © Photographie Fanny Trichet.

« OBJECTIF : SOCIÉTÉ (VARIATIONS GOLDBERG) » - Exposition personnelle d'Edgar Sarin. Commissariat : Sophie Legrandjacques, directrice du Grand Café - Centre d'art contemporain.

Jusqu'au 7 janvier 2024.

Du mardi au dimanche, de 14h à 19h.

Le grand café - centre d'art contemporain d'intérêt national
2, place des quatre z'horloges 
44 600 Saint-Nazaire

Illustration 10
Edgar Sarin, Sans titre (objectif : société), 2023. Matériaux mixtes, dimensions variables. Production Le Grand Café - centre d’art contemporain. Vue de l’exposition objectif : société (variations goldberg) au Grand Café, 2023. © Photographie Fanny Trichet.

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