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Du décor en fond de scène, le châssis en bois peint représentant la devanture du Cabaret du Néant[1], célèbre établissement parisien installé à Montmartre qui faisait de la mort son thème favori, surgit le fantôme d’Anaïs Nin en costume des années vingt. Face à Madame Farinole, la femme de ménage, qui s’étonne d’une présence inconnue alors que le théâtre est fermé, l’écrivaine franco-cubaine engage une conversation autour de l’enfance, des origines, de la place des étrangers dans la société évoquant sa propre expérience : « Je traverse la rivière, je traverse l’océan, je traverse la rue et chaque fois, je me sens étrangère ; je suis une étrangère. Chaque fois, je m’adapte, je fais tout pour m’adapter[2] » traduisant la difficulté des personnes migrantes à se construire une identité forcément hybride.
Elle s’étonne de la présence sur scène d’une caloge[3], interroge sur cette cabane faite d’un morceau de bateau abandonné ici. Il s’agit du reste de décor du dernier spectacle : « Le Horla » lui répond Madame Farinole. Longue nouvelle fantastique de Guy de Maupassant, le Horla est une créature invisible et mystérieuse qui hante le narrateur. Le parallèle avec le fantôme d’Anaïs Nin hantant le théâtre constitue la première mise en abime d’une pièce qui compte plusieurs niveaux de lecture. Un court film en noir et blanc vient conclure cette première scène. Il fait référence à « l’intemporalité perdue » qui ouvre le recueil. Dans cette nouvelle, une femme assiste à une soirée dans la maison de Maupassant en Normandie. Elle s’ennuie. Ne supportant plus ce protocole faussement convivial, elle s’enfuit dans le jardin où elle trouve refuge dans une caloge. Elle va s’y endormir et rêver un voyage de vingt ans. Ce songe devenu obsédant poursuivra Anaïs Nin toute sa vie. La scène d’ouverture est à l’image de la pièce, chacun des protagonistes va tenter de convoquer le fantôme de l’autrice, d’incarner cette égérie des années folles, dressant un dialogue autour de la création artistique entre les vivants et la morte.

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« Je ne discute pas avec les fantômes ! »
L’histoire se passe au sein d’un théâtre dans lequel une troupe répète des numéros de music-hall pour un spectacle qui prend pour point de départ les Nouvelles fantastiques, recueil de jeunesse d’Anaïs Nin, un théâtre « où l’on voit des choses que l’on n’a jamais vues ailleurs ». Ce lieu de l’illusion autorise l’étrange, le magique. Dans ce nouveau Cabaret du Néant propice à l’apparition des fantômes, vont être convoqués tour à tour une danse de Shiva et ses multiples bras, une très belle scène de flamenco au rythme parfaitement synchrone entre Ludmilla Dabo et son double, la danseuse Louise Hakim, un numéro de femme coupée en deux, une pluie de pétales de rose. Aux scènes d’une grande beauté visuelle, presque oniriques, à l’image d’une extraordinaire répétition de flamenco performée assise par Louise Hakim, succède l’humour qui traverse la pièce comme lorsque Ludmilla Dabo – formidable de bout en bout –, faisant face au miroir de sa loge, entend pour la première fois la voix d’Anaïs Nin. Elle en tombe presque de sa chaise, se croit devenue folle et maudit le jour où, petite, elle avait oublié de prendre les vitamines conseillées par sa mère.
L’univers très hétéroclite de la pièce est dû à la forme littéraire spécifique des nouvelles qui sont de véritables parcelles de vie. Le jeu et l’amusement, apparaissent comme la marque de fabrique du collectif d’acteurs Les Lucioles auquel appartient Élise Vigier, la metteuse en scène, dont l’envie de travailler à nouveau avec la troupe de comédiens de « Harlem Quartet », sa pièce précédente d’après le roman de James Baldwin, a présidé à la création de « Anaïs Nin au miroir ». Le nouveau spectacle en prolonge l’aventure. Élise Vigier fait également appel aux mêmes compositeurs pour la musique, qui joue un rôle central ici.

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« L’intemporalité perdue »
La metteuse en scène aime à revisiter l’histoire par le prisme du détail, de l’intime, du « ici et maintenant ». En plein confinement, elle découvre Anaïs Nin par le biais de ses « Nouvelles fantastiques » qui décrivent des situations ordinaires prenant des allures surnaturelles. Ce décollement de la réalité permet de s’évader du présent de mars 2020. « Anaïs Nin au miroir est un spectacle sur la rencontre, sur cet espace “à l’entre moi, à l’entre nous“, ce qui se crée entre un acteur, une actrice et l’auteure qu’il ou elle travaille, ce qui se crée entre les êtres dans la brièveté et l’éphémère d’une rencontre, d’un instant[4] » explique-t-elle. « Ce qui s’écrit entre les mots, entre deux époques, le moment où Anaïs Nin écrit ces nouvelles et notre temps à nous aujourd’hui ».
Pour le texte, elle sollicite Agnès Desarthe qui, si elle est plutôt spécialiste de Virginia Woolf, vient de traduire les « Nouvelles fantastiques » d’Anaïs Nin sous le titre de « L’intemporalité perdue et autres nouvelles ». L’autrice en écrit l’adaptation théâtrale en pensant chaque rôle en fonction du comédien qui va l’interpréter. Certaines nouvelles deviennent des scènes, l’une d’entre elles est adaptée en chanson. Agnès Desarthe conserve l’esprit du recueil de jeunesse d’Anaïs Nin mais à travers une narration qui débute en 2021. Il s’agit désormais moins de nouvelles séparées que d’un ensemble, un texte en soi.
Anaïs Nin a créé des avatars d’elle-même à l’infini. Elle s’est mise en scène. Les personnages de la pièce sont tous des versions de l’écrivaine. Son amour de la danse – elle aurait dû être danseuse professionnelle – se traduit sur scène par la présence de la danseuse Louise Hakim. Plutôt qu’une fausse candeur, Anaïs Nin offre une perspective lumineuse à partir de sa propre expérimentation de la vie dans ce qu’elle a de plus douloureux. Ce point de vue peut donner lieu à quelque chose qui serait de l’ordre de la création, d’un envol, d’une pensée.

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Les spectateurs qui viendraient assister à un biopic seraient déçus. Dans la pièce, « Anaïs Nin est un miroir, une terre d’accueil, un espace où l’autre se cherche[5] » explique Élise Vigier. Le personnage nous parle de nous. Le passé pour éclairer le présent, n’est-ce pas la fonction première de l’histoire ? Saisir l’instant de la rencontre tout en le laissant mouvant, accepter la précarité du temps, représenter ou du moins faire éprouver l’évanescence d’un instant. Pour conserver cette immédiateté, Élise Vigier a demandé aux comédiens de glisser quelque chose de nouveau issu des journaux de l’écrivaine à chacune des représentations. « Je parle de petites choses, parce que les grandes sont autant de précipices ». Chez Anaïs Nin, l’extrême violence du monde se raconte avec une infinie délicatesse. Dans ce décor d’illusion, les jeux de miroir conduisent à un entre-deux, un interstice dans lequel se confond fiction et réalité.

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[1] Créé en 1892 au 34, boulevard de Clichy à Paris, par Antonin Dorville, illusionniste et ami de Georges Méliès, le Cabaret du Néant, taverne macabre spécialisée dans les évocations de l’au-delà, avait des cercueils en guise de tables et un éclairage aux bougies enfoncées dans des cranes.
[2] Sauf mention contraire, les citations sont extraites de Anaïs Nin au miroir, texte Agnès Desarthe librement adapté de L’intemporalité perdue et autres nouvelles d’Anaïs Nin, 8 octobre 2022
[3] Cabane aménagée à partir d'un ancien bateau de pêcheur, devenu impropre à la navigation, caractéristique de la Normandie.
[4] Élise Vigier, Note d’intention, 5 septembre 2022.
[5] Ibid.

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ANAÏS NIN AU MIROIR. Texte d’Agnès Desarthe librement inspiré de L’intemporalité perdue et autres nouvelles de Anaïs Nin mise en scène Élise Vigier avec Ludmilla Dabo, William Edimo, Nicolas Giret-Famin, Louise Hakim, Dea Liane, Makita Samba, Nantené Traoré, Élise Vigier et Marc Sens musicien, à l’image Marc Bertin (le Père), Marie Cariès (la Mère), Hannarick Dabo (la mère de Ludmilla), Ôma Desarthe (Anaïs ado), Mia Saldanha (Anaïs enfant), Marcial Di Fonzo Bo, Luis Saldanha, Wandrille Sauvage, Philippe Sicot, Steven Tulmets, Flavien Beaudron, Stephen Bouteiller (les soldats), Claude Thomas, Patrick Demiere, Gérard Lange (les hommes du bal) et les musiciens Louison Audouard, Appolinaire Bertrand-Martembault, Julio De Siqueira, Johan Godard, Léo Zerbib. Assistante à la mise en scène Nanténé Traoré Scénographie Camille Vallat & Camille Faure Films Nicolas Mesdom. Costumes Laure Mahéo. Maquillage - perruques Cécile Kretschmar Lumières Bruno Marsol. Musiques Manusound & Marc Sens Chorégraphies Louise Hakim. Régie générale Camille Faure. Régie son Manu Léonard. Régie vidéo Romain Tanguy. Régie plateau Camille Faure et Naoual El Fannane. Réalisation des costumes Antoinette Magny - les Ateliers de la Comédie de Caen Couturières Yolaine Guais et Julie Duclutrasse. Habilleuse Marion Régnier. Effets magiques Philippe Beau en collaboration avec Hugues Protat Stagiaire assistant à la mise en scène Flavien Beaudron. Renfort tournage Rosalie Audouard. Direction de production - administration Odile Massart - Les Lucioles Montage de la production - diffusion Emmanuelle Ossena - EPOC productions Chargés de production Lison Bellanger, Cécile Cora et Sullivan Arthuis (films). Production Les Lucioles – Rennes (production déléguée) et La Comédie de Caen - CDN de Normandie. Coproduction Festival d’Avignon, Théâtre Dijon Bourgogne – CDN, Comédie de Colmar – CDN, La Passerelle – Scène nationale de Saint-Brieuc. Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National. Avec le soutien de la SPEDIDAM. Accueil en résidence La Chartreuse – Villeneuve-lez-Avignon, Comédie de Caen – CDN de Normandie Accueil en coréalisation Théâtre de la Tempête – Paris avec le soutien financier de Spectacle Vivant en Bretagne. Construction décor Ateliers de la Comédie de Caen – CDN de Normandie sous la direction de Carine Fayola. Remerciements au Château Fontaine-Henry et au Bato. Spectacle créé au Festival d'Avignon en juillet 2022, vu au Théâtre de la Tempête à Paris en décembre 2022.
Du 7 au 8 mars 2023
La Passerelle - Scène nationale de Saint-Brieuc
Place de la Résistance - BP 4133
22 041 Saint-Brieuc Cedex

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