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Billet de blog 9 juin 2025

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La valeur des échecs et la recherche de la lumière

Au Printemps des Comédiens, le collectif Le Grand Cerf Bleu s’empare de l’univers de la tauromachie pour tisser une fable contemporaine d’une force rare, où se mêlent intimité, mémoire et réflexion sociale. Plongée « documentaire » dans le monde taurin d’Occitanie, « De lumière » déjoue les attentes pour mieux interroger les mythologies collectives. Bouleversant.

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Illustration 1
De lumière, Le Grand Cerf Bleu © Nathalie Sapin

C’est l’histoire d’un jeune homme qui rêve de devenir artiste et de s’émanciper de sa province pour conquérir la capitale. Ce projet de vie, porté par l’élan de la jeunesse, est brutalement interrompu par la mort soudaine de son père, un ancien torero. Ce choc pousse le protagoniste à abandonner ses aspirations initiales pour se lancer dans la réalisation d’un documentaire sur le monde taurin, un univers à la fois familier et étranger, chargé de codes, de rituels et de contradictions. À travers cette quête, le personnage, incarné avec une intensité bouleversante par David Ayala, se confronte à son propre héritage, à la mémoire d’un père absent et à la question de la transmission dans un monde où les traditions, qu’elles soient glorifiées ou contestées, semblent vaciller.

Une plongée incandescente dans l’univers taurin

Le texte d’Azilys Tanneau, d’une grande finesse, évite l’écueil d’une approche manichéenne de la tauromachie. Loin de se limiter à un plaidoyer pour ou contre la pratique controversée, il explore les strates complexes de cet univers : sa beauté formelle, sa violence intrinsèque, mais aussi sa capacité à incarner une forme de résistance face à l’uniformisation culturelle. Comme dans les précédentes créations du Grand Cerf Bleu (« Non c’est pas ça !, Jusqu’ici tout va bien », « Robins – Expérience Sherwood », et surtout « Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles »), la dramaturgie repose sur une tension entre l’individu et les forces collectives qui le façonnent, qu’il s’agisse de la famille, de la société ou des héritages culturels.

Ce qui frappe d’emblée dans « De Lumière », c’est la manière dont Jean-Baptiste Tur et le collectif s’affranchissent des conventions théâtrales pour créer une expérience scénique à la fois brute et sophistiquée. Fidèles à leur recherche d’une « théâtralité zéro », les membres du Grand Cerf Bleu continuent de brouiller les frontières entre le réel et la fiction, entre la scène et la salle. La scénographie, épurée mais évocatrice, conçue avec une précision d’orfèvre, évoque à la fois le studio d’enregistrement, l’arène taurine et un espace mental, où les souvenirs du protagoniste se matérialisent par fragments, où le cercueil se fera bientôt taureau. Les jeux de lumière, signés Jimmy Boury, sculptent l’espace avec une délicatesse qui contraste avec la rudesse du sujet. Les faisceaux lumineux, tantôt chauds comme le soleil du Sud, tantôt froids comme la solitude du deuil, redessinent sans cesse le plateau, offrant une métaphore visuelle de la mémoire en perpétuelle reconstruction.

La performance de David Ayala, l’enfant du pays[1] dont le père a été banderillero, péon, puis homme de piste à Arles, acteur et comédien dont la présence magnétique irradie la scène, est le cœur vibrant de cette création. Sa capacité à passer de l’humour à la gravité, de la légèreté à une douleur contenue, donne au personnage une profondeur humaine qui transcende la simple interprétation. On retrouve ici l’une des signatures du Grand Cerf Bleu : une direction d’acteurs qui privilégie l’authenticité et l’accident, laissant place à une forme de fragilité assumée. Les silences, les hésitations, les éclats de rire ou de colère semblent surgir du présent de la représentation, comme si le texte se réécrivait sous nos yeux. Cette impression d’immédiateté, si chère au collectif, crée une proximité troublante avec le public, qui devient complice de cette quête intime et collective.

Illustration 2
De lumière, Le Grand Cerf Bleu © Nathalie Sapin

Une réflexion sur la mémoire et la modernité

La pièce s’inscrit dans un questionnement plus large sur la place des traditions dans une société en mutation. La tauromachie, avec ses rituels codifiés et son imagerie héroïque, devient ici un prisme à travers lequel le collectif interroge notre rapport au passé. Le choix de s’inspirer des écrits[2] d’Alain Montcouquiol, figure emblématique du monde taurin, ancre le spectacle dans une réalité tangible tout en lui conférant une dimension presque mythologique. À l’image des précédentes créations du Grand Cerf Bleu, qui revisitaient des figures comme Robin des Bois ou des rites comme le réveillon de Noël, « De Lumière » utilise un motif populaire pour mieux en déconstruire les significations. Le spectacle n’élude pas les controverses entourant la tauromachie, mais il refuse de s’y réduire. Il pose des questions essentielles : que reste-t-il de nos héritages lorsque ceux-ci sont contestés ? Comment un individu peut-il se construire face à un passé à la fois glorieux et problématique ? En ce sens, la pièce résonne avec une actualité brûlante, où les débats sur la cancel culture, la réévaluation des traditions et la quête d’identité individuelle et collective s’entremêlent. Le Grand Cerf Bleu ne propose pas de réponses, mais ouvre des espaces de réflexion, laissant le spectateur libre de ses interprétations.

Si « De Lumière » s’inscrit dans la lignée des œuvres de la compagnie, il marque également une évolution dans leur démarche. Là où « Non c’est pas ça ! »  jouait sur une réappropriation ludique de Tchekhov et « Jusqu’ici tout va bien » explorait les tensions familiales avec une ironie grinçante, « De Lumière » atteint une forme de maturité dans son approche, mêlant une écriture plus introspective à une ambition formelle plus affirmée. L’intégration de la musique, élément devenu central dans les projets de Gabriel et Jean-Baptiste Tur depuis quelques années, apporte une dimension supplémentaire à la pièce. Les sonorités, tantôt évoquant les fanfares des corridas, tantôt plus abstraites, accompagnent le récit sans jamais l’alourdir, renforçant une atmosphère à la fois épique et mélancolique.

La force du spectacle réside dans une exigence de densité dans son propos. Le Grand Cerf Bleu ne cherche pas à flatter son audience. Il fait mieux en l’invitant à penser, à ressentir, à se confronter à ses propres contradictions.  « De Lumière » nous rappelle que le théâtre, lorsqu’il est porté par une telle ambition, peut être un miroir tendu à notre humanité, à ses failles comme à ses éclats. Le spectacle est une réussite éclatante, une œuvre scénique qui conjugue avec brio l’intime et le politique, le trivial et le sublime. Le Collectif Le Grand Cerf Bleu, sous la houlette de Jean-Baptiste Tur, prouve une fois encore sa capacité à s’emparer de sujets complexes pour en extraire une poésie brute, accessible et profondément humaine. En explorant l’univers de la tauromachie avec une sensibilité rare, la pièce transcende son sujet pour parler de nous, de nos luttes, de nos héritages et de nos aspirations. Car c’est moins de corrida qu’elle parle que de notre rapport à l’enfance, à nos origines, à la subversion et à la mort. À l’image du cerf bleu, animal mythique et réel, cette création navigue entre la réalité et la fable, nous laissant éblouis, troublés, et résolument vivants. La compagnie continue de gratter les vernis de nos sociétés, offrant un théâtre qui, loin des facilités, choisit de questionner avec audace et générosité.

Illustration 3
De lumière, Le Grand Cerf Bleu © Nathalie Sapin

[1] Études au conservatoire national d’art dramatique de Montpellier, enfance arlésienne.

[2] En 1974, Alain Montcouquiol met fin à sa carrière de torero pour s'occuper de celle de son frère, Christian Montcouquiol dit « Nimeño II », qui mettra fin à ses jours après avoir été gravement blessé par un taureau de Miura, accident dont il avait gardé le bras gauche paralysé. Alain Montcouquiol consacre à son frère deux livres poignants et pudiques, Recouvre-le de lumière, paru aux Éditions Verdier en 1997, et Le sens de la marche, toujours chez Verdier en 2008.

« DE LUMIÈRE » - CONCEPTION Jean-Baptiste Tur TEXTE Azilys Tanneau MISE EN SCENE Jean-Baptiste Tur ASSISTANT A LA MISE EN SCENE Joris Rodriguez AVEC David Ayala et les musiciens Thomas Delpérié, Pierre Borel À L’IMAGE Laura Domenge et Tomas Cerqueira, Nino Julian, Pablo Juliano, Fanny Lo mbardo, Carlos Olsina, Christian Parejo, Swan Soto, Tomas Ubeda. Avec la participation d’une fanfare SCENOGRAPHIE Cécile Marc CRÉATION LUMIÈRE Jimmy Boury CRÉATION SON Jules Tremoy REGIE SON Robin Hermet CREATION VIDEO Marine Cerles IMAGES Clément Delpérié, Mathis Rodriguez COSTUMES Cathy Sardi DIRECTION DE PRODUCTION ET DEVELOPPEMENT Nathalie Carcenac ADMINISTRATION Marie-Pierre Jean. PRODUCTION Le Grand Cerf Bleu COPRODUCTION Le Cratère scène nationale d’Alès SOUTIENS ET ACCUEILS EN RÉSIDENCE DE CRÉATION Le Cratère scène nationale d’Alès Scène de Bayssan - Hérault Culture La Maison de L’Eau CDC - Allègre-Les-Fumades AIDE À LA RÉSIDENCE Théâtre des franciscains à Béziers Avec le soutien et la collaboration des Écoles taurines d’Arles, de Nîmes et de Béziers Jean-Baptiste et Gabriel Tur sont artistes résidents au 104 à Paris. La compagnie est accompagnée par Scène de Bayssan Hérault Culture. La création DE LUMIÈRE a obtenu l’aide à la production de la DRAC Occitanie, l’Aide au Compagnonnage Auteur.trice du Ministère de la Culture DGCA. La création a obtenu l’Aide à la production de La Région Occitanie. Avec le soutien du fonds d’insertion professionnelle de l’Ecole supérieure de théâtre de l’ Union financé par la DRAC Nouvelle- Aquitaine et la Région Nouvelle-Aquitaine. La compagnie Le Grand Cerf Bleu est soutenue par Le Ministère de La Culture-DGCA pour le programme d’aide à la création mutualisée en musiques actuelles, La Drac Occitanie, La Région Occitanie. Elle bénéficie des crédits Politique de la Ville pour l’ensemble des actions en direction des publics à Béziers. Le spectacle a été créé les 5 et 6 novembre 2024 au Cratère Scène nationale d’Alès, vu le 6 juin 2025 au Hangar Théâtre de Montpellier.

Du 6 au 8 juin 2025, dans le cadre de la 39ème édition du Printemps des Comédiens,

Hangar Théâtre
3, rue Nozeran
34 000 Montpellier

Illustration 4
De lumière, Le Grand Cerf Bleu © Nathalie Sapin

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