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À Bourges, au Transpalette, centre d’art contemporain de l’Antre-Peaux, friche culturelle et laboratoire artistique, l’artiste Marie Losier déploie un territoire visuel qui fait de la marginalité un terrain d'exploration esthétique. Orchestrée par Julie Crenn, qui depuis 2018 est commissaire associée à la programmation du lieu, l’exposition, intitulée « Hooky Wooky » en référence au titre d’une chanson de Lou Reed, « une danse avec New York, avec la voix follement belle, parlée, chantée de Lou Reed » explique Marie Losier, « un jeu de mots pour une invitation à l’amour », révèle une artiste qui ne cesse de questionner les codes de représentation des corps et des identités alternatives. Prolongeant les explorations de « Kino Volcano », présentée au Creux de l’Enfer en 2024, elle invite à une immersion dans l’univers plastique, visuel et sonore que l’artiste a façonné au cours des vingt dernières années. Ici, l’ordre muséal cède la place à une profusion contrôlée. L’esthétique foisonnante, presque baroque, évoque autant un cabinet de curiosités qu’un plateau de tournage abandonné.
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Les installations de Marie Losier, mêlant films 16mm, dessins, monotypes, costumes fantasques, et boîtes à films, créent un environnement dans lequel le visiteur est immédiatement happé à la faveur de la sensation de liberté débridée qui s’en dégage. Cette scénographie, à l’image des films de l’artiste, refuse toute linéarité narrative pour privilégier une expérience sensorielle au cours de laquelle chaque objet semble raconter une histoire, tout en conviant à une cocréation imaginaire. Attentive à la façon dont ses vidéos sont présentées, Marie Losier choisit une monstration unique pour chacune d’entre elle. Des « boites à film », toutes décorées de manière différente – ornées de plumes, de paillettes et de tissus, parfois même de perruques –, présentent les rushs de ses films. L’artiste s’inspire ici des dispositifs de pré-cinéma tels les lanternes magiques. Ces procédés de visionnage individuels créent une autre relation aux images.
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Les rideaux peints à l’huile, les projections rétro-éclairées et les céramiques anthropomorphes dialoguent dans un espace qui évoque à la fois l’atelier d’un alchimiste et une fête foraine onirique. Cette profusion reflète le processus créatif de l’artiste, qui se nourrit de rencontres et de collaborations avec des figures marginales et iconoclastes, personnalités souvent iconiques de la contre-culture allant de cinéastes comme Guy Maddin ou les frères Kuchar à des musiciens comme Genesis P-Orridge ou Peaches. À Bourges, l’exposition met en avant des œuvres récentes, à l’instar de « Da Da Da (David Legrand) » (2023), aquarelle monumentale aux couleurs vibrantes, portrait d’un ami devenu personnage mythologique, ou de la vidéo « Taxidermisez-moi » (2021), projetée au fond d’une petite boîte sculptée recouverte de plumes, pour laquelle la caméra 16mm capture des gestes d’une tendresse brute. La vidéo, tournée dans l’atelier de l’artiste à New York, la montre manipulant des plumes, des tissus et des pellicules, comme une sorcière moderne concoctant un sortilège. Ces pièces, inédites en France pour certaines, témoignent d’une pratique qui transcende les médiums, faisant du Transpalette un lieu de convergence dans lequel le cinéma devient objet, le dessin, performance. L’artiste, forte de ses vingt-cinq années new-yorkaises, impose ici une esthétique de la proximité qui abolit la distance critique traditionnelle. Les ambiances audio créent une immersion totale, transformant l’espace d’exposition en chambre d’écho des contre-cultures américaines.
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Poétique de la marge
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Formée à la littérature à l’université de Nanterre et aux Beaux-Arts à Hunter College, à New York, Marie Losier a toujours célébré les figures en marge, celles qui, par leur excentricité ou leur refus des normes, redéfinissent les possibles de l’art. « Hooky Wooky » prolonge cette exploration en mettant en scène des corps et des imaginaires qui défient les conventions. Les films projetés capturent des instants de vie au travers d’une caméra qui semble danser avec ses sujets, à l’instar de « Lunch Break on the Xerox Machine » (2003) ou de « Felix in Wonderland » (2019), film dédié au musicien Felix Kubin, qui mêle des séquences de performances électro-acoustiques à des interludes oniriques où Kubin, déguisé en lapin blanc, erre dans une forêt de néons. L’esthétique, volontairement lo-fi, transforme le grain du 16mm en une véritable texture émotionnelle. Ces portraits, souvent qualifiés de « ludiques » ou « poétiques », ne se contentent pas de documenter. Ils réinventent leurs sujets en héros d’une mythologie contemporaine dans laquelle la marginalité devient une force de résistance. Si ses films et installations semblent d’abord célébrer une joie presque enfantine, ils interrogent en creux les normes de genre, de sexualité et d’identité. Les costumes ou boîtes à films ornées de miroirs et de paillettes, évoquent un travestissement heureux, une réappropriation des codes du kitsch pour en faire des armes de subversion douce. L’artiste utilise des matériaux traditionnellement associés à l’intime ou au domestique pour en faire des manifestes esthétiques et politiques.
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Dans « Hooky Wooky », Marie Losier tisse une critique sociale sans jamais tomber dans une démonstration lourde. Ses œuvres ne crient pas leur engagement. Elles l’incarnent dans des formes qui séduisent par leur apparente légèreté. Ainsi, les portraits filmés de Saúl Armendáriz dit Cassandro, le catcheur mexicain, figure emblématique du lucha libre, dans « Cassandro The Exotico! » (2018), présenté dans une niche tapissée de tissus mexicains aux couleurs criardes, ou de Peaches dans « Peaches Goes Bananas! » (2024), montrant la musicienne, dans un costume de plumes roses, performant une chorégraphie déjantée, ne se contentent pas de célébrer des individualités. Ils questionnent les cadres normatifs qui marginalisent ces corps et ces voix, et dessinent une cartographie de l’altérité contemporaine. Chaque écran devient un miroir déformant dans lequel se reflètent nos propres préjugés sur la normalité. À Bourges, cette dimension est amplifiée par l’histoire du Transpalette et son ancrage dans la friche l’Antre Peaux, qui a toujours privilégié les pratiques expérimentales et les voix dissidentes. L’exposition dialogue également avec le contexte local. À Bourges, ville marquée par son passé industriel et ouvrier, « Hooky Wooky » prend une dimension supplémentaire. Les matériaux bricolés de Marie Losier – tissus recyclés, pellicules usagées, objets du quotidien détournés – font écho à une économie de la débrouille. Avec leurs références à la culture populaire, ils font écho à une forme de résilience collective dans laquelle l’art devient un espace de liberté face aux contraintes sociales et économiques. Cette dimension contextuelle donne à l’exposition une profondeur qui va au-delà de son apparente exubérance. Marie Losier ne fait pas de l’art politique au sens militant, mais elle politise l’intime, transformant chaque geste, chaque costume, chaque film en un acte de réappropriation.
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Résister à la standardisation artistique
L’un des aspects les plus marquants de l’exposition est son invitation implicite à la participation. Marie Losier, qui a toujours construit son œuvre à partir de collaborations intimes, fait du visiteur un complice. Les projections, souvent accompagnées de performances ou d’objets manipulables, rompent la frontière entre l’artiste et le public. Les boîtes à films, par exemple, loin d’être de simples coffrets, sont des sculptures interactives, autant de tentations de toucher, d’observer sous un autre angle, de s’immerger pour le visiteur dans l’univers de l’artiste. Cette approche, qui rappelle les performances collaboratives de l’artiste avec Felix Kubin ou Pauline Curnier-Jardin, fait de l’exposition un espace vivant dans lequel l’œuvre n’est jamais figée.
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« Hooky Wooky » apparait comme une tentative de réponse aux défis de notre époque, que se soit la quête d’identité dans un monde normatif, la nécessité de réinventer les liens sociaux à travers l’art, ou la célébration des marges comme espaces de création. Par son usage du 16mm, des matériaux bruts et des récits fragmentés, l’artiste propose une alternative à la standardisation de la culture contemporaine. Elle démontre ici que l’art peut encore servir d’outil d’émancipation, de révélateur des identités plurielles qui composent notre époque, nous rappelant qu’il peut être, même dans sa forme la plus ludique, un acte de résistance. Célébration de la liberté créative, hommage aux marges et à ceux qui les habitent, « Hooky Wooky » est tout cela et plus encore. Marie Losier, avec son langage visuel foisonnant et ses récits intimistes, transforme le centre d’art en un espace de fête subversive et de réflexion joyeuse, dans lequel chaque détail raconte une histoire de résistance et de tendresse, où le kitsch devient politique et l’amitié, œuvre d’art. L’exposition, par sa générosité et sa radicalité douce, s’inscrit dans la lignée des projets audacieux du Transpalette et dans l’esprit de l’Antre-Peaux, tout en affirmant la singularité d’une artiste qui, depuis New York jusqu’à Bourges, n’a cessé de réinventer les possibles de l’art contemporain.
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« MARIE LOSIER. HOOKY WOOKY » - Commissariat : Julie Crenn, commissaire associée à la programmation du Transpalette, Antre-Peaux, Bourges.
Jusqu'au 31 août 2025 - Du mercredi au dimanche de 14h à 18h.
Antre Peaux
24-26, rue de la Chapelle
18 000 Bourges
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