« Moi, d’être transformée par des champignons et des petites bactéries, ça me va[1] », Nadia Skrobeck-Lüscher.
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Tout organisme biologique est génétiquement programmé pour mourir. Dans la société occidentale, la mort était autrefois mise en scène lors de rituels traditionnels qui se sont, petit à petit, considérablement allégés. Le sociologue allemand Norbert Elias fait le constat que « jamais la mort n’a été aussi discrète, aussi hygiénique qu’elle l’est aujourd’hui, et jamais aussi solitaire[2] ». Ce processus d’évolution lente s’étale sur plusieurs siècles, engendrant une mise à distance de la mort, désormais refoulée aux limites de la conscience, dans un monde dominé par l’idéal de jeunesse éternelle. Seule sur scène (ou presque), Aurélia Lüscher invite à une traversée facétieuse du royaume des morts, prenant d’emblée le pari risqué et fascinant de donner à voir, à dire, à toucher, symboliquement du moins, cette mort que notre société préfère cacher. Avec son titre sonnant comme une provocation douce, « Les corps incorruptibles » interroge notre rapport contemporain à la mort, ce qu’il reste du corps après la vie, les liens que nous entretenons avec nos défunts, avec les dépouilles, avec la terre. La comédienne, céramiste et metteuse en scène suisse déploie une performance hybride, à la croisée du théâtre documentaire, de l’installation plastique et de l’investigation intime, qui prend la forme d’une autofiction. Au début de la pièce, Aurélia Lüscher s’adresse par téléphone à sa mère : « Il faut que tu me raconte ma naissance[3] ». Elle lui explique en détail avant de l’interroger sur le pourquoi de cette question. « Non parce que je vais commencer une enquête pour comprendre comment on s'occupe des mort·es » lui répond-elle. Elle souhaite que l’on « reprenne la main » sur nos morts, que l’on réinvente nos rituels. Après un temps d’immersion dans une entreprise de pompes funèbres et de thanatopraxie – expérience qu’elle transforme en matière première avec une malice contagieuse –, elle imagine le spectacle à la manière d’un traité d’économie funéraire décroissante, tendre et ironique, dans lequel l’organique reprend ses droits sur le médical, là où l’argile, cette matière infiniment recyclable, devient le symbole d’une réconciliation avec le cycle vital. Aurélia Lüscher réenchante avec un discours qui nous renvoie à notre propre finitude, sans jamais sombrer dans le macabre. Ce spectacle audacieux assume le risque de la fragilité pour mieux bousculer nos tabous.
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La forme et la matière
Depuis les années soixante, les hôpitaux et les services funéraires ont dépossédé les familles des soins aux défunts. La mort, autrefois ritualisée au sein du foyer, est devenue une affaire de professionnels, un processus aseptisé, dissimulé derrière des murs blancs et des protocoles hygiénistes. Le décor aseptisé évoque ici un funérarium, un sous-sol d’hôpital ou un couloir de maison mortuaire – mais aussi un atelier. Cette bipolarité, cette oscillation entre clinique et vie, entre objet mort et matière vivante, est la grande force du spectacle. Entourée de cette scénographie vivante signée Arnaud Louski-Pane, glissant imperceptiblement de la clinique froide à l’atelier de potier, Aurélia Lüscher entreprend une enquête au long cours, à la fois personnelle et collective. Elle puise dans son stage au cœur de l’industrie funéraire, interrogeant les pratiques de l’embaumement moderne, ce « miracle » commercialisé qui, à l’image des corps incorruptibles des saints catholiques, défie la décomposition naturelle. Mais à quel prix ? Écologique, financier, spirituel ? La pièce s’ouvre sur cette interrogation : que faire de nos restes ? Peut-on choisir une fin plus verte, plus poétique ? L’artiste manipule l’argile crue, moulant des éléments organiques – des fragments de corps, des reliques fictives – qui, non cuits, peuvent être remodelés à l’infini. Cette gestuelle, précise et sensuelle, transforme la scène en un espace de création continue, dans lequel la mort n’est plus une fin abrupte mais une étape dans la chaîne du vivant. Retourner à la terre, c’est perpétuer la vie. L’argile, humide et malléable, incarne cette perpétuité, contrastant avec les fluides conservateurs de la thanatopraxie.
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Le spectacle présente une grande cohérence formelle. Aurélia Lüscher, accompagnée d’une dramaturgie fine élaborée avec Mélissa Zehner et Céline Nidegger, refuse le didactisme. Le texte n’est pas un texte de théâtre au sens classique. Il s’apparente à une matière à dire, une partition organique qui mêle récit, documentation, fragments autobiographiques et notes de terrain. Ce n’est pas une écriture d’invention, mais d’excavation. Au lieu d’un exposé frontal, elle opte pour une narration fragmentée, nourrie de témoignages réels – ceux des thanatopracteurs rencontrés, des familles endeuillées, des experts en écologie funéraire. Des voix off, discrètes mais percutantes, ponctuent la performance, tandis que la lumière de Juliette Romens, subtile et changeante, fait basculer l’atmosphère d’une froideur clinique à une chaleur terreuse. Le son, conçu par Antoine Briot, intègre des bruits organiques – le clapotis de l’eau, le froissement de la glaise – qui ancrent le spectateur dans une sensorialité tangible. Aurélia Lüscher, avec son corps à la fois vulnérable et maîtrisé, incarne cette enquête. Elle moule, raconte, interroge le public du regard, comme pour nous inviter à nous projeter dans ce rituel réinventé. C’est un théâtre de l’intime qui s’ouvre sur le collectif, dans lequel l’humour – espiègle, parfois corrosif – désamorce la gravité du sujet. « T'as juste intérêt à pas mourir assis sinon on doit te péter les articulations pour rentrer dans le cercueil[4] » lui indique une thanatopractrice tout en faisant des soins sur un corps. Ce mélange d’humour noir, de dérision, de banalité du geste funéraire est raconté sans pudeur excessive. Le comique n’enlève rien à l’émotion ; au contraire, il permet d’entrer dans l’inconfort sans tomber dans le tragique gratuit. Une anecdote sur un enterrement raté, un clin d’œil à la commercialisation des urnes biodégradables, et voilà que le rire surgit, libérateur, rappelant que la mort, après tout, fait partie de la comédie humaine.
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« Soigner les morts pour guérir les vivants »
Cependant, la pièce n’est pas qu’une farce bienveillante. Elle soulève de vraies questions : pourquoi le corps est-il devenu un objet industriel après la mort ? Pourquoi la thanatopraxie s’est-elle imposée comme une norme en Occident ? Aurélia Lüscher pointe du doigt les dérives d’une société qui, en masquant la mort, masque aussi sa propre vulnérabilité. Elle relie cette dissimulation à des enjeux plus larges. L’écologie, bien sûr, à travers une critique feutrée des pratiques funéraires polluantes – crémations émettrices de CO2, embaumements chimiques qui contaminent les sols –, la relation à ce qui reste après. Mais aussi le capitalisme funéraire, cette industrie lucrative qui transforme le deuil en marché. En s’inspirant des miracles catholiques des corps incorruptibles, l’artiste interroge la quête d’immortalité contemporaine. Pourquoi refusons-nous la décomposition, ce processus naturel qui nourrit la terre ? Elle suggère que la mort pourrait être pensée non comme un effacement brutal, mais comme une transformation, une continuation. Le spectacle devient un plaidoyer pour une « économie décroissante » des funérailles, où la simplicité – un linceul en coton, un cercueil en carton – retrouve une poésie perdue. Et ce discours est d’autant plus puissant qu’il est incarné. Sur scène, Aurélia Lüscher crée, joue, modèle. Le corps de l’artiste, son geste, sa voix sont autant d’outils que l’écriture. C’est à cet endroit que la dimension plastique prend toute son ampleur. L’argile, manipulée en direct, symbolise cette humilité, cette acceptation du cycle. Non cuite, elle reste fragile, comme la vie elle-même ; remodelée, elle évoque la résilience. La scène se transforme alors en un laboratoire vivant dans lequel le spectateur est invité à réfléchir, troublé par la proximité de ces matières organiques.
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Ni théâtre, ni installation, « Les corps incorruptibles » forge un entre-deux fertile qui bouscule les conventions. Le mélange des registres – plasticité, théâtre, performance, documentaire – en fait un objet hybride, parfaitement maîtrisé. L’intimité de l’enquête évite la posture « grandiloquente ». L’artiste n’impose pas des certitudes, elle interroge, tâtonne, se confronte. Et si le spectacle semble parfois saturé par la densité de ses références – de la thanatologie à l’anthropologie funéraire –, cette saturation en fait précisément la force, reflétant le foisonnement de la vie, même dans la mort. Aurélia Lüscher, avec son regard facétieux, évite l’écueil du moralisme. Elle invite plutôt à rire collectivement de la mort pour mieux la désacraliser et ainsi l’apprivoiser. Dans un monde obsédé par la jeunesse éternelle et les corps parfaits, la pièce nous renvoie à notre matérialité, à notre finitude écologique. Engagé sans être pesant, le théâtre d’Aurélia Lüscher met le doigt sur la plaie sociétale avec une tendresse unique. La pièce est porteuse d’un questionnement éthique engagé. Au-delà du spectacle, il y a une volonté de faire réfléchir. Rarement un spectacle aura su transformer un sujet aussi sombre en une expérience galvanisante de laquelle le public sort réconcilié avec l’idée que la mort, finalement, pourrait être réenchantée. Avec légèreté et sérieux mêlés, Aurélia Lüscher propose un geste artistique fort, ouvrant un espace de pensée, de relation, de respect. Reliant déni, écologie, économie et matérialité, « Les corps incorruptibles » forme une œuvre cohérente, ironique et profondément humaine qui confirme le théâtre comme espace de friction entre le corps et l’idée, entre le visible et l’invisible.
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[1] Aurélia Lüscher, Les corps incorruptibles, esse que éditions, 2025, p. 47.
[2] Norbert Elias, La solitude des mourants, traduction de Sybille Muller et Claire Nancy, Paris, Christian Bourgeois, 1987, 120 p.
[3] Aurélia Lüscher, op. cit., p. 12.
[4] Ibid, p. 20.
« LES CORPS INCORRUPTIBLES » - Conception et jeu Aurélia Lüscher. Collaboration scénographie et corps Arnaud Louski-Pane. Collaboration artistique et dramaturgie Mélissa Zehner et Céline Nidegger. Soutien à la dramaturgie Guillaume Cayet. Participation Nadia Skrobeck-Lüscher, Xulia Rey Ramos et Ponyo. Construction Manon Clavreul Baudry, Ninon Larroque, Arnaud Louski-Pane, Aurélia Lüscher et Pol-Ewen Maisonneuve. Assistanat Manon Clavreul Baudry. Régie générale et régie plateau Xulia Rey Ramos. Création lumière Juliette Romens. Création son Antoine Briot. Régie son Mateo Provost. Conseils plastiques et céramique Aline Morvan. Administration Roma Calmant. Diffusion et production Karine Bellanger | Bora Bora productions. Production le désordre des choses. Soutiens Fondation d’entreprise Hermès, Fonds de dotation Porosus. Coproduction Studio Théâtre de Vitry, Les Subs – lieu vivant d’expériences artistiques (Lyon), La Comédie de Clermont-Ferrand –Scène nationale, Le Dôme Théâtre (Albertville). Résidences Fondation Johnny Aubert Tournier – Maisons Mainou – Résidence suisse d’écriture dramatique et de composition musicale des arts du spectacle, Théâtre du Point du Jour (Lyon), Chartreuse – Centre national des écritures du spectacle. Spectacle créé en mars 2024 au Studio Théâtre de Vitry.
Du 5 novembre au 15 novembre 2025, au Théâtre de la Bastille, Paris,
Du 19 au 21 novembre 2025, au La Grange, Centre arts et sciences, Lausanne.
Du 21 au 22 janvier 2026, au Théâtre de Châtillon,
Du 28 au 29 janvier 2026, au Théâtre Le Périscope, Nîmes.