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Billet de blog 10 février 2024

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Trois soeurs

Au Théâtre de la Bastille, Gurshad Shaheman plonge les spectateurs dans cinquante ans d’histoire iranienne à travers les monologues entrelacés de trois sœurs qui sont aussi sa mère et ses tantes. Elles partagent la scène avec trois comédiennes contant leur existence. Autour de tables dressées, les « Forteresses » invitent au banquet de la vie.

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« Je me souviens de vastes palmeraies intégralement brûlées

Le soleil se couchait

De part et d’autre de la route

Il y avait ces immenses palmiers calcinés (…) »

Illustration 1
Les Forteresses, Gurshad Shaheman © Agnès Mellon

Un banquet. Sur scène, c’est à un banquet que sont littéralement conviés les spectateurs, un banquet donné en l’honneur de trois femmes, qui sont aussi trois sœurs, un banquet au décor feutré et aux allures persanes qui, passant de l’intime au politique, déroule le récit de leurs vies et avec lui cinquante ans de l’histoire récente iranienne. Des protestations contre le pouvoir du Shah à la Révolution de 1979, de désillusion en répression, de divorces en exil, l’histoire familiale se meut en fresque historique et politique sur l’Iran. Jeyran, Shady et Hominaz partagent la scène avec trois comédiennes qui incarnent leur histoire, leur enfance, leurs études, leur mariage, les naissances, leur divorce, une distanciation qui, renforcée par leurs présences parfois spectrales, donne à la pièce une tonalité étrange, comme si le corps et la voix étaient disjoints, comme si les fantômes du passé venaient troubler la fête, comme si le récit de ces vies douloureuses était nécessaire pour briser la « forteresse des larmes » et revenir à la vie. Il sera question des violences subies qu’elles soient d’État ou conjugales, de la négation du corps féminin, impur, privé de tous ses droits, de l’Allemagne et de la France comme destin pour deux d’entre elles, et de l’Iran pour la troisième, demeurée à Téhéran. Mêlant la musique aux mots – interprétant notamment des chansons azéries dans une langue interdite par le pouvoir islamique –, le metteur en scène retrace les destins de sa mère et ses tantes, trois sœurs nées au début des années soixante à Mianeh, une petite ville des montagnes de l’Azerbaïdjan iranien qui, par leur courage et leur dignité, mais aussi par la joie d’être là, le plaisir de danser et chanter, emportent tout sur leur passage.

Illustration 2
Les Forteresses, Gurshad Shaheman © Agnès Mellon

« Comme un mirage au soleil »

C’est en 2018 que le Gurshad Shaheman, à la fois acteur, performeur, metteur en scène et auteur, a eu l’idée de la pièce. Il présente alors au Festival d’Avignon son spectacle « Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète » qui porte sur scène les histoires d’amours interdites et les récits de guerre de jeunes exilés originaires du Moyen-Orient. L’occasion pour sa mère, qui vit à Lille, de venir découvrir la pièce, ainsi que pour sa tante, installée depuis près de vingt ans à Francfort en Allemagne. Elles sont rejointes par leur sœur cadette restée à Téhéran. C’est la première fois depuis onze ans que les trois sœurs se retrouvent, séparées depuis la Révolution par trois pays et deux continents. « J’étais touché de les voir ensemble après toutes ces années, de constater combien leur lien restait solide malgré les revers du destin, les années de séparation et malgré des choix de vie parfois radicalement opposés » explique Gurshad Shaheman dans sa note d’intention. « Je les regardais dans les rues d’Avignon, au milieu de cette grande fête du théâtre dans laquelle elles se fondaient parfaitement et je les trouvais vraiment romanesques, pour ne pas dire théâtrales ». Après l’exil, les trois sœurs ont vécu éloignées les unes des autres, dans des langues et des cultures distinctes qui suscitent trois visions différentes des évènements vécus. Il y a d’abord sa mère, arrivée en France en 1990, puis sa sœur cadette qui, deux ans plus tard et avec ses deux enfants, entame un long et âpre parcours de migration jusqu’à Leipzig en Allemagne.

Illustration 3
Les Forteresses, Gurshad Shaheman © Agnès Mellon

Lorsqu’elles se retrouvent à Avignon en 2018, Gurshad Shaheman les écoute faire le bilan de leur vie, de leurs réussites et de leurs échecs, leurs joies et leurs peines. « Je me disais que je tenais là le sujet de ma prochaine pièce » explique-t-il. Il écrit le spectacle à partir des entretiens qu’il mène auprès de sa mère et de ses tantes, préférant à l’aspect documentaire la puissance poétique que ces récits peuvent susciter. Il entremêle ainsi trois monologues racontant trois existences à l’âge des bilans, trois voix qui se succèdent et se complètent, trois voyages intérieurs, à chaque fois l’inventaire d’une vie. Lorsqu’il invite sa mère et ses tantes à jouer sur scène dans une pièce qui fait le récit de leurs vies, Gurshad Shaheman doit faire face à leur désir de théâtre qui les réjouit autant qu’il les paralyse, d’autant que seule sa mère parle le français. « Je suis présent sur scène aux côtés de ma mère et ses sœurs. Nous sommes les hôtes de cette réception. Nous accueillons les spectateurs, les guidons à leurs places et leur proposons gâteaux et bonbons » explique-t-il. Pour la scénographie, il s’inspire des restaurants en plein air du nord de Téhéran où l’on mange assis sur des lits recouverts de tapis et installés sur des cours d’eau. Sur scène, c’est une partie des spectateurs qui est invitée à s’y poser, brisant ainsi le quatrième mur qui sépare la scène de la salle.

Illustration 4
Les Forteresses, Gurshad Shaheman © Agnès Mellon

« Ne jamais faner et mourir »

Chaque récit est pris en charge par une comédienne franco-iranienne qui vient en quelque sorte doubler l’une des trois sœurs, engendrant une dissociation entre le corps et la voix, la mère et les tantes réalisant les actions théâtrales. Chaque protagoniste est donc scindé en deux. Entre réalisme, burlesque et abstraction, les interprètes expérimentent le plateau pour la première fois. Portées par une musique électro-acoustique, les voix des actrices inscrivent le texte dans une bande son originale qui englobe la totalité de la pièce, seulement rompue au moment où se termine l’un des trois chapitres qui la composent, chacun étant clos par une chanson azérie interprétée en direct par Gurshad Shaheman. « C’est ma seule contribution vocale au plateau, le reste du temps je ne suis qu’une oreille dans laquelle les trois femmes déversent le récit de leurs tourments » précise-t-il. Le choix de l’azéri, la langue maternelle, est aussi un choix politique puisqu’il s’agit d’une langue réduite au silence par la culture dominante perse. « Les récits intimes seraient incomplets si je ne faisais pas résonner cette langue interdite haut et fort dans le théâtre » confie-t-il encore.

Illustration 5
Les Forteresses, Gurshad Shaheman © Agnès Mellon

Dans son premier spectacle, « Pourama Pourama », Gurshad Shaheman parlait de lui, racontait sa vie, revenant sur son enfance en Iran pendant la guerre avec l’Irak, son adolescence vécue seul avec sa mère dans l’exil et les débuts de son apprentissage du français, et ses premiers émois amoureux, les peurs, les peines, les combats intimes, les moments heureux aussi. Ses tantes et sa mère y étaient déjà présentes en tant que personnages secondaires. Avec « Les Forteresses », il renverse le point focal pour les placer au centre, devenant, lui, la personne qui écoute. Durant trois heures, chacune correspondant à vingt ans de vie, la petite histoire se mêle à la grande, des destins individuels construisent une histoire collective. Frères, mari ou père, il est beaucoup question du rapport aux hommes. Comment vit-on dans une société où il est extrêmement compliqué de décider pour soi quand on est une femme ? Pourquoi décider de partir ? pourquoi décider de rester ? On est submergé par l’immense tendresse qui émane de cette saga familiale traversant plus d’un demi-siècle, le récit de trois femmes hors du commun, militantes de gauche ayant fait la révolution de 1979 et connu les désillusions de la république islamique, traversé une guerre de huit ans, trois femmes confrontées aux fracas du monde, dont la seule présence sur scène irradie la pièce. En transcendant le réel, Gurshad Shaheman la teinte d’une incandescence poétique bouleversante.

Illustration 6
Les Forteresses, Gurshad Shaheman © Agnès Mellon

LES FORTERESSES -  Texte et mise en scène Gurshad Shaheman. Avec Guilda Chahverdi, Mina Kavani, Shady Nafar, Gurshad Shaheman et les femmes de sa famille. Assistant à la mise en scène Saeed Mirzaei. Dramaturgie Youness Anzane. Création sonore Lucien Gaudion. Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy. Lumière Jérémie Papin. Régie générale et régie lumière Pierre-Éric Vives. Costumes Nina Langhammer. Régie plateau et accessoires Jérémy Meysen. Maquillage Sophie Allégatière. Coaching vocal Jean Fürst. Coordination et diffusion Anouk Peytavin - La Ligne d’Ombre. Production et administration Emma Garzaro - La Ligne d’Ombre. Direction de production Julie Kretzschmar - Les Rencontres à l’échelle - B/P. Production La Ligne d’Ombre et les Rencontres à l’échelle - B/P Coproduction Le Phénix - Scène nationale de Valenciennes, TnBA - Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, Pôle arts de la scène - Friche la Belle de Mai, Centre culturel André Malraux - Scène nationale de Vandœuvre-lès-Nancy, Le Carreau - Scène nationale de Forbach et de l’Est Mosellan, Le Théâtre d’Arles - Scène conventionnée d’intérêt national art et création - nouvelles écritures, la Maison de la Culture d’Amiens et Les Tanneurs (Bruxelles). Accueil en résidence Le Manège (Maubeuge), Les Rencontres à l’échelle - B/P structure résidente de la Friche la Belle de Mai et Les Tanneurs (Bruxelles). Avec le soutien de la DRAC Hauts-de- France, la région Hauts-de-France, du fonds SACD Théâtre, la Spedidam et de l’Onda - Office national de diffusion artistique. Ce projet a bénéficié de l’aide à l’écriture de l’association SACD - Beaumarchais (2019) et de l’aide à la création ARTCENA. Remerciements à Sophie Claret, Camille Louis, Judith Depaule et Aude Desigaux. Les Forteresses sont parues aux éditions Les Solitaires Intempestifs en septembre 2021. Spectacle vu au Théâtre national de Bretagne à Rennes le 23 novembre 2023.

Théâtre de la Bastille du 5 au 11 février 2024.

Illustration 7
Les Forteresses, Gurshad Shaheman © Agnès Mellon

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