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Billet de blog 10 juin 2025

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Faust en Afrique

À Montpellier, le Printemps des Comédiens accueillait la première française de la recréation de « Faustus in Africa ! », œuvre majeure de l’artiste sud-africain William Kentridge et de la Handspring Puppet Company, trente ans après sa création. Cette relecture incandescente du mythe faustien sous le prisme de l’Afrique contemporaine offre une esthétique visuelle d’une rare puissance.

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Faustus in Africa ! William Kentridge et la Handspring Puppet Company, © Fiona MacPherson

La  39ème édition du Printemps des Comédiens à Montpellier accueillait  la première française de la recréation de « Faustus in Africa ! », une œuvre remarquable signée par l’une des figures majeures de l’art contemporain, l’artiste sud-africain William Kentridge et la célèbre troupe de marionnettistes Handspring Puppet Company. Trente ans après sa création en 1995, au lendemain de l’abolition de l’apartheid, cette relecture du mythe de Faust, initialement conçue comme une réponse au contexte sociopolitique sud-africain, fait écho à notre monde contemporain avec une acuité saisissante. À travers une mise en scène audacieuse, un théâtre de marionnettes d’une expressivité bouleversante et une esthétique visuelle d’une rare puissance, ce spectacle interroge les compromissions morales, les ravages du néocolonialisme et l’urgence climatique, tout en déployant une poétique théâtrale d’une richesse inouïe.

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Faustus in Africa ! William Kentridge et la Handspring Puppet Company, © Fiona MacPherson

Créé en 1995, « Faustus in Africa ! » naît d’une collaboration entre William Kentridge, plasticien et metteur en scène de génie, et la Handspring Puppet Company, célèbre pour ses marionnettes d’une expressivité sans pareille. À l’époque, l’œuvre s’inscrivait dans le sillage de la transition postapartheid, période marquée par l’accord négocié entre le gouvernement nationaliste sud-africain et le Congrès national africain (ANC). Cet accord, perçu par certains comme un « pacte avec le diable » où la paix l’emportait sur la justice, trouve un écho dans le mythe faustien : un savant, Faustus, vend son âme au diable en échange de savoir et de pouvoir. Cette recréation, portée par une nouvelle génération de marionnettistes et légèrement remaniée sous la direction artistique de Lara Foot, conserve l’essence de l’original tout en actualisant son propos pour refléter les enjeux brûlants de notre époque : l’extractivisme effréné, les héritages du colonialisme et la crise écologique. Le spectacle s’ouvre sur un Faustus en safari, une métaphore grinçante qui transforme le voyage d’exploration en une quête cupide, pillant les richesses humaines et matérielles de l’Afrique. Loin de la sombre Allemagne médiévale de Goethe, cette version déplace le mythe dans un continent africain fantasmagorique, où la beauté des paysages côtoie la violence des désirs humains. Cette transposition, d’une ironie corrosive, dénonce l’appétit du gain immédiat, faisant de la pièce une parabole universelle sur les compromissions éthiques face à l’avidité et à l’individualisme des sociétés de consommation.

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Faustus in Africa ! William Kentridge et la Handspring Puppet Company, © Fiona MacPherson


La pièce marque d’emblée par la virtuosité de son esthétique. Les marionnettes, conçues par Adrian Kohler et Basil Jones, sont d’une beauté saisissante. Chacune, qu’il s’agisse de la hyène démentielle, intercesseur entre le démon et les mortels, ou des figures de puissants caricaturés en « clowns sinistres », est animée avec une précision et une expressivité qui transcendent la matière. Les marionnettistes, dont les bras plus jeunes ont pris le relais après trente ans, insufflent une vie troublante à ces figures, mêlant grâce et grotesque dans un ballet théâtral d’une grande intensité. Mais l’âme du spectacle réside dans l’interaction entre ces marionnettes et les films d’animation au fusain de William Kentridge, projetés sur un écran qui sert à la fois de décor et de commentaire visuel. Ces animations, à la beauté picturale charbonneuse, évoquent une Afrique coloniale fantasmée, mêlant chromos publicitaires, décors fonctionnels et métaphores violentes. Les dessins, à la fois nostalgiques et brutaux, confèrent au spectacle une profondeur tragique dans laquelle l’histoire individuelle de Faustus se heurte aux cicatrices collectives du continent africain. Cette dialectique entre la petite et la grande histoire, entre le corps de bois des marionnettes et l’immensité des projections, fait de « Faustus in Africa ! » une œuvre totale, à la croisée du théâtre, des arts plastiques, de la musique et du cinéma. La partition musicale, composée par James Phillips et Warrick Sony, constitue un autre pilier de l’œuvre. Mêlant ironie et nostalgie, elle tisse un paysage sonore envoûtant qui accompagne les péripéties du protagoniste. La fanfare, qui rythme les chapitres de l’histoire, et les mélodies aux accents africains, renforcent l’atmosphère à la fois festive et tragique du spectacle. Cette musique, devenue dans les années quatre-vingt-dix un symbole de résistance pour la jeunesse sud-africaine, retrouve ici toute sa puissance subversive, amplifiant la portée satirique et politique de la mise en scène.

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Faustus in Africa ! William Kentridge et la Handspring Puppet Company, © Fiona MacPherson

Bien que le texte, articulé dans un anglais châtié aux tournures parfois amphigouriques, puisse dérouter par sa densité et sa rapidité, et que les surtitres, peinant à suivre le rythme des interprètes, laissent parfois le spectateur français dans une forme d’errance, cette opacité narrative, ponctuée d’ellipses et de péripéties, n’est pas un défaut mais une force. Elle reflète la complexité du monde que dépeint la pièce : un univers où les mots, comme les promesses, glissent et se dérobent. Si l’on perd parfois le fil du récit, la puissance visuelle et émotionnelle des images compense largement cet égarement, offrant une expérience sensorielle qui déborde la compréhension littérale. Cette narration fragmentée sert également le propos satirique de l’œuvre. Les puissants, généraux et empereurs, sont dépeints comme des figures grotesques, dont la bêtise et la cupidité n’ont nul besoin d’être exagérées pour provoquer le rire ou l’effroi. La hyène, figure centrale du bestiaire faustien, incarne avec une ironie mordante l’opportunisme et la trahison. À travers ces personnages, le spectacle brosse un portrait au vitriol des élites, qu’elles soient coloniales ou contemporaines, et interroge les mécanismes de pouvoir qui gangrènent les sociétés.

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Faustus in Africa ! William Kentridge et la Handspring Puppet Company, © Fiona MacPherson
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Faustus in Africa ! William Kentridge et la Handspring Puppet Company, © Fiona MacPherson

Trente ans après sa création, « Faustus in Africa ! » n’a rien perdu de sa pertinence. En revisitant le mythe faustien, Kentridge et la Handspring Puppet Company posent une question essentielle : jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour assouvir notre soif de pouvoir, de profit ou de plaisir ? Le spectacle, ancré dans le contexte sud-africain, s’ouvre à des enjeux planétaires : le néocolonialisme, l’exploitation des ressources naturelles, ou encore l’urgence climatique. En ce sens, il s’inscrit dans la lignée des grandes œuvres politiques du théâtre, celles qui, comme le « Théâtre de la Cruauté » d’Artaud ou les pièces de Brecht, cherchent à secouer les consciences par la force de l’image et de la métaphore, sans être pour autant un pamphlet didactique. Sa force réside dans sa capacité à mêler l’ironie, la poésie et la tragédie, offrant au spectateur une expérience à la fois intellectuelle et viscérale. Cette recréation, fidèle à l’original tout en intégrant de subtiles modifications (notamment dans la superposition des séquences vidéo et des actions scéniques), prouve que l’œuvre sait se réinventer sans trahir son essence. À l’Opéra-Comédie de Montpellier, la pièce se déploie comme une fresque théâtrale d’une grande ambition. Entre la virtuosité des marionnettes, la puissance des animations de Kentridge et la richesse de la partition musicale, le spectacle atteint une forme de perfection formelle tout en portant un discours d’une actualité brûlante. On ne peut qu’être émerveillé par la capacité de « Faustus in Africa ! » à conjuguer la beauté et la révolte. Ce spectacle, à la fois ode à l’imagination et cri d’alarme face aux dérives de notre monde, s’impose comme une œuvre majeure, nécessaire et urgente.

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Faustus in Africa ! William Kentridge et la Handspring Puppet Company, © Fiona MacPherson

« FAUSTUS IN AFRICA ! » - Avec : Eben Genis, Atandwa Kani, Mongi Mthombeni, Wessel Pretorius, Asanda Rilityana, Buhle Stefane et Jennifer Steyn Mise en scène : William Kentridge Collaboratrice artistique à la mise en scène : Lara Foot Conception et direction des marionnettes : Adrian Kohler et Basil Jones (Handspring Puppet Company) Direction associée des marionnettes et des répétitions : Enrico Dau Yang Wey Scénographie : Adrian Kohler et William Kentridge Animation : William Kentridge Construction marionnettes : Adrian Kohler et Tau Qwelane Costumes marionnettes : Hazel Maree, Hiltrud von Seidlitz et Phyllis Midlane Effets spéciaux : Simon Dunckley Conception décor : Adrian Kohler Construction décors : Dean Pitman pour Ukululama Projects Peinture et habillage des décors : Nadine Minnaar pour Scene Visual Productions Traduction : Robert David Macdonald Texte additionnel : Lesego Rampolokeng Musique : James Phillips et Warrick Sony  Conception sonore : Simon Kohler Eclairagiste et régisseur de production : Wesley France Régisseuse plateau et opératrice video : Thunyelwa Rachwene Régisseur son : Tebogo Laaka Contrôleuse vidéo : Kim Gunning Régisseuse plateau : Lucile Quinton Producteurs de Quaternaire Sarah Ford, Roxani Kamperou, Emmanuelle Taccard. Reprise 2025 produite par Quaternaire/Paris en coproduction avec le Théâtre de la Ville/Festival d'Automne(Paris). Co-producteurs : The Baxter Theatre Centre at the University of Cape Town (Cape Town), Centre d'art Battat(Montreal), Cité européenne du théâtre - Domaine d’O - Montpellier / PCM2025 (Montpellier), Fondazione Campania des Festival - Campania Teatro Festival(Naples), Grec Festival (Barcelona), Kunstenfestivaldesarts (Brussels), Thalia Theater(Hamburg). La version 1995 a été produite par Handspring Puppet Company en association avec The Market Theatre, Art Bureau (Munich), Kunstfest (Weimar), Standard Bank National Arts Festival, The Foundation for the Creative Arts, Sharp Electronics et Mannie Manim Productions. Spectacle vu le 7 juin 2025 à l'Opéra-Comédie de Montpellier.

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Faustus in Africa ! William Kentridge et la Handspring Puppet Company, © Fiona MacPherson

Du 5 au 7 juin 2025, dans le cadre de la 39ème édition du Printemps des Comédiens,

Opéra-Comédie
Place de la Comédie
34 000 Montpellier

Du 11 au 19 septembre 2025, dans le cadre du Festival d'automne à Paris,

Théâtre de la Ville
2, place du Châtelet
75 001 Paris

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Faustus in Africa ! William Kentridge et la Handspring Puppet Company, © Fiona MacPherson

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