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Billet de blog 10 juin 2025

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L'âge des nouveautés de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano

Présenté en ouverture du Printemps des Comédiens à Montpellier, « Monde nouveau » de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano s'impose comme une pièce-monde qui renvoie autant à notre réalité qu’à un cauchemar éveillé, une machine théâtrale à la fois fascinante et troublante, qui interroge ce qu’il reste d’humain dans un monde saturé de normes et de contrôle.

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Illustration 1
Monde nouveau une pièce de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano. Mitsou Doudeau et de dos de gauche à droite Conchita Paz et Florian Onnéin © Jean-Louis Fernandez

Au Théâtre des 13 vents, qu’ils codirigent depuis 2018, Nathalie Garraud et Olivier Saccomano signent avec « Monde nouveau », présenté en ouverture de la 39ème édition du Printemps des Comédiens, une œuvre théâtrale ambitieuse à la croisée de la fable politique, de la farce noire et de la dissection clinique du monde contemporain. Ce spectacle, fruit d’une collaboration étroite entre le texte acéré de Saccomano et la mise en scène rigoureuse de Garraud, s’impose comme un miroir tendu à notre époque, révélant avec une précision implacable les rouages d’un système techno-capitaliste qui formate les corps, les esprits et les désirs. La pièce n’est pas une dystopie au sens classique, mais une amplification du réel, un portrait au vitriol de notre présent dans lequel les logiques néolibérales, numériques et autoritaires s’assemblent pour façonner un monde lisse, prévisible et aseptisé. Le texte d’Olivier Saccomano, dense et incisif, imagine trois sociétés d’anticipation, chacune régie par des protocoles imparables : une entreprise totalitaire où les employés sont dissociés, des algorithmes qui régulent les comportements, un système où l’individu n’est plus qu’une pièce interchangeable d’une machinerie globale. Ces univers, qui évoquent les séries télévisées « Severance »(2022) et « Black Mirror » (2011), ou les visions kafkaïennes d’un contrôle bureaucratique ne sont pas des projections futuristes mais des reflets augmentés de notre quotidien, dans lequel la quête d’efficacité et de nouveauté étouffe toute singularité. Le propos, porté par une dramaturgie fragmentée, refuse la linéarité d’un récit classique. Saccomano et Garraud optent pour une structure en mosaïque, où les scènes s’enchaînent comme les vignettes d’un cauchemar technologique. Cette approche, fidèle à leur travail au sein de la Compagnie du Zieu, privilégie la friction, le dérèglement, et une forme de saturation qui reflète l’oppression des systèmes décrits. Le texte, nourri de références philosophiques – qu’il s’agisse de Deleuze, Foucault, ou encore du sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa – et littéraires – Kafka, Brecht –, est à la fois un pamphlet et une réflexion sur l’aliénation contemporaine, où le langage lui-même, répétitif et contradictoire, devient un outil d’asservissement.

Illustration 2
Monde nouveau, une pièce de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano. Mitsou Doudeau (à gauche, premier plan) Eléna Doratiotto (à droite devant) et Lorie-Joy Ramanaïdou (Troupe Associée au Théâtre des 13 vents) Florian Onnéin (Troupe Associée au Théâtre des 13 vents) (au fond) © Jean-Louis Fernandez

Un monde au bord de l’asphyxie 

Nathalie Garraud, dont la mise en scène est indissociable du texte de Saccomano, déploie une théâtralité à la fois clinique et chaotique, qui traduit visuellement la tension entre contrôle et débordement. Le plateau, conçu avec Marie Bonnemaison, est un espace fonctionnel, presque stérile, dans lequel des piles de vêtements soigneusement rangées, des objets du quotidien (gourdes, plantes en plastique) et des cadres suspendus évoquent un showroom dystopique ou un open space déshumanisé. Les lumières de Sarah Marcotte, crépusculaires et mécaniques, rythment la représentation comme un métronome, tandis que la création sonore de Serge Monségu et Pablo Da Silva, oscillant entre le « Clavier bien tempéré » de Bach et des nappes électroniques anxiogènes, renforce l’impression d’un monde sous surveillance. Nathalie Garraud pousse la répétition à son paroxysme : les gestes des comédiens, chorégraphiés avec une précision robotique, deviennent mécaniques, puis ridicules, révélant l’absurdité des injonctions à la performance. Les cadres suspendus, manipulés par un machiniste, s’animent comme des écrans omniprésents, emprisonnant les personnages dans des images d’eux-mêmes. Cette scénographie, à la fois minimaliste et oppressante, illustre le carcan au sein duquel l’individu est réduit à un reflet formaté. Pourtant, le plateau s’encombre parfois, comme si le système, dans sa quête de perfection, finissait par s’effondrer sous son propre poids. Ces moments de rupture, où l’humain resurgit dans l’erreur ou la révolte, sont les plus saisissants du spectacle.

La troupe[1] est d’une justesse remarquable. Le jeu, oscillant entre une docilité glaçante et des éclats de rébellion, incarne la dualité des personnages, à la fois victimes et complices du système. Chaque comédien, par sa présence physique et son engagement, parvient à insuffler une humanité fragile dans des rôles conçus pour être interchangeables, rappelant le talent de la troupe associée au Théâtre des 13 vents, fidèle au duo Garraud-Saccomano depuis des années.

Illustration 3
Monde nouveau, une pièce de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano. Charly Totterwitz (Troupe Associée au Théâtre des 13 vents) (premier plan à droite avec masque de Lapin) Florian Onnéin (Troupe Associée au Théâtre des 13 vents), Lorie-Joy Ramanaïdou et Eléna Doratiotto (au fond de gauche à droite) © Jean-Louis Fernandez

Une réflexion politique brûlante

« Monde nouveau » s’inscrit dans la continuité des créations du duo, qui, depuis La Beauté du geste (2019), Un Hamlet de moins (2021) et Institut Ophélie (2022), explorent les rapports entre individu et pouvoir. Si leurs précédentes œuvres revisitaient l’Histoire ou les figures shakespeariennes, « Monde nouveau » s’attaque frontalement au présent, avec une urgence non dissimulée. Saccomano et Garraud montrent comment les démocraties contemporaines glissent vers des formes d’autoritarisme soft, masquées par la rhétorique du progrès et de l’innovation. Et le spectacle questionne notre complicité avec ce système : en acceptant les algorithmes, les normes de productivité, ou les injonctions à l’optimisation de soi, ne devenons-nous pas les artisans de notre propre aliénation ? Toutefois, la pièce n’est pas un réquisitoire pessimiste. Dans les failles du dispositif – une réplique qui dérape, un geste qui échappe à la chorégraphie, un regard qui trahit une résistance – surgit un espoir ténu, celui d’une humanité capable de faire dérailler la machine. Cette tension entre résignation et révolte est au cœur de la proposition, faisant écho aux réflexions de théoricien britannique Mark Fisher sur le « réalisme capitaliste[2] » ou de Hartmut Rosa sur l’accélération sociale[3].

Malgré ses nombreuses qualités, le spectacle n’échappe pas à certaines chausse-trappes. La densité du texte, parfois saturé de références intellectuelles, peut créer une distance avec le public, rendant certaines fulgurances difficiles à saisir. Le propos, bien que brillant, peut donner une sensation d’asphyxie. De même, la répétition volontaire des motifs et des gestes, si elle sert le propos, frôle par moments la redondance, au risque d’en diluer l’impact émotionnel. Ces réserves, cependant, ne ternissent pas la force du spectacle, mais soulignent l’exigence d’un théâtre qui refuse la facilité et demande au spectateur un effort d’attention.

Illustration 4
Monde nouveau une pièce de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano. Lorie-Joy Ramanaïdou (Troupe Associée au Théâtre des 13 vents) (de dos) Eléna Doratiotto © Jean-Louis Fernandez

« Monde nouveau » est une œuvre qui ne cherche pas à séduire, mais à provoquer, à déranger, à pousser à la réflexion. Nathalie Garraud et Olivier Saccomano, fidèles à leur démarche de création collective et au « temps long » qu’ils défendent, offrent un théâtre qui dissèque les mécanismes d’oppression avec une lucidité implacable, tout en laissant entrevoir des brèches où l’humain peut se réinventer. Le spectacle fait du théâtre un acte de résistance, une tentative de faire vaciller les certitudes d’un monde qui nous programme.

Ce spectacle, par sa capacité à révéler les tensions de notre époque – entre contrôle et liberté, uniformisation et singularité – s’impose comme un jalon majeur dans le parcours du duo Garraud-Saccomano. Il ne rassure pas, il ne divertit pas : il cogne, il questionne, et il nous laisse face à nous-mêmes, dans un monde qui, sous ses airs de nouveauté, menace d’engloutir ce qui nous rend humains. Une expérience théâtrale essentielle, à la fois oppressante et galvanisante, qui confirme le Théâtre des 13 vents comme un laboratoire incontournable de la scène contemporaine.

Illustration 5
Monde nouveau, une pièce de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano. Mitsou Doudeau © Jean-Louis Fernandez

[1] Florian Onnéin, Conchita Paz, Lorie-Joy Ramanaïdou, Charly Totterwitz, Eléna Doratiotto, Mitsou Doudeau, et Jules Puibaraud (en alternance avec Cédric Michel).

[2] Fisher considère que le réalisme capitaliste provient d'une offensive délibérée de la droite néolibérale en vue de transformer la disposition de la population et de la gauche envers le capitalisme, plus particulièrement sous sa forme postfordiste, en vigueur durant les années 1980Mark Fischer, Le Réalisme capitaliste. N'y a-t-il aucune alternative ? Entremonde, 2018 (2009), trad. Julien Guazzini,96 p.  

[3] théorie systématique de l'accélération sociale au XXe siècle, permettant de penser ensemble l'accélération technique (celle des transports, de la communication, etc.), l'accélération des transformations sociales (des styles de vie, des structures familiales, des affiliations politiques et religieuses), et l'accélération du rythme de vie. Harmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010, trad. Didier Renault, 480 p.

Illustration 6
Monde nouveau une pièce de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano. Lorie-Joy Ramanaïdou (Troupe Associée au Théâtre des 13 vents) (allongée au centre) de gauche à droite : Mitsou Doudeau, Florian Onnéin (Troupe Associée au Théâtre des 13 vents), Jules Puibaraud et Charly Totterwitz (Troupe Associée au Théâtre des 13 vents) © Jean-Louis Fernandez

« MONDE NOUVEAU » - Une pièce de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano, mise en scène, dramaturgie, scénographie : Nathalie Garraud, texte et dramaturgie : Olivier Saccomano, acteur·ice·s : Florian Onnéin, Conchita Paz, Lorie-Joy Ramanaïdou, Charly Totterwitz (Troupe Associée au Théâtre des 13 vents) et Eléna Doratiotto, Mitsou Doudeau, Jules Puibaraud / Cédric Michel (en alternance), costumes : Sarah Leterrier, lumières : Sarah Marcotte, collaboration scénographique et plateau : Marie Bonnemaison création son : Serge Monségu et Pablo Da Silva, assistanat à la mise en scène : Romane Guillaume, régie générale : Nicolas Castanier, chef atelier décors du Théâtre des 13 vents : Christophe Corsini cheffe atelier costumes du Théâtre des 13 vents : Marie Delphin production : Jessica Delaunay, Mathilde Bonamy, Enora Desaphy, production : Théâtre des 13 vents CDN Montpellier, coproduction : Comédie - Centre dramatique national de Reims ; La Comédie de Béthune – CDN Hauts- de-France ; Scène Nationale d’Albi-Tarn / GIE FONDOC ; L’empreinte - Scène nationale Brive-Tulle ; T2G Théâtre de Gennevilliers - Centre Dramatique National ; Les Quinconces & L’Espal - Scène nationale Le Mans ; CDN Orléans / Centre-Val de Loire ; Le Cratère - Scène nationale d’Alès / GIE FONDOC ; Les Célestins – Théâtre de Lyon ; Cité européenne du théâtre - Domaine d’O - Montpellier / PCM2025 ; Le Manège Maubeuge - Scène nationale transfrontalière, soutien : La Fonderie - Le Mans

Du 30 mai au 7 juin 2025 (création), dans le cadre de la 39ème édition du Printemps des Comédiens,

Théâtre des 13 vents CDN
Domaine de Grammont
34 965 Montpellier Cedex 2

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