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Dans le cadre du Mois Européen de la Photographie Luxembourg, le Mudam Luxembourg – Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean a invité l’artiste américaine Lisa Oppenheim (née à New York en 1975 où elle vit et travaille) à produire un corpus d’œuvres inédit répondant à la pratique artistique de l’une des personnalités les plus célèbres et paradoxalement les plus énigmatiques de la photographie du XXème siècle : le photographe et conservateur américain d’origine luxembourgeoise, Edward Steichen (1879-1973). L’exposition occupe, pour quelques jours encore, le Pavillon du Mudam, esquissant un portrait sensible et singulier du maître à partir des aspects méconnus de son œuvre, notamment sa passion pour l’horticulture, ses créations textiles et ses expérimentations en photographie couleur, dans une approche résolument contemporaine. Lisa Oppenheim travaille sur l’histoire de la photographie et ses potentialités latentes. Elle choisit ici de ne pas se concentrer sur les contributions les plus connues de Steichen – son pictorialisme, son rôle de photographe pour Condé Nast ou son commissariat de l’exposition « The Family of Man[1] » – mais sur des aspects périphériques de sa pratique : ses peintures abandonnées dans les années vingt, ses designs textiles pour Stehli Silks[2], et surtout sa passion pour les delphiniums[3], dont il créa plusieurs variétés. « L’étendue de la pratique de Steichen est difficile à imaginer à notre époque d’hyperspécialisation » précise Lisa Oppenheim qui va plutôt chercher à « habiter » sa démarche, à s’approprier sa capacité à assimiler et recombiner des disciplines et des idées.
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Une cartographie sensible des marges de Steichen
L’exposition s’articule autour de plusieurs axes. Tout d’abord, des photographies et des textiles, dont des paravents recouverts de motifs inspirés des designs de Steichen des années vingt, réalisés en collaboration avec la créatrice de mode Zoe Latta, cofondatrice de la marque américaine Eckhaus Latta[4]. Puis, les « Steichen Studies » (2024), série expérimentale combinant des photographies prises dans les archives de Steichen et des manipulations en chambre noire, qui offre un aperçu du processus créatif d’Oppenheim. Enfin, une installation extérieure, « Eduard’s Garden » (2025), composée de delphiniums plantés dans les douves du musée, rend hommage à la passion horticole de Steichen et s’épanouit au fil de l’exposition, culminant en juin et juillet. Une composition florale évolutive, « Bouquet of Flowers (a photographic score) 1940/2025 »,dialogue directement avec les expérimentations de Steichen en matière de photographie couleur. Lisa Oppenheim s’inspire d’une série d’impressions réalisées par Steichen dans les années quarante pour créer une installation dans laquelle des fleurs réelles et des clichés s’entrelacent, formant une « partition photographique » qui évolue au fil du temps. Les couleurs – des bleus profonds, des roses délicats, des verts vibrants – rappellent les palettes de Steichen, tout en intégrant des interventions contemporaines, à l’instar des impressions numériques.
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La scénographie, déployée dans l’architecture de verre du Pavillon du Mudam conçu par I. M. Pei, joue sur la transparence et la fluidité pour refléter l’hybridité du projet. Les paravents textiles, disposés dans l’espace, servent à la fois de supports aux photographies de Steichen – notamment des portraits de sa mère, Marie Kemp Steichen, et de ses trois épouses, Clara E. Smith, Dana Desboro Glover et Joanna Taub – et de surfaces pour les motifs réinterprétés par Lisa Oppenheim. Ces paravents, nommés d’après les femmes représentées, soulignent l’importance des figures féminines dans la vie et l’œuvre de Steichen, un aspect souvent négligé. Les salles lumineuses de l’espace d’exposition, baignées par la transparence des parois vitrées, contrastent avec une salle plus sombre dans laquelle les « Steichen Studies » invitent à une introspection sur le processus photographique. Cette dualité reflète la tension entre l’héritage tangible de Steichen et les explorations abstraites d’Oppenheim. L’installation extérieure, « Eduard’s Garden », prolonge l’expérience au-delà des murs du musée, transformant le parc en un espace vivant qui évolue avec le temps. Cette approche, à la fois matérielle et éphémère, fait écho à la pratique de Steichen, qui exposa ses delphiniums au MoMA en 1936 dans une exposition florale[5] unique en son genre.
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Réinventer le portrait photographique
Lisa Oppenheim choisit de redéfinir le portrait de Steichen par une approche kaléidoscopique et subjective, plutôt qu’à travers une représentation littérale. Les « Steichen Studies » (2024) se distinguent par leur démarche palimpseste, chaque image étant à la fois un écho de Steichen et une création originale. Les photographies de l’iris hybride « Monsieur Steichen », créé en 1910 (et disparu depuis) par le botaniste français Fernand Denis (1858-1935) en hommage au photographe qui vit alors à Paris, sont particulièrement saisissantes. Ressuscitées par Oppenheim grâce à une combinaison de dye transfer, technique expérimentale d’impression couleur utilisée dans les années trente par Steichen lui-même, et d’intelligence artificielle (IA), ces images révèlent une palette chromatique vibrante, dans laquelle les bleus et les violets évoquent à la fois la botanique et une abstraction moderniste. En utilisant l’IA, Lisa Oppenheim ne restaure pas simplement le passé, elle le réinvente, questionnant la frontière entre authenticité et fiction. Des images flottantes entre passé et présent, science et imagination, qui sont autant de « cartographies spéculatives » dans lesquelles le passé devient un matériau malléable, façonné par les outils du présent. Les « Steichen Studies » impressionnent par leur rigueur formelle et leur capacité à transformer l’archive en un espace de création vivante. Elles incarnent ce que l’artiste décrit comme les « fils perdus » de Steichen, ces idées marginales qu’elle réactive pour en explorer le potentiel transformateur.
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Les portraits des femmes de la vie de Steichen, sélectionnés dans la collection du Musée national d’archéologie, d’histoire et d’art (MNAHA) de Luxembourg, occupent une place centrale dans l’exposition. En les intégrant dans des paravents textiles, Lisa Oppenheim ne se contente pas de les montrer. Elle les contextualise dans un dialogue avec ses propres créations pour mieux les réinterpréter comme les éléments d’un récit plus large, dans lequel les femmes deviennent des actrices essentielles de l’univers créatif de Steichen, soulignant par là-même les contributions invisibles des femmes à l’histoire de l’art. Inspiré des designs textiles de Steichen pour Stehli Silks dans les années vingt, chaque paravent reprend des motifs de graviers, de fleurs et de formes géométriques. Nommé d’après l’une de ces femmes, il devient un objet hybride, à la croisée de la photographie, du design et de l’artisanat. Ces œuvres se distinguent par leur matérialité. Les motifs textiles, imprimés sur des tissus soyeux, évoquent les illustrations botaniques tout en flirtant avec une esthétique moderniste, rappelant les expérimentations du Bauhaus ou celles de Sonia Delaunay. Les paravents, par leur fonction à la fois décorative et architecturale, redéfinissent l’espace de l’exposition. Ils créent des zones d’intimité tout en invitant à une exploration multisensorielle dans laquelle le visiteur est encouragé à regarder, mais aussi à imaginer le toucher du tissu.
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L’exposition s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’hybridité – entre image et objet, passé et présent –, reflétant l’approche de Lisa Oppenheim qui cherche à dépasser les limites de la photographie traditionnelle. En mêlant photographie, textile, horticulture et technologie, elle transcende les frontières disciplinaires, tout comme Steichen l’avait fait en son temps. Cette hybridité apparait particulièrement judicieuse dans un contexte contemporain marqué par l’hyperspécialisation. En « habitant » la pratique de Steichen, Oppenheim ne cherche pas à l’imiter, mais à en prolonger l’esprit d’expérimentation, invitant le visiteur à repenser la notion de « producteur culturel ». La réactivation des « fils perdus » – peintures détruites, designs textiles oubliés – peut toutefois sembler anecdotique face à l’ampleur de l’œuvre de Steichen. Par ailleurs, l’utilisation de l’intelligence artificielle afin de recréer l’iris « Monsieur Steichen » interroge : s’agit-il d’une véritable réinvention ou d’une nostalgie modernisée ? Ces ambiguïtés, loin de desservir l’exposition, enrichissent son propos, invitant à un dialogue critique sur la mémoire, l’archive et la création contemporaine. L’exposition résonne avec les préoccupations actuelles, notamment sur le rôle des femmes dans l’histoire de l’art et la nécessité de revisiter les récits canoniques. En mettant en avant les figures féminines de la vie de Steichen, Lisa Oppenheim propose une relecture qui s’inscrit dans une démarche féministe contemporaine, sans pour autant verser dans la didactique. De même, l’accent mis sur l’horticulture et les delphiniums fait écho aux préoccupations écologiques actuelles dans lesquelles la relation entre l’homme et la nature devient un enjeu artistique et politique. « Eduard’s Garden », en évoluant au fil des saisons, incarne une approche performative de l’art, en dialogue avec le temps et l’environnement.
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« Lisa Oppenheim : Monsieur Steichen » est une exposition d’une intelligence remarquable qui parvient à tisser un portrait abstrait et subjectif d’une figure clef de la photographie tout en réaffirmant la pertinence de son héritage. À travers une scénographie fluide, une hybridité des médiums et une subtile relecture féministe, Lisa Oppenheim invite à repenser les frontières de l’art et de la mémoire. Elle ne se contente pas de rendre hommage à Steichen, elle « habite » son œuvre, en extrait les fils invisibles pour tisser une réflexion sur l’art comme acte de transformation, érigeant une cartographie sensible des marges de l’artiste, au sein de laquelle la photographie devient un espace de dialogue entre passé et présent, entre l’archive et l’imagination, une méditation puissante sur la manière dont l’histoire de l’art peut être réécrite, réimaginée et réactivée pour notre époque.
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[1] Envisagée comme un manifeste pour la paix et l’égalité fondamentale des hommes à travers la photographie humaniste d’après-guerre, l’exposition est organisée par Edward Steichen pour le MoMA de New York en 1955. Elle est présentée à Paris en 1956, au musée d’Art moderne de la ville de Paris, sous le titre de La grande famille des hommes, et de manière permanente à Clervaux, au Grand-Duché de Luxembourg, The Family of Man est inscrite en 2003 au registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO. Voir Claude Dupuis, « ‘The Family of Man’: réflexions autour des usages et de la patrimonialisation d’une exposition photographique controversée », Diacronie, N° 19, 3 | 2014, document 3, http://journals.openedition.org/diacronie/1582
[2] Entreprise suisse de fabrication de textiles fondée en 1837, Stehli Silks était l’un des plus grands producteurs de tissus de soie au monde, avec un effectif dépassant les quatre mille personnes à son apogée. Elle a cessé ses activités en 1996.
[3] De la famille des Renonculacées, le genre Delphinium, les Dauphinelles, aussi appelées Pied-d’alouette, regroupe plus de trois-cent-cinquante espèces de plantes herbacées généralement vivaces, rarement annuelles ou bisannuelles.
[4] Cofondée avec Mike Eckhaus, la marque basée à New York et à Los Angeles se distingue par ses créations non genrées, mobilisant des mannequins de tous genres, âges, formes et tailles pour leurs défilés et campagnes.
[5] Edward Steichen's Delphiniums, MoMA, New York, du 24 juin au 1er juillet 1936. Voir Celia Hartman, « Edward Steichen’s Archive : Delphinium Blue (and White and Pink, too) », Inside/Out, 8 mars 2011, https://www.moma.org/explore/inside_out/2011/03/08/edward-steichen-archive-delphiniums-blue-and-white-and-pink-too/
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LISA OPPENHEIM « MONSIEUR STEICHEN » - Commissariat : Christophe Gallois, assisté de Nathalie Lesure. Production : David Celli, Clara Kremer, Irfann Montanavelli, Boris Reiland, Lourindo Soares.
Jusqu'au 24 août 2025, du mercredi au lundi, de 10h à 18h, nocturne le mercredi jusqu'à 21h, fermé le mardi.
Mudam - Musée d'art moderne Grand Duc Jean
3, Park Dräi Eechelen
L - 1499 Luxembourg-Kirchberg
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