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Dans le hall de l’aéroport de Rome, près d’un manège à bagages qui ne fonctionne pas comme l’indique la mention « Stiamo aspettando ulteriori informazioni » apparaissant sur un écran placardé au mur, un homme et une femme se croisent par hasard vingt ans après leur dernière rencontre. Peter est écrivain. Natali est actrice. On les imagine flamands comme le sont les comédiens qui les incarnent et dont ils partagent les prénoms. Ensemble, ils ont vécu une liaison passionnée si dévorante qu’ils n’ont eu d’autre choix que d’y mettre un terme. Ils hésitent, balbutient, paraissent empruntés. La maladresse dont ils font preuve est on ne peut plus humaine. Elle n’a d’égal que la tendresse qu’ils expriment malgré eux. Bientôt, les propos bienveillants qui ponctuent la joie réelle de leurs retrouvailles seront remplacés par les questions laissées en suspens. « C'est peut-être dommage, toutes ces choses qu'à l'époque nous ne disions pas du tout, ce qui n'a pas été dit à l'époque nous ne le saurons peut-être jamais » constatera Natali. Inconsciemment sans doute, ces non-dits ont contribué à maintenir leur relation en la privant de son deuil nécessaire. Le souvenir de la rupture est certainement plus violent que la rupture elle-même. Peter s’excuse pour les paroles prononcées ce jour-là. Il lui avoue qu’il la suit sur Facebook, sa page, très active, étant devenue sa source première d’information. Il ne peut s’empêcher de l’interroger : est-ce pour lui qu’elle poste toutes ces informations ? Pour qu’il puisse la retrouver ? Pour ses fans, lui répond-elle, même si l’on apprendra plus tard que ces retrouvailles fortuites ont été rendues possibles par les informations postées sur le réseau social.
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Devant un parterre de tables dressées, de machines à café, d’une colonne de néons formant une diagonale et de chaises empilées, qui figurent l’endroit où ils se sont rencontrés, et qu’ils envisagent comme une possible installation ou une performance d’art contemporain selon qu’ils en soient les spectateurs ou les acteurs – les manipulés ou les manipulateurs –, ils se demandent si leur histoire d’amour défunte pourrait renaitre. Mais le temps a passé et le monde a bien changé au point que l’impensable d’hier fait aujourd’hui partie du quotidien. Natali vit désormais dans la ville éternelle. Elle est mariée et mère de quatre enfants. Et c’est justement Nico, son mari, qui vient la chercher à l’aéroport. Il sera le troisième protagoniste de cette histoire, le nouvel homme. Déjà présent, il observe la scène. Invisible, du moins le croit-il, il s’adresse en aparté au public dans des monologues qui sont autant de façons de montrer le couple et ses conflits. Regarder et se laisser voir, ce jeu qui semble lier les époux, est aussi une passionnante mise en abîme de mise en scène.
Natali est connue en Italie grâce au personnage qu’elle incarne dans une série populaire – et non un feuilleton, elle prendra le temps d’en expliquer la différence, assez ténue il est vrai, à son ancien amant qui la moque pour cette distinction – et qui cartonne sur le petit écran, réunissant chaque jour trois millions de téléspectateurs. Elle joue le rôle d’une actrice qui devient politicienne. La réalité rattrape la fiction dans un dangereux mélange des genres. Natali avait indiqué, quelques minutes plus tôt, son adhésion à la Lega Nord– le parti populiste d’extrême-droite dont son mari est l’un des spin-doctor[1] – et l’ambition d’une carrière politique. Peter, qui a visiblement connaissance de son choix via les réseaux sociaux, lui fait répéter avant de s’emporter violemment, déclarant que ces paroles sont les plus stupides qu’elle ait jamais dites. Pour cet intellectuel qui fut son professeur d’histoire de l’art et qui lui fit découvrir Rome et l’Italie – ils se sont rencontrés dans la file d'attente qui donne accès à la Chapelle Sixtine – à travers l’art de la Renaissance qui a permis à l’Europe de sortir du Moyen-Âge, il est impossible de comprendre comment cette femme, qui a partagé sa vie, peut choisir l’obscurantisme politique d’un parti d’extrême droite séparatiste. Désormais membre de celui-ci, a-t-elle encore le droit à ‘leur’ histoire de l’art ? À l’idéalisme de Peter, dont elle lui rappelle l’élitisme, elle oppose la réalité de la vie quotidienne. Paradoxalement, cette adhésion est aussi pour elle une forme d’émancipation.
La pièce bascule alors du mélodrame amoureux au malaise politique pour se faire la critique grinçante de notre époque traversée par une montée de l’extrême-droite dans la plupart des pays occidentaux. L’histoire qui semble se répéter nourrit cette rentrée théâtrale. De « L’opéra de quat’sous » mis en scène à la Comédie-Française par Thomas Ostermeier qui n’hésite pas à augmenter la pièce de Berthold Brecht et Kurt Weill d’un couplet final appelant à la vigilance, à « Edelweiss (France fascisme) », fresque historique qui s’intéresse à la France de la fin des années trente à Vichy et l’épuration que Sylvain Creuzevault inscrit résolument dans le présent, plusieurs pièces alertent sur l’avènement du nouveau fascisme qui, dédiabolisé en France par le gouvernement lui-même, se banalise et trouve un écho de plus en plus important au sein de la population.
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« Jouer au théâtre consiste aussi en grande partie à ne pas jouer »
« Le nouvel homme » du collectif flamand DE HOE[2] est la suite d’une autre pièce, « L’homme au crâne rasé », créée d’après le roman de Johan Daisne il y a une vingtaine d’années par Natali Broods et Peter Van Den Eede, qui en étaient déjà les interprètes, et dans laquelle un homme et une femme se retrouvaient dans un restaurant longtemps après leur rupture et évoquaient leur liaison révolue. La nouvelle pièce, qui en emprunte jusqu’au décor, interroge l’évolution des existences séparées des protagonistes et la survivance de leur amour face aux changements sociétaux. « Le plus souvent, le point de départ de notre processus de création est instinctif et chaotique ; ce n’est qu’après – et presque malgré nous – que se dessinent les contours d’un spectacle[3] » précise le collectif pour qui le moment le plus délicat réside dans la conclusion : « La pièce doit rester aussi parfaitement inachevée que possible, car ce n’est qu’ainsi qu’elle peut faire illusion », citant à ce propos Paul Valéry : « Perfectionner s’oppose à parfaire[4] ». Une délicate légèreté traverse la pièce de bout en bout. L’humour est l’arme idéale pour faire face aux affres qui jalonnent nos vies.
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Difficile de distinguer le réel de la fiction, tant les deux se télescopent littéralement ici, jusque dans les prénoms des protagonistes qui sont ceux des comédiens. Dans leurs spectacles, le personnage et l’acteur qui l’interprète coexistent en même temps sur scène. « C’est dans le va-et-vient (incessant) entre acteur/actrice et personnage que nous dévoilons les contradictions qui font que tout cela semble désordonné et inachevé, mais touche aussi, et déroute » explique DE HOE. Ainsi, l’attitude d’apparence très décontractée de Natali Broods et Peter Van Den Eede sur scène participe d’une interprétation tout en subtilité qui vient renforcer cette confusion. « Dans tout ce que nous créons, cette tension entre le personnage et l’interprète est présente » précise-t-il encore. « Jouer au théâtre consiste aussi en grande partie à ne pas jouer. Nous existons en nous exposant, ce qui est uniquement possible par le biais d’un personnage ». Après des retrouvailles que l’on croyait fortuites – on découvrira finalement qu’il n’y a pas de hasard –, les anciens amants vont se chercher, s’agacer, s’éloigner, s’attirer.
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Dans un monde postpandémie qui réveille des inquiétudes que l’on croyait à jamais disparues, ils évoquent leurs souvenirs, leurs regrets aussi. Et puis il y a cet aveu terrible, inimaginable, de Natali, que ne peut comprendre Peter. Les évènements socio-politiques qui ont ébranlé le monde depuis leur dernière rencontre, ont eu raison de ce qui autrefois apparaissait comme des évidences. La scène de l’adhésion du personnage féminin à un parti d’extrême-droite apparait dès le départ de l’élaboration de la pièce. « Peu importe ce que l’on écrit ensuite, cela acquiert un sens ambigu parce qu’on ne peut plus le dissocier de ce contexte » indique DE HOE. « Et au travers de cette approche, on sent comment la force de l’amour est aussi manipulée et malmenée ». La confrontation finale entre Peter et Nico, entre l’ancien amant et l’actuel époux de Natali, n’est rien d’autre qu’un face-à-face entre deux façons d’appréhender le monde, chacune incarnant l’autre côté du spectre politique. Malgré tout, la pièce fait la démonstration qu’une attirance plus fondamentale subsiste au-delà du contexte particulier dans lequel évoluent les personnages. Si Peter et Natali parviennent à contrôler leurs émotions au début, ils vont être submergés par une force irrépressible dans la deuxième partie de la pièce. « Le nouvel homme » est une réflexion sur la politisation des relations humaines dans une époque dominée par la politique. Il tente de percer les éventuelles failles qui jalonnent nos discours. La pièce existe par le verbe, par cette façon qu’ont les comédiens de représenter ce qui n’a pas lieu par la parole. « Le langage cultive non seulement la mélancolie et la poésie […] mais aussi l’isolement, remarque Peter Van Den Eede. « Entre passé et futur, nous tâtonnons trop souvent à la recherche de ce moment introuvable du maintenant ».
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[1] Conseiller en communication et marketing politique. « Ceux dont la profession est d'influencer l'opinion publique sur la personnalité et les faits et gestes d'un homme politique par des techniques de communication », in Vanessa Schneider, « Les politique sous influence », Le Monde, 4 octobre 2013, https://www.lemonde.fr/m-actu/article/2013/10/04/les-politiques-sous-influence_3489100_4497186.html
[2] Structure de représentation et de recherche théâtrale, intergénérationnelle et interurbaine, installée à Anvers et Gand, De Hoe est née de la fusion de deux collectifs : la compagnie de KOE et Hof van Eede. Le noyau permanent de DE HOE est complété, par périodes d’un an et demi, d’une série de jeunes collectifs.
[3] Sauf mention contraire, les citations sont extraites de Entretien De Hoe avec Laure Dautzenberg, Théâtre de la Bastille, 2023.
[4] Paul Valéry, Variété IV, Paris, Gallimard, 1938, p. 15.
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LE NOUVEL HOMME - Texte Peter Van den Eede, Natali Broods et Willem de Wolf. Interprétation en français Peter Van den Eede, Natali Broods et Nico Sturm. Régie technique et son Bram De Vreese et Shane Van Laer. Traduction et coaching linguistique Martine Bom. Production DE HOE. Coproduction Het Laatste Bedrijf. Avec l’appui des Autorités Fédérales Belg. Durée prévisionnelle : 1h30, Spectacle vu le 28 septembre 2023 au Théâtre de la Bastille à Paris.
Théâtre de la Bastille du 15 au 29 septembre 2023
Théâtre La Vignette, Montpellier, du 10 au 11 octobre 2023
Théâtre de Nîmes du 12 au 13 octobre 2023
Bois de l'Aune Théâtre , Aix-en-Provence, du 7 au 8 novembre 2023