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Billet de blog 10 octobre 2024

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Me perdre dans ta vie

Sur une scène dédoublée, Gurshad raconte Dany et Dany raconte Gurshad. À la faveur d’un dispositif de casque audio muni de deux canaux, le public navigue entre leurs deux voix. Entre instantanés de voyage et portrait intime, « Sur tes traces » raconte la difficile construction de soi lorsqu’on est homosexuel, qu’on grandisse en Iran ou sur les rives isolées du Lac Saint-Jean au Québec.

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Illustration 1
Sur tes traces, Gurshad Shaheman et Dany Boudreault © Emily Coenegrachts

Avant d’entrer dans la salle de spectacle, le public se voit remettre un casque audio à deux canaux qui va lui permettre de suivre en direct les deux partitions jouées simultanément sur scène par Dany Boudreault et Gurshad Shaheman, alternant entre deux récits, deux histoires de vie, l’un partant sur les traces de l’autre : « Visiter les lieux et les personnes qui t’ont façonné/ Pour qu’elles me racontent ce que tu ne sais pas raconter de toi/ Tu me confies un bottin de noms et de lieux à faire parler À ranimer/ Je te confie le même mandat/ Nous calons nos voyages respectifs au mois de juin/ Tu atterris à Montréal tandis que je m’envole pour la France de ton adolescence/ Avant d’entamer mon périple vers l’Iran[1] ». Le premier grandit dans un milieu rural au bord du Lac Saint-Jean au Canada, le second nait et passe les douze premières années de sa vie en Iran. Les deux se sont rencontrés grâce au théâtre. « La première fois, c’était au Phénix, à Valenciennes, lors du Cabaret des curiosités[2] » raconte Gurshad Shaheman. Les deux artistes se recroisent quelquefois. « Puis on a participé tous les deux à un festival de formes courtes au Théâtre des Tanneurs, à Bruxelles. On s’est rencontrés en coulisses, dans les loges, à plusieurs reprises. Quand j’ai repris l’avion pour Montréal, j’ai écrit à Gurshad. Je savais que l’année d’après, j’allais revenir, et je lui ai dit qu’on devait faire quelque chose ensemble[3] » poursuit Dany Boudreault. Ce projet d’enquête mutuelle est mené par l’un à partir d’entretiens et de rencontres auprès des personnes qui ont marqué et/ ou sont dans la vie de l’autre. Plutôt que de suivre le fil chronologique des rencontres, le spectacle est chapitré par lieux de rencontre, « une forme de voyage vers la famille » précise Gurshad Shaheman. Tout commence à Sarajevo, ville que Dany et Gurshad ne connaissent pas et dans laquelle ils se retrouvent pour quelques jours, très vite frappés par « la présence de la mort et du silence ».

La cité où se rencontre l’Orient et l’Occident porte encore les stigmates de la guerre fratricide qui l’a ravagée dans les années quatre-vingt-dix. La séparation très nette entre la partie turque et la partie austro-hongroise illustre la nécessité de leur démarche. Dans quelques heures, ils vont regagner leurs pays respectifs mais avant de se quitter, ils font le pacte de « partir sur les traces de l’autre ». Doté d’une liste de personnes et de lieux, chacun commence à marcher dans les pas de l’autre, entame son récit. La scène se dédouble alors. Elle retrouvera quelquefois son unité. Parfois, les deux comédiens feront une incursion dans l’espace de leurs vies respectives.

Illustration 2
Sur tes traces, Gurshad Shaheman et Dany Boudreault © Maxim Pare Fortin

« Ce que tu ne sais pas raconter de toi »

Portrait croisé de deux artistes, ce récit sur trois continents est aussi un voyage intérieur. La rencontre avec la famille, les amis, les premiers amours de l’autre, opère forcément une remontée du temps, une plongée dans l’enfance et l’adolescence, un retour parfois difficile sur la construction de soi lorsqu’on est différent, marginalisé en raison de son orientation sexuelle. Elle fait surgir des réalités cachées, ce que l’on ne peut raconter de soi. C’est sans doute pour cela que, dans leur travail, les deux hommes partagent la même appétence pour l’exploration de l’intime lorsqu’il se fait politique, qu’il est pris dans l’Histoire. Écouter Gurshad Shaheman raconter la vie de Dany Boudreault, son enfance à la ferme où il a grandi au bord du lac Saint-Jean, les insultes et les coups lorsqu’il se rendait à l’école, c’est refuser le silence, ce que les gens ne disent pas de lui. « Personne ne raconte vraiment la violence quotidienne qui a jalonné ton enfance[4] » dit Gurshad Shaheman dans la pièce. « Alors, je vais faire l’énumération de tes plaies. Parce que c’est une donnée objective. Je ne vais pas détailler les circonstances qui ont causé chaque cicatrice. Ici, c’est comprendre la quantité et la permanence qui compte ». On est soudain submergé par le recensement de ces cicatrices qui sont autant de stigmates renvoyant l’Occident, si prompt à donner des leçons de tolérance au monde entier, à ce qu’il est : une société malade et schizophrène qui dévore ses propres enfants. Dany Boudreault, lui, a longtemps essayé de se rendre en Iran mais les relations diplomatiques entre le Canada et république islamique sont si mauvaises qu’ils ont convenu qu’il se rendrait à la frontière turco-iranienne pour y mener ses entretiens. « L’impossibilité que j’ai eu d’aller en Iran parle aussi de l’impossibilité de Gurshad d’y retourner[5] » précise-t-il. Gurshad Shaheman a vécu ses douze premières années en Iran.

Illustration 3
Sur tes traces, Gurshad Shaheman et Dany Boudreault © Emily Coenegrachts

« Au départ, cela devait être deux monologues successifs[6] » résume ce dernier, mais devant la somme récoltée au cours de leur enquête, ce n’était plus possible. Le dispositif original du casque à deux canaux qui permet à chaque spectateur de suivre l’un ou l’autre des récits narrés simultanément, jonglant entre les deux au gré de ses envies, déplace les enjeux de la représentation vers quelque chose de l’ordre de l’expérience. On aimerait tout écouter, tout entendre, mais voilà, comme dans la vie, il faut faire des choix. Écouter l’un impose de laisser échapper l’autre. Parfois, Gurshad et Dany se croisent. On perçoit alors une parole lointaine, inaudible, comme un bruit de fond. Cette voix devient dans l’imaginaire de chacun celle d’un membre de la famille, un ami, un amant, peut-être un fantôme. La pièce fait le récit d’une même histoire à partir de différents points de vue : celui du protagoniste, de sa famille et, à l’intérieur de celle-ci, de ses différents membres, des amis, des ennemis aussi. Le dispositif d’écoute simultanée permet de confronter les spectateurs à cela. « Ce rapport à l’échec du langage est aussi quelque chose qui m’intéresse beaucoup dans l’écriture. Ici, même l’écoute des spectateurices peut être déjouée[7] » précise Dany Boudreault. Finalement, il y a autant de versions de la pièce qu’il y a de spectateurs. Placés dans une position de voyeurs, ils regardent par la fenêtre d’un appartement, écoutent une conversation privée : l’un racontant la vie de l’autre à son adresse. « Le pacte qu’on ne dit pas dans la pièce, c’est qu’il y avait une mission de réparation[8] » indique Gurshad Shaheman. Réparer quelque chose d’un traumatisme passé : la pièce est aussi de l’ordre du soin. Les blessures personnelles se doublent de plaies toujours ouvertes à un niveau collectif que le spectacle tente de faire entendre au même titre que leurs histoires intimes. Pour cela, les deux protagonistes ont pris soin de ne surtout pas exotiser l’autre, déjouant la binarité Québec-Iran, autrement dit, Orient-Occident. « On va me présenter plus volontiers comme Iranien que comme Français, parce que c’est le pôle le plus loin, la communication aime jouer sur cette opposition[9] » explique Gurshad Shaheman. Le dispositif du spectacle oblige à choisir entre l’Est et l’Ouest « mais quand tu choisis l’un, il te parle de l’autre ». Sur scène, le décor qui apparait derrière un voilage de tulle est celui d’un appartement dans lequel le public les regarde vivre, vaquer à leurs occupations quotidiennes, un intérieur générique qui devient tous les endroits dans lesquels ils ont vécu. Ainsi, les actions diffèrent-elles du récit très incarné, de même que les images projetées en sont dissociées pour lui laisser la place.

« Dans Sur tes traces, nous performons donc nos identités et toutes les identités qui nous ont fabriqués » explique Gurshad Shaheman. Dix ans après sa trilogie autobiographique « Pourama Pourama », il confirme son désir d’autofiction. De cette cartographie à la construction en tiroir, mise à nu puissante teintée d’humour et de bienveillance, se dégage une grande humanité. Creuser un peu plus loin l’écriture de soi en écrivant sur l’autre, donner à l’autre les clefs de sa propre vie, les deux artistes, tous deux produits d’une éducation normative, engendrent ici un spectacle qui se confond avec « une énorme lettre d’amour ».

Illustration 4
Sur tes traces, Gurshad Shaheman et Dany Boudreault © Emily Coenegrachts

[1] Dany Boudreault et Gurshad Shaheman, Sur tes traces, Les Solitaires intempestifs, 2024, p. 17.

[2] « Dans le cadre d’un partenariat que le Théâtre avait avec le Festival TransAmériques de Montréal, des artistes québécois étaient invités afin de créer un maillage avec des artistes européens. Après, on s’est revus à Montréal quand je jouais Pourama Pourama », Laure Dautzenberg, Entretien avec Gurshad Shaheman et Dany Boudreault, pour le spectacle Sur tes traces.

[3] Ibid.

[4] Dany Boudreault et Gurshad Shaheman, op.cit., p. 168

[5] Maïa Bouteillet, Entretien avec Gurshad Shaheman et Dany Boudreault, mars 2024.

[6] Laure Dautzenberg, op. cit.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Maïa Bouteillet, op. cit.

Sur tes traces de Dany Boudreault et Gurshad Shaheman © Théâtre de la Bastille, Paris

SUR TES TRACES - Texte, mise en scène et interprétation Gurshad Shaheman et Dany Boudreault. Assistant à la mise en scène Renaud Soublière. Création sonore Lucien Gaudion. Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy. Lumières Julie Basse assistée de Joëlle Leblanc. Dramaturgie Youness Anzane et Maxime Carbonneau Costumes Bastien Poncelet. Régie générale et direction technique Pierre-Eric Vives – Europe et Félix Lefèbvre – Canada Interprète de Dany Boudreault en Turquie Saeed Mirzaei Transcription des témoignages Khadija Fadhel. Administration Emma Garzaro. Direction de production Julie Kretzschmar – Europe et Jérémie Boucher - Québec Diffusion Anouk Peytavin. Production La Ligne d’Ombre (France) et La Messe Basse (Québec). Production déléguée Les Rencontres à l’échelle – Bancs Publics, structure résidente de la Friche la Belle de Mai Coproduction FTA - Festival TransAmériques (Montréal), Maison de la Culture d’Amiens, CCAM Scène nationale de Vandœuvre-lès-Nancy, Théâtre Les Tanneurs (Bruxelles), Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles), Le Manège – Scène nationale transfrontalière, Le Quai – Centre dramatique national Angers Pays de la Loire, Théâtre de la Bastille, Festival d’Automne à Paris et Théâtre Prospero (Montréal). Soutiens DRAC Hauts-de-France - ministère de la Culture, Région Hauts-de-France, Conseil des Arts et des Lettres (Québec), Conseil des Arts du Canada, Fondation Cole, Conseil des Arts de Montréal et Spedidam. Spectacle vu le 30 septembre 2024 au Théâtre de la Bastille à Paris.

Théâtre de la Bastille, Paris, du 23 septembre au 4 octobre,

Théâtre de la Croix Rousse Lyon, du 9 au 11 octobre,

Théâtre Prospero, Montréal, du 4 au 22 février 2025,

Le Manège Scène nationale transfrontalière, Maubeuge, du 29 au 30 avril

Kinneksbond, Centre culturel Mamer, Luxembourg, le 7 mai, 

La Criée, Théâtre national de Marseille, du 4 au 6 juin.

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Sur tes traces, Gurshad Shaheman et Dany Boudreault © Maxim Pare Fortin

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