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Billet de blog 10 octobre 2025

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La guerre des femmes

En 1975, neuf femmes, anciennes combattantes de la Grande Guerre patriotique, se retrouvent dans un appartement communautaire pour répondre aux questions d’une jeune journaliste biélorusse. Julie Deliquet adapte Svetlana Alexievitch et donne la parole à ces femmes afin qu’elles puissent raconter leur guerre, jusque-là dite par les hommes.

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« Et cependant, rien n’a changé. Rien. On continue à se haïr et à s’entre-tuer. Pour moi, c’est la chose la plus incompréhensible… »

Illustration 1
La guerre n'a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch, Julie Deliquet © Christophe Raynaud de Lage

Le plateau est transformé en appartement communautaire au réalisme frappant. Ce sera là l’unique décor de la pièce. Nous sommes en 1975, quelque part en Union soviétique, en pleine guerre froide. Les neuf comédiennes occupent déjà la scène, leurs chaises alignées sur un seul rang, lorsque le public entre dans la salle. La dixième leur fait face. Dans la salle commune, au milieu du linge qui sèche, des éviers, gazinières, et autres ballons d’eau chaude, ces neuf femmes, venues des quatre coins du pays, répondent à une jeune journaliste les interrogeant sur leurs faits de guerre. C’est le début d’un travail au long cours. Toutes en effet sont des anciennes combattantes de la Grande Guerre Patriotique, expression par laquelle l’Union soviétique, puis la Russie post-soviétique et certains de ses alliés désignent le conflit qui l’opposa à l’Allemagne nazie de juin 1941 à mai 1945. Petit à petit, les langues se délient. Un autre monde s’ouvre alors, jusque-là inconnu, et l’on apprend ce que la guerre fait aux femmes.

Dans Stalingrad enneigée, ces filles de quinze à dix-huit ans, venues de kolkhozes ou d’usines, apprennent à tuer. On comprend vite que l’empressement à vouloir défendre la mère patrie contre l’envahisseur était moins personnel que conditionné par une propagande d’État qui imprégnait alors le pays, galvanisant les êtres, exhortant leur patriotisme. Face à l’indicible, elles seules peuvent comprendre ce qu’elles ont vécu. Cette réunion d’anciennes combattantes devient une expérience de vie dans laquelle se rejoue le passé. L’entretien collectif conduit par la jeune journaliste va briser trente ans de mutisme imposé. Toutes jusqu’ici étaient ignorées, très souvent insultées, traitées de filles légères, de « putes à soldats », alors qu’on apprendra par la suite que beaucoup furent violées par leurs « camarades » masculins. L’exemple de l’une de ces « héroïnes du peuple » forcée de taire ses médailles pour redevenir épouse et mère, en dit long sur le traitement réservé à ces femmes une fois démobilisées. « Nous, les filles du front, avons connu notre part d’épreuves dont un bon nombre après la guerre, car nous avons dû alors affronter une autre guerre. Elle aussi atroce. Les hommes nous ont lâchées. Ne nous ont pas protégées » dira l’une d’entre elles. Dans l’Union soviétique de Staline, quand les hommes meurent en héros, les femmes, elles, meurent comme des ombres.

Illustration 2
La guerre n'a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch, Julie Deliquet © Christophe Raynaud de Lage

Prendre la parole (reconstruire l’oralité)

Il y a, dans le théâtre documentaire, une tentation permanente d’offrir la vérité sur un plateau, de la livrer brute et convaincante, et espérer que la force du matériau suffise à émouvoir. Julie Deliquet[1], en adaptant « La guerre n’a pas un visage de femme », joue finement avec cette tentation. Plutôt que de confier la gravité du propos à l’épaisseur du récit seul, elle choisit la stratégie inverse : dépouiller, concentrer, extraire la douleur en traits vifs et précis. La pièce réunit dix comédiennes – Julie André, Astrid Bayiha, Évelyne Didi, Marina Keltchewsky, Odja Llorca, Marie Payen, Amandine Pudlo, Agnès Ramy, Blanche Ripoche, Hélène Viviès – pour donner chair à neuf voix issues du premier livre[2] de Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature en 2015 pour l’ensemble de « son œuvre polyphonique, mémorial de la souffrance et du courage à notre époque ». La journaliste biélorusse a consacré à cet essai documentaire sept ans de sa vie entre les années soixante-dix et le début des années quatre-vingt, se rendant aux quatre coins de l’URSS pour rencontrer ces combattantes, réalisant près de cinq-cents entretiens enregistrés sur des centaines de cassettes. Ces soldates soviétiques[3], engagées volontaires dès 1941 contre l’envahisseur nazi, ont été invisibilisées par l’Histoire officielle : tireuses d’élite, infirmières sous les bombes, pilotes de Yak[4], cuisinières au front – des héroïnes réduites au silence par un patriarcat stalinien qui préférait les statues d’hommes en bronze.

La solitude des survivantes, de celles qui sont revenues comme on reviendrait d’un autre monde, apparait incommensurable et universelle. « Refaire sa vie, quelle expression. J’ai repris mon métier [...] je vis en somnambule que rien ne réveillera[5] » écrit l’écrivaine et résistante Charlotte Deldo, revenue d’Auschwitz. Pour les jeunes générations, l’ouvrage de Svetlana Alexeievitch est non seulement un témoignage sur la Seconde Guerre mondiale mais aussi sur le stalinisme. Il interroge l’exigence du sacrifice de la part de l’État, les vies brisées. Le courage et l’engagement de ces femmes ne seront pas honorer à leur juste valeur, bien au contraire. Créée au Printemps des Comédiens, à Montpellier, en juin 2025, la pièce fait l’effet d’un coup de poing. Elle convoque à une kommounalka théâtrale dans laquelle la parole des survivantes se déploie, entre horreur viscérale et soif de vivre intacte. On sent, au-delà des casseroles accrochées comme des médailles rouillées, le pouls d’une Europe et d’un monde en guerre – on pense à l’Ukraine, à Gaza, aux combattantes kurdes au Rojava – qui bat encore sous les plâtres de l’oubli.

Illustration 3
La guerre n'a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch, Julie Deliquet © Christophe Raynaud de Lage

L’ouverture, dans ce décor d’appartement communautaire soviétique des années soixante-dix, conçu par Julie Deliquet et Zoé Pautet, pose d’emblée le cadre : une cuisine exiguë avec gazinières fatiguées, linge qui sèche sur un fil tendu comme un barbelé, chambres minuscules aux armoires gonflées de valises, photos jaunies sur un papier peint qui s’effrite. Construit à partir de châssis de récupération d’anciens spectacles et aménagé d’accessoires et de mobilier fait eux aussi de récupération, l’espace prend des allures de faux plateau de cinéma. En convoquant sur scène les protagonistes d’une histoire tenue silencieuse, la pièce crée un décalage immédiat avec le livre. « De tous ces monologues, de toutes ces voix solitaires, il nous faudra les assembler afin de former un corps collectif qui dialogue[6] » écrit Julie Deliquet dans sa note d’intention. Ce qui était monologue oral devient alors choral, les voix se chevauchant comme les tirs d’une mitrailleuse, guidées par l’oreillette invisible de la version scénique, écrite par Julie André, Julie Deliquet et Florence Seyvos. « Florence est la garante de la littérature et de la dramaturgie, Julie celle des acteurs et du passage au théâtre et quant à moi celle de la transposition scénique, avec notamment l’élaboration du décor qui se fait en parallèle » précise Julie Deliquet. Une organisation collective bien rodée puisqu’elle était déjà en place sur ses précédents spectacles, qui fait émerger de l’œuvre-source une version théâtrale. Florence Seyvos a aidé à condenser sans trahir. Pas de fiction intrusive, mais une juxtaposition qui fait saillir les impuissances. Le théâtre est un lieu de transformation de la parole, tout comme la guerre l’est pour ces femmes. Ici, pas de pathos larmoyant, mais une brutalité pudique, où le rire fuse parfois tel un éclat nerveux face à l’absurde.

Illustration 4
La guerre n'a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch, Julie Deliquet © Christophe Raynaud de Lage

Un théâtre sororal

Le théâtre n’a pas pour tâche de reconstituer l’Histoire comme le ferait un musée, mais de la faire frémir dans l’instant. Julie Deliquet conserve la pluralité des témoignages, mais transforme ces fragments en pièces d’un dispositif scénique dans lequel la voix devient à la fois arme et rituel. L’œuvre d’origine est constituée d’une mosaïque de voix, celles des femmes qui ont combattu, souffert, survécu, et la pièce y puise une matière première exigeante qui, augmentée de témoignages anonymes extérieurs au livre, donne naissance à neuf personnages féminins. Il y a là Nina, adjudant-chef, brancardière d’un bataillon de chars, Alexandra, lieutenant de la garde, pilote, Lioudmila, médecin résistante, Klavdia, tireuse d’élite… Chacune d’elles présente deux visages, celui de la femme qui raconte et celui de la jeune femme qu’elle était au moment des combats. Pour les incarner, la metteuse en scène réunit une même génération de comédiennes de 45-50 ans, à laquelle elle adjoint le parcours d’une femme de 70 ans et un autre de 30 ans, pour mieux interroger les âges de la femme, plus particulièrement l’adolescence et la tranche d’âge des femmes de cinquante ans, deux âges transitoires, le premier étant extrêmement récent, le second, encore invisibilisé. Tout repose sur une forme d’improvisation. Chaque soir des pans de textes peuvent être redistribués ou improvisés afin de maintenir une tension entre elles. Ça bouge à chaque représentation, y compris pour la technique.

Illustration 5
La guerre n'a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch, Julie Deliquet © Christophe Raynaud de Lage

Lorsque la pièce atteint son paroxysme, les traumatismes semblent se déverser comme un déluge de boue. Et si la brutalité des faits – viols collectifs, avortements forcés, mépris, ingratitude – risque de submerger le spectateur, elle a le mérite de montrer ce que sont les affres de la guerre. Il n’y a pas d’échappatoire possible ici que d’affronter ces paroles, d’entendre ces voix qui se sont tues pendant si longtemps, sauvés de l’oubli par les neuf-cents pages de l’ouvrage de Svetlana Alexievitch, véritablement habitées sur scène. Ici, les femmes ne sont pas victimisées mais magnifiées dans leur rage et leur résilience. Le corps féminin – menstruations sous l’uniforme, aménorrhée, viols tus, amours furtifs dans les tranchées – frôle l’abîme sans y sombrer, porté par une envie de vivre qui hurle plus fort que les canons. La musique d’Anne Astolfi, minimaliste – un accordéon qui gémit comme un vent de steppe, une chanson traditionnelle biélorusse entonnée a cappella – ponctue cette assemblée sans jamais en noyer les propos.

Illustration 6
La guerre n'a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch, Julie Deliquet © Christophe Raynaud de Lage

« La guerre n’a pas le visage d’une femme » est une proposition courageuse qui oblige le spectateur à écouter sans se consoler, à recevoir sans chercher immédiatement à comprendre. La pièce demande un engagement moral autant qu’esthétique, et c’est peut‑être là sa plus grande réussite que de nous mettre face à ce qui dérange notre confort mémoriel, sans nous donner la satisfaction d’une résolution facile. Julie Deliquet délivre un legs empoisonné de lumière : la guerre comme langage, impuissant et pourtant infiniment féminin. « Les magasins pour enfants qui vendent des jouets guerriers… Des avions, des chars… Qui a eu pareille idée ? Ça me retourne l’âme… » dit l’une de ces femmes, combattante-survivante. « Une fois, quelqu’un a apporté chez nous un petit avion de chasse et une mitraillette en plastique… Je les ai immédiatement balancés à la poubelle… Parce que la vie humaine, c’est un tel présent… Un don sublime… » C’est précisément de cela qu’il s’agit dans la pièce, non de la guerre mais de la vie et du désir de vivre.

Illustration 7
La guerre n'a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch, Julie Deliquet © Christophe Raynaud de Lage

[1] Directrice du Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis (TGP) depuis 2020.

[2] Svetlana Alexievitch, La guerre n’a pas un visage de femme, Minsk, 1985, Paris, Presse de la Renaissance, 2004, traduction de Galia Ackerman et Paul Lequesne, 398 pp.

[3] Elles sont entre huit cent mille et un million à servir dans les forces de l’armée, sans compter celles qui rejoignant les partisans, équivalent des résistants chez nous.

[4] Yakovlev Yak-3, avion de chasse monoplace soviétique de la Seconde Guerre mondiale.

[5] Charlotte Delbo, Auschwitz et après III. Mesure de nos jours, Paris, Éditions de Minuit, 1971, p. 202.

[6] Sauf mention contraire, les citations de Julie Deliquet sont extraites de sa note d’intention.

Illustration 8
La guerre n'a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch, Julie Deliquet © Christophe Raynaud de Lage

« LA GUERRE N'A PAS UN VISAGE DE FEMME » - D’après le livre de Svetlana Alexievitch, mise en scène Julie Deliquet, avec Julie André, Astrid Bayiha, Évelyne Didi, Marina Keltchewsky, Odja Llorca, Marie Payen, Amandine Pudlo, Agnès Ramy, Blanche Ripoche, Hélène Viviès, traduction Galia Ackerman, Paul Lequesne, version scénique Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos, collaboration artistique Pascale Fournier, Annabelle Simon, scénographie Julie Deliquet, Zoé Pautet, lumière Vyara Stefanova, costumes Julie Scobeltzine, perruques et coiffures Jean-Sébastien Merle, régie générale Pascal Gallepe, construction du décor atelier du Théâtre Gérard Philipe, réalisation des costumes Marion Duvinage, régie plateau Bertrand Sombsthay, régie lumière Sharron Printz, régie son Vincent Langlais, accessoiriste Élise Vasseur, habillage Nelly Geyres. Le texte est publié dans son intégralité aux éditions J’ai lu. Production Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis. Coproduction Cité européenne du théâtre – Domaine d’O, Montpellier ; Comédie – CDN de Reims ; Nouveau Théâtre de Besançon – CDN ; La Comédie de Béthune – CDN Hauts-de-France ; Théâtre National de Nice – CDN ; L’Archipel – scène nationale de Perpignan ; Équinoxe – scène nationale de Châteauroux ; Les Célestins, Théâtre de Lyon ; La rose des vents – scène nationale Lille Métropole-Villeneuve d’Ascq ; l’EMC91, Saint-Michel-sur-Orge ; Le Cercle des partenaires du TGP. Avec le soutien du dispositif d’insertion professionnelle de l’ENSATT. Remerciements Anne Astolfe, Sophie Benech, Olivier Faliez , Tatiana Heigeas, Ganna Nikitina, Éric Ruf et la Comédie-Française, Cécile Vaissié, les ambassadrices, les ambassadeurs du lycée Paul Éluard de Saint-Denis et leurs professeurs.

Du 24 septembre au 19 octobre 2025, au TGP - Centre dramatique national de Saint-Denis

Du 8 au 9 janvier 2026, au Théâtre national de Nice, CDN Nice Côte d'Azur,

Du 14 au 15 janvier 2026 à la MC2 Grenoble,

Du 21 au 31 janvier 2026, au Théâtre des Célestins, Lyon

Du 4 au 5 février 2026, à la Comédie de Saint-Étienne,

Du 10 au 11 février 2026 à Théâtre de Lorient, Centre dramatique national

Du 18 au 20 février 2026, à la Comédie de Genève,

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La guerre n'a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch, Julie Deliquet © Christophe Raynaud de Lage

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