« Quand je prends une photographie, j'essaie de dire quelque chose. Par-delà les couleurs criardes, choquantes, si vous regardez bien, si vous prenez le temps, il y a un message. Je dirais même un message politique ».
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Connu pour ses photographies en couleur de la culture populaire de Grande-Bretagne et de ses traditions, des représentations spontanées et souvent satiriques de la vie quotidienne, saisies avec une grande dextérité visuelle et empreintes d’un humour pince-sans-rire typiquement britannique, Martin Parr est mort samedi dernier, à 73 ans, dans sa maison de Bristol, entouré de Susie, son épouse, de leur fille Ellen, et de sa sœur Vivien. Le cancer, un myélome diagnostiqué en mai 2021, a fini par l’emporter. Né le 23 mai 1952 à Epsom, dans le Surrey, Parr passe son enfance à Chessington, dans la banlieue sud de Londres. Son grand-père, George Parr, prédicateur méthodiste laïc, est aussi photographe amateur, membre de la Royal Photographic Society[1]. Ce spécialiste du bromoil[2], chez qui il se rend dans le Yorkshire à chaque vacance scolaire, va l’initier à la technique photographique. Il lui offre son premier appareil, un Kodak Retinette[3]. Martin Parr étudie la photographie au sein de la Manchester Polytechnic de 1970 à 1973. Influencé par le travail de Tony Ray-Jones (1941-1972), photographe britannique mort à trente ans, parangon de la photographie documentaire mettant en scène la banalité du quotidien, il se forme à la street photography[4] en regardant les travaux de Garry Winogrand, Robert Frank et Bill Brandt.
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Depuis lors, Martin Parr a travaillé sur de nombreux projets photographiques. Il s’est taillé une réputation internationale grâce à son imagerie innovante, son approche oblique du documentaire social et sa contribution à la culture photographique au Royaume-Uni et à l'étranger. Bien qu’il soit connu pour ses tirages aux couleurs vives, ses premières photographies sont en noir et blanc. Activités ornithologiques dans le Surrey, pèlerinages en Irlande, voyages de vacances dans les Highlands écossaises, matchs de football provinciaux et banquets traditionnels de village ne sont que quelques-uns des événements sociaux qui ont retenu l’attention du jeune Martin Parr. L’observation précise de situations quotidiennes et l’accent mis sur la banalité sont déjà de mise, tout comme l’exagération et l’emphase qui vont devenir des leitmotivs de son œuvre. « Les premières photographies en noir et blanc de Martin Parr, représentant le nord de l'Angleterre, constituent un témoignage remarquable d'une société aujourd'hui presque disparue[5] » écrit sa collègue et amie de longue date, Val Williams. L’humour, souvent absent chez ses contemporains, est chez lui déjà grinçant, à l’image de cet arbre dénudé émergeant d’une « voiture bulle » à trois roues, apparemment abandonnée et recouverte de givre, garée sur un trottoir, ou de cet homme en équilibre au sommet d’une échelle pour nettoyer l’extérieur de la fenêtre de sa porte d’entrée.
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« Bad Weather » (1982) est le premier livre de photographies de Martin Parr. Capturant la beauté des Îles Britanniques, il est publié en 1982 à l’occasion d’une exposition itinérante. Si son style est depuis devenu synonyme de couleur, ce premier ouvrage révèle son goût pour l’esthétique du noir et blanc. L’ensemble compose un portrait charmant des Britanniques vaquant à leurs occupations par mauvais temps. Nombre de ces images ont été prises avec un appareil photo sous-marin et un flash, le Leica de Martin Parr étant sujet aux infiltrations d’eau. « Plus le temps est mauvais, plus je suis heureux[6] » disait Martin Parr, estimant que le mauvais temps crée souvent une atmosphère particulière, absente des journées ensoleillées et lumineuses. C’est un monde étrange et souvent humoristique, bouleversé par le vent ou la pluie qu’il représente. Les photographies alternent entre réalisme et surréalisme et marquent une transition dans l’œuvre du photographe, passant des thèmes plus nostalgiques de ses débuts, tels que « Beauty Spots » (1976) et « The Non-Conformists » (1981), à une plus grande implication dans des sujets modernes et des problématiques contemporaines. « Il ne recherche pas le drame du mauvais temps, mais sa solitude, la façon dont il semble contraindre toute vie à se mettre à l'abri et ne laisser derrière lui qu'une nature peuplée d'objets inanimés fantomatiques » écrit le critique d’art britannique Waldemar Januszczak.
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Muni de son appareil comme arme de destruction massive de la bienséance, Martin Parr dissèque l’Angleterre sans pitié, mais avec une vraie tendresse. Ses images de corps avachis sous le soleil, d’enfants couverts de glace fondue, de retraités en short trop court, expriment une réalité crue que personne n’avait osé représenter jusque-là. À ses détracteurs qui hurlaient au mépris de classe, Parr répondait, goguenard, qu’il aimait simplement les gens. Série iconique réalisée entre 1983 et 1985, et publiée en 1986, « Last Resort: Photographs of New Brighton » documente, dans un style satirique et des couleurs très vives, la station balnéaire populaire de New Brighton, près de Liverpool, une destination de vacances ouvrière en plein déclin dans l’Angleterre thatchérienne. Poubelles débordantes, chiens, chips, maillots de bain bon marché et coups de soleil, à travers une cinquantaine d’images cocasses, cruelles et tendres à la fois, Parr brosse un portrait acide et mordant de la classe ouvrière britannique en vacances, mais aussi une réflexion sur le mauvais goût, le consumérisme et la fin d’un certain modèle social. Cette série, devenue au fil du temps iconique, a marqué un tournant dans l’histoire de la photographie documentaire britannique, choquant par son ton moqueur et son esthétique criarde. Elle impose Martin Parr comme l’un des maîtres de la couleur et de la satire sociale.
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En 1988, Parr présente son portfolio à Magnum Photos et essuie un refus cinglant. Plusieurs membres historiques, dont Henri Cartier-Bresson et Philip Jones Griffiths, trouvent son travail trop cynique, trop moqueur et esthétiquement provocateur pour appartenir à la prestigieuse agence humaniste. Il faut attendre 1994 pour que Parr soit finalement accepté, grâce au soutien déterminant de membres tels que Gilles Peress ou Josef Koudelka, et surtout au vote décisif de la branche new-yorkaise. Son entrée fait scandale et provoque même le départ de Philip Jones Griffiths de la présidence de l’agence. Une fois à l’intérieur, Martin Parr devient une figure transformatrice, engageant Magnum vers la voie de la couleur, alors encore considérée comme « vulgaire » par beaucoup de puristes du noir et blanc. Cette ouverture fait l’effet d’une grenade dans un monde de noir et blanc mélancolique. Cartier-Bresson le voyait comme un hérétique. Il défend une photographie plus subjective, ironique et pop, loin du photojournalisme classique. De 2013 à 2017, il assure la présidence de Magnum et en accélère la diversification, ouvrant aux jeunes auteurs, aux projets multimédias, aux livres d’artiste, et à une vision plus contemporaine et commerciale de la photographie. Il impose aussi, par l’exemple, le droit à la satire et à la critique sociale sans concession. Véritable « coup d’État esthétique », son arrivée fait basculer l’agence, contre une partie de ses membres fondateurs, du XXème siècle humaniste vers le XXIème siècle ironique et coloré. Beaucoup considèrent aujourd’hui que sans lui, Magnum serait restée une institution figée dans le passé.
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Avec 350 clichés disséquant le consumérisme moderne focalisé sur les détails de la restauration rapide, des souvenirs et des jouets en plastique, la série « Common Sense » (1995-1999), est marquée par l’utilisation franche de la couleur. Parr explose les codes. Ses verts acides, ses roses fluo, ses jaunes piquant les yeux comme de la moutarde, transforment la photographie en peinture pop, en caricature vivante où le spectateur rit jaune, forcé de se reconnaître dans le miroir déformant. Apothéose de son style hyper-saturé, au flash annulaire et en macro, la série donne à voir des gros plans absurdes et criards sur des objets du quotidien cheap, des touristes en transe consumériste, des bouches ouvertes qui mangent des hot-dogs, des ongles vernis kitsch, des souvenirs hideux, des frites, des seins en silicone et des bibelots en plastique du monde entier (Angleterre, Japon, Mexique, États-Unis…).
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Martin Parr consacre la série « Small World », qu’il débute dans les années quatre-vingt, au tourisme international. Les images qui la composent figurent parmi les plus emblématiques du photographe britannique, et l’ouvrage paru en 1996, est l’un des plus populaires et des plus importants qu’il ait publié. Dans l’introduction, on y apprend que si l’industrie touristique était un pays, ce serait le troisième plus grand au monde. Parr explore le tourisme de masse, traquant avec humour ses dérives. Il s’intéresse aux habitudes et maladresses liées aux photographies touristiques, notamment aux portraits de visiteurs devant des sites culturels, un exercice qui fait partie de l’expérience, servant de souvenir du moment. Les biens matériels, les idées de liberté et de culture, le fait d’avoir assez d’argent pour croire qu’on en profite, sont autant de thèmes abordés dans les images de la série, à l’instar de « Seagaia Ocean Dome, Miyazaki, Japan, 1996 ». Le parc aquatique Ocean Dome, une gigantesque piscine de 300 m de long et 100 m de large, construite en 1993 et à la température constante de 30°C, était le plus grand au monde avant sa récente fermeture. Surtout, il était situé à quelques kilomètres à peine du rivage. Face à une telle absurdité, Parr réalise une véritable parodie de carte postale où tout, des rochers aux couleurs du ciel, semble faux.
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Martin Parr était un faiseur de mondes. Collectionneur obsessionnel, presque pathologique, d’objets kitsch, banals et souvent liés à la culture populaire de masse, il possède des dizaines de milliers d’objets, qui sont toujours en prise directe avec l’actualité politique et sociale, des montres « Saddam Hussein » ou « Ben Laden » aux plateaux souvenirs de stations balnéaires et autres cartes postales touristiques désuètes, des boîtes de conserve célébrant des mariages royaux aux imprimés politiques comme des affiches de Thatcher ou de la propagande soviétique, des jouets en plastique cheap aux « boring postcards », ces cartes postales ennuyeuses des années cinquante-soixante-dix, représentant des parkings vides, des ronds-points, des motels tristes…, dont il possède une immense collection, publiée en plusieurs livres culte. Il conserve aussi des ouvrages et albums photographiques, plus de 12 000 volumes sont amassés tel un trésor dans les sous-sols de la fondation qui porte son nom[7]. Il a sauvé des archives entières de l’oubli, reliques de la photographie vernaculaire qui en racontent l’histoire, qu’il s’agisse de cartes postales jaunies des années cinquante ou d’instantanés de familles en train de poser devant des Ford T rouillées. Ces fragments d’une modernité balbutiante et pourtant déjà décatie hantent les propres œuvres de Martin Parr tels des fantômes bienveillants. En 2009, le Jeu de Paume à Paris proposait, avec l’exposition « Planète Parr[8] », un dialogue entre les photographies de l’artiste et cette vaste collection d’objets hétéroclites qu’il montrait pour la première fois, dévoilant sa fascination pour le merveilleux du quotidien.
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Habitué des Rencontres photographiques à Arles, il est montré dès 1986. Cette année-là, François Hébel expose « The Last Resort » et « Bad Weather ». Commissaire invité en 2004, il fait preuve d’une incroyable générosité en ouvrant la programmation à une nouvelle génération de photographes. En 2009, il expose la série « Luxe » à l’Atelier de maintenance, dans laquelle il s’intéresse aux différentes manières dont les gens étalent volontiers leur richesse mais aussi aux lieux : foires d’art, courses de chevaux… E n 2011, il est l’un des cinq[9] co-commissaires et signataires du manifeste « From Here On » qui déclare un changement profond dans les usages de la photographie, engendré par la suprématie d’Internet et de la création numérique dans l’accès aux images et à leur diffusion. En 2014, l’exposition « Les livres de photographie chinois », qui se tient au Bureau des Lices, a pour point de départ un corpus sélectionné par Martin Parr et l’équipe de photographes néerlandais WassinkLundgren, basée à Londres et à Pékin. En 2015, à l’invitation de Sam Stourdzé, il est à nouveau présent pour un projet croisé avec Matthieu Chedid. « MMM » est une rencontre joyeuse entre musique et photographie à l’Église des Frères Prêcheurs.
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Globe-trotter réfractaire, Parr a arpenté plus de cinquante pays, de la Chine post-Mao à l’Irlande en crise. Le photographe n’a jamais fui l’Angleterre, au contraire. Il l’a exportée, la montrant au monde comme un spécimen facétieux, un phénix kitsch qui renaît de ses cendres consuméristes. « Je suis fasciné par le ridicule du monde occidental[10] » déclarait Martin Parr au micro d’Arnaud Laporte. « Mon travail est de montrer à quel point ce monde et ses contradictions sont absurdes. Pour atteindre cet objectif, je prends des photographies attrayantes, avec des couleurs vives, criardes. Les gens les regardent, les trouvent belles. Et puis, s'ils regardent avec plus d'attention, ils se rendent compte du message qu'il y a derrière. Je n'impose pas ce message, j'espère qu'il leur apparait, plus subtilement ». Ses natures mortes, tels ces buffets de mariage débordant de saucisses et de gelée tremblotante, sont de véritables vanités modernes, des memento mori en technicolor. « Au-delà de son œuvre, à la fois profonde et légère, qualités extrêmement rares, il a été une force extraordinaire dans le monde de la photographie, soutenant avec générosité des artistes issus de générations très différentes[11] » rappelle Quentin Bajac, le directeur du Jeu de Paume à Paris, qui accueillera l’exposition « Martin Parr, Global Warning » à partir du 30 janvier 2026, une relecture de son œuvre à la lumière des dérèglements environnementaux de la planète, l’occasion d’un hommage appuyé à un photographe majeur, incontournable de la scène artistique contemporaine, qui a fait de son œuvre un commentaire sur le monde.
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[1] Fondée au Royaume-Uni en 1853 dans le but de « promouvoir l'Art et la Science de la photographie ». En 1874, elle fut renommée The Photographic Society of Great Britain, puis, en 1894, elle prit son nom actuel. La Royal Photographic Society attribue différentes distinctions et organise des événements à travers le Royaume-Uni. La société détient un fonds de photographies historiques, de matériel et une bibliothèque qui sont en dépôt au National Media Museum à Bradford.
[2] Procédé des débuts de la photographie, très populaire chez les pictorialistes pendant la première moitié du XXème siècle. Aussi appelé oléobromie ou oléotype, il a été mis au point en 1907 par Sir Welborne Piper. Son rendu est très proche de la peinture.
[3] Déclinaison meilleur marché de son grand frère le Kodak Retina, modèle commercialisé au tout début des années soixante. Les Retinette sont des appareils très bien construits dans les usines Nagel, près de Stuttgart, après leur rachat par Kodak en 1931.
[4] Genre photographique apparu au début du XXème siècle. Les clichés sont pris en extérieur et plus largement dans un lieu public, sans mise en scène, avec pour sujet la présence humaine, immédiate ou suggérée.
[5] Val Williams, Martin Parr, Londres, Phaidon, 2003, édité dans le cadre de la rétrospective organisée par la Barbican Art Gallery, Londres, The National Museum of Photography, Film and Television, Bradford, et Magnum Photos, Londres, 13 janvier au 14 avril 2002. L’exposition itinérante fut présentée à Paris sous le titre : Martin Parr : Œuvres 1991-2001, Maison Européenne de la Photographie, 18 mai au 18 septembre 2005.
[6] Martin Parr. Bad Weather, The Photographers’ Gallery, Londres, 5 novembre au 4 décembre 1982.
[7] Fondée en 2015, la Fondation Martin Parr soutient les photographes émergents, établis et méconnus qui ont fait et continuent d’effectuer des travaux axés sur la Grande-Bretagne et l’Irlande. Elle abrite une collection croissante de matériel photographique tel que des impressions, des mannequins de livres, des portfolios ainsi que les vastes archives de David Hurn, Val Williams et Chris Killip. Elle vise à préserver cette importante collection d’œuvres photographiques afin qu’elle soit accessible à la vue et à la recherche pour les générations à venir. https://martinparrfoundation.org
[8] Planète Parr. La collection de Martin Parr, Jeu de Paume, Paris, du 30 juin au 27 septembre 2009, https://jeudepaume.org/evenement/exposition-planete-parr/
[9] Clément Chéroux, Joan Fontcuberta, Erik Kessels, Joachim Schmid, Martin Parr. https://www.rencontres-arles.com/fr/expositions/view/638/from-here-on
[10] Arnaud Laporte, À quoi rêvez-vous ?, France Culture, 11 février 2022, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/a-quoi-revez-vous/martin-parr-je-suis-fascine-par-le-ridicule-du-monde-occidental-7208093
[11] Communiqué de presse du Jeu de Paume daté du 8 décembre 2025.
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