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Billet de blog 11 mai 2022

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La comédie des catastrophes

Au Théâtre de la Bastille, le collectif l'Avantage du doute dresse un hilarant portrait de la société contemporaine pour mieux en révéler ses maux. De l’anthropocène au patriarcat, de la collapsologie aux comédiennes mères ou non, du besoin de tendresse des hommes, « Encore plus, partout, tout le temps » interroge les logiques de puissance et de rentabilité par le biais de l’intime.

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« Encore plus, partout, tout le temps », Collectif l'Avantage du doute © Jean-Louis Fernandez

Le plateau est fermé d’un rideau figurant un paysage champêtre verdoyant. De son centre part un sentier au bord duquel se tient un cerf. Cette atmosphère bucolique est quelque peu contrebalancée par l’accueil que Bernard, le coproducteur privé de la pièce, installé directement dans la salle, réserve aux spectateurs, ou plutôt aux spectatrices. Il faut bien le reconnaitre, Bernard est misogyne, vulgaire, relou, dragueur, en un mot, un gros beauf. Son personnage est magnifiquement campé par Claire Dumas qui, après avoir interprétée à la perfection une conseillère du pole-emploi en plein burn-out dans un précédent spectacle du collectif, montre ici des dispositions certaines pour ce genre de rôle. Vêtue d’un blouson de cuir et d’un slip suffisamment serré pour laisser apparaitre une forme suggestive dont on découvrira plus tard qu’il s’agissait d’une paire de chaussettes, Bernard tente de coincer tant bien que mal toute présence féminine entrant dans son champ de vision, de la professeure de français accompagnant une de ses classes à la mère de famille venue avec son mari. Cependant, Bernard n’est pas stupide. Il sait que sa position est délicate. Dans cette époque « post-me too », il doit draguer discret, mesurer ses propos et son enthousiasme. La moindre incartade peut être fatale. Il est loin le temps des sifflets et des mains baladeuses qui faisait le charme à la française. Il se fend néanmoins d’un « Calmez-vous, ça va bien se passer », empruntant la formule sexiste à un ministre s’adressant à une journaliste, formule qui sera reprise un peu plus tard par l’un des protagonistes afin de s’assurer qu’elle ne passe pas inaperçue. Bernard est sincère lorsqu’il lâche à un couple de femmes : « Les lesbiennes j’ai toujours trouvé ça excitant ! »  Une sincérité terriblement désarmante, troublante, une sincérité masculine, beaucoup trop masculine. Sur scène, les comédiens assistent, tétanisés par la consternation, à ses numéros de drague. Ils prennent enfin la parole. Que le spectacle commence.

En pleine éco-conscience et pour être totalement en phase avec leur nouvelle création qui aborde l’urgence climatique sur fond de collapsologie, les comédiens-auteurs ont décidé de limiter le plus possible leur empreinte carbone. Pas d’avion, pas de voiture, tout ce qui est utilisé sur scène est recyclé. C’est ainsi que grâce à la générosité du milieu du spectacle vivant, ils ont récupéré l’immense rideau de scène champêtre, très XVIIIème siècle, qui n’entretient aucun rapport avec la pièce, pas plus que les toges romaines qu’ils portent, mais qui leur ont permis de ne rien produire. Tout a été recyclé jusqu’au titre même de la pièce, « Encore plus, partout, tout le temps », qui prend une autre signification lorsqu’on apprend qu’il est emprunté à celui d’un film porno des années soixante-dix. Le public est prévenu : si des personnes sont venues avec en tête l’idée que le film allait être rejoué sur scène, la déception sera immense.

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« Encore plus, partout, tout le temps », Collectif l'Avantage du doute © Jean-Louis Fernandez

Nouveau monde vs. ancien

Le récit commence véritablement par un diner entre amis réunissant deux couples, un diner qui va tourner court lorsque l’homme du couple invité, revenant de sa première séance chez un psy et convaincu du bien-fondé de la collapsologie, commence à expliquer au couple invitant les risques et conséquences d’un effondrement de la civilisation industrielle. La soirée avait pourtant bien commencé, les deux femmes s’asseyant au tir-à-l ’arc, nouveau sport pratiqué par celle qui reçoit pour « se détendre » et dont on apprendra plus tard qu’il s’agit en réalité d’un moyen de patrouiller armée. Traumatisée par les attentats de 2015, elle effectue régulièrement des rondes autour de l’école de ses enfants.  « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». L’homme fait siens les mots de Jacques Chirac prononcés en 2002 lors du sommet de Johannesburg en Afrique du Sud. Vingt ans plus tard, la maison brûle toujours, il est même étonnant qu’elle soit encore debout. L’homme égraine alors les catastrophes probables lors d’un possible futur qui viendrait après l’effondrement. Devant cet inventaire lugubre, son épouse ne tarde pas à lui ordonner de se taire. Ses propos semblent avoir un profond impact sur la femme de la maison que l’on découvre soudain au bord de la crise de nerf tandis que son mari, épicurien narcissique, prône de vivre le présent sans penser à demain. En ce sens, il appartient déjà au passé, à cette génération de soixante-huitards dont l’héritage était au centre du premier spectacle du collectif, « Tout ce qui reste de la Révolution, c’est Simon », en 2008. Mais quand l’apprenti collapsologue fait part de son intention d’informer les enfants de leur futur plus que précaire, arguant du fait que ceux qui vont connaitre la catastrophe sont déjà nés – « On ne va pas droit dans le mur, on a déjà quitté la route » –, tout le monde pète les plombs, à commencer par sa femme qui n’hésite pas à armer l’arc d’une flèche afin de le tenir en joue. Le diner s’achève sur une scène hallucinante dans laquelle les protagonistes se contaminent les uns les autres en se mordant, chacun se transformant en vampire. Parodie hilarante de films d’horreur, elle s’interprète aussi comme une métaphore de la pandémie mondiale de coronavirus dans laquelle certains y voient les prémisses du grand effondrement.

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« Encore plus, partout, tout le temps », Collectif l'Avantage du doute © Jean-Louis Fernandez

C’est sans doute pour apaiser les esprits et retrouver le calme qu’est proposé une sorte d’intermède féminin, car c’est bien connu, la parole des femmes est celle qui soigne, qui réconforte, par une douceur forcément innée. La scène se passe à contre-jour, dans une lumière crépusculaire. Trois figures allégoriques, les Parques, divinités maitresses de la vie humaine dans la religion romaine, sont reliées entre elles par une corde. Elles pérorent sans que l’on ne parvienne véritablement à saisir leurs propos. Inutile d’ailleurs, l’un des comédiens venant tirer lentement mais inexorablement le grand rideau derrière lequel elles vont disparaitre, coupées dans leur démonstration. L’ambiguïté de la scène la rend plus savoureuse encore. La représentation, de prime abord très patriarcale, dénonce en réalité les stéréotypes comme une invitation à déborder les cases dans lesquelles la société assigne les individus.

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« Encore plus, partout, tout le temps », Collectif l'Avantage du doute © Jean-Louis Fernandez

Répartir la charge mentale

Tout ceci n’est pas vraiment du goût de Bernard qui exige sur le champ une « réécriture exclusive » sinon joyeuse du moins positive de la pièce, menaçant de retirer son soutien financier, habile clin d’œil aux financements de plus en plus privés de la culture et aux exigences de ses nouveaux « bienfaiteurs ». La scène suivante semble justement illustrer les tentatives de compromis qu’induisent ces financements : une séquence chorégraphique oppose deux danseurs affublés d’un énorme pénis à l’aide duquel ils se renvoient le ballon terre, allégorie parfaite et ridicule du lien entre l’anthropocène et le patriarcat. La pièce enchaine ainsi les scènes très drôles, ne s’interdisant pas une certaine poésie à l’image de cet adolescent voulant reboucher la faille – de la porte d’entrée comprise comme celle du monde – avec de la pâte à sel.

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« Encore plus, partout, tout le temps », Collectif l'Avantage du doute © Jean-Louis Fernandez

Le spectacle aborde également un sujet qui jusque récemment était passé sous silence, celui des comédiennes mères pour qui rien n’est prévu pour faciliter la gestion de leur nouvelle vie de famille, bien au contraire. Pour une comédienne, accommoder vie professionnelle et vie familiale relève d’un tel exploit qu’il est bien souvent compliqué de continuer à travailler. On peut se demander d’ailleurs dans quelle mesure tout n’est pas fait ici pour dissuader d’enfanter. De même, celles qui font le choix de ne pas avoir d’enfant sont constamment plaintes, suscitent une forme d’empathie qui se confond avec la pitié. Comme si, encore aujourd’hui, une femme ne pouvait pas en conscience choisir de ne pas avoir d’enfant. C’est ce qu’on fait comprendre à Judith lorsqu’elle visite son amie à Noirmoutier, en lui rappelant par une expression de compassion, un sentiment navré, autant de remarques insidieuses, que sa réponse à la question récurrente « Vous avez des enfants ? » n’est pas normale. Dans la même scène, interviewant la femme du voisin qui parait si parfaite, elle se rend compte que celle-ci est totalement aliénée, soumise au stéréotype de ce que doit être une femme en apparence, mais en apparence seulement, se contraignant à s’épiler le corps, se colorer les cheveux, se maquiller le visage. Elle parait maintenant bien seule, prisonnière de diktats masculins, reproduisant à l’identique l’image que les hommes veulent voir. Finalement, elle n’est qu’un mirage.

Et les hommes dans tout ça ? Ils apparaissent perdus dans un monde où ils sont de moins en moins nécessaires. Ils n’ont plus besoin de chasser, plus vraiment besoin de protéger, ne sont plus dans l’obligation d’être le chef de famille, alors ils se battent, sans doute pour se prouver qu’ils existent, qu’ils ne sont pas encore totalement inutiles. Cependant, la guerre comme dernier endroit où l’homme a un rôle à tenir inciterait plutôt à ne plus en faire. Alors s’exprime un besoin de tendresse. Il n’est pas si facile de performer la virilité en permanence. Comme sa femme, le voisin se doit de porter en bandoulière, à la vue de tous, le cliché qui lui permet d’être enfermé dans la bonne case : sa virilité – Bernard, lui, la porte haut. Il rassure le public en évoquant le BTP, la police, autant de professions où les hommes ont encore toute leur place.

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« Encore plus, partout, tout le temps », Collectif l'Avantage du doute © Jean-Louis Fernandez

À la fin du spectacle, les comédiens recouvrent ce qui reste des décors d’une très grande bâche blanche comme autrefois lorsqu’on quittait une maison pour longtemps et qu’on voulait protéger son mobilier. Cependant ce n’est pas tout à fait le cas ici. L’atmosphère blanche et froide transforme le lieu de vie en paysage du grand nord. Un ours blanc apparait alors – plus exactement un comédien portant un costume d’ours blanc – l’air totalement perdu. Il se retourne, regarde, cherche, ne semble pas reconnaitre l’endroit. Soudain, il quitte la scène, remonte la salle en direction de la sortie et disparait dans un fracas inquiétant. S’est-il heurté à la porte tombant raide mort ? L’a-t-il franchi et rejoint l’extérieur ? On ne le saura pas mais on peut hélas imaginer la suite. Dans les deux cas, l’ours blanc n’avait aucune chance de survivre. En s’emparant des grands sujets sociétaux qui animent l’actualité pour les transposer sur scène en les interrogeant par le biais de l’intime, s’inventant des doubles qui sont aussi les nôtres, l’Avantage du doute conjure nos peurs face à un monde en pleine mutation où l’avenir est incertain. L’incommensurable appétit d’une humanité jamais rassasiée a conduit à la situation désastreuse dans laquelle nous nous trouvons. « C’est parce qu’il est trop tard pour se lamenter sur les dégâts déjà causés, et qu’il faut de toute urgence faire des plans à notre échelle, faire feu de tout bois imaginaire pour changer nos manières de nous voir et d’être ensemble. Et parce qu’on doit commencer par en rire, par se regarder franchement et se trouver aussi quand même tout à fait comique jusque dans nos paniques ; pour tenir et arriver à relier la connaissance que nous avons de la crise, dans laquelle nous sommes jusqu’au cou, avec le commencement d’une action. Même pétris de nos doutes, même en pleine dépression : parler, crier, établir de nouveaux liens. Tout commencement est divin ». La note d’intention du cinquième spectacle du collectif est aussi un manifeste, une profession de foi. Avec une formidable énergie et un humour à toute épreuve permettant de dépasser l’état de désolation, d’autant plus grand qu’en pleine conscience nous ne faisons rien, l’Avantage du doute et son théâtre « à hauteur d’homme » rappellent cette notion fondamentale : le monde n’est pas encore détruit. La solastalgie de l’ours blanc ne reconnaissant plus sa banquise qui fond à vue d’œil, devrait nous alerter sur l’impératif qu’il y a à agir, nous révolter. Cela se passe ici et maintenant.  

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« Encore plus, partout, tout le temps », Collectif l'Avantage du doute © Jean-Louis Fernandez

ENCORE PLUS, PARTOUT, TOUT LE TEMPS - De et avec Mélanie Bestel, Judith Davis, Claire Dumas, Nadir Legrand et Maxence Tual Scénographie Kristelle Paré Lumières Mathilde Chamoux Son Isabelle Fuchs Costumes Marta Rossi Accompagnement du travail vocal Jean-Baptiste Veyret-Logerias Régie générale Jérôme Perez-Lopez Production L’Avantage du Doute Coproduction Théâtre de Nîmes, Théâtre de la Bastille, Théâtre de Rungis, Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine, le lieu unique - centre de culture contemporaine de Nantes, Théâtre Nouvelle Génération - Centre dramatique national de Lyon, L’Estive - Scène nationale de Foix et de l’Ariège Avec l’aide à la résidence du conseil départemental du Val-de-Marne et le soutien du Fonds SACD - Théâtre, Action financée par la Région Île-de-France Avec le soutien de La Vie brève - Théâtre de L’Aquarium et de La Villette, Paris Le Collectif L’Avantage du Doute est conventionné par le Ministère de la Culture et de la Communication - Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) Île-de-France Production, administration et diffusion Marie Ben Bachir. Spectacle créé le 17 novembre 2020 au Théâtre de Nimes, vu le 11 mai 2022 au Théâtre de la Bastille à Paris. 

Du 9 au 27 mai 2022,

Théâtre de la Bastille
76, rue de la Roquette
75 011 Paris

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