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Billet de blog 11 mai 2025

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Le dernier tour de piste

À Marseille, le Mucem accueille « En piste », formidable plongée poétique dans l’univers du cirque et des arts forains imaginée par la metteuse en scène Macha Makeïeff, récit sensible de la piste aux étoiles où clowns et acrobates se déploient, entre fragilité et fantaisie, parmi les traces de spectacles disparus, du temps où la grande piste célébrait l’artiste en saltimbanque.

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Illustration 1
Gérard Garouste, La Duègne et le pénitent, 1998. Huile sur toile, 195 x 160 cm. European Central Bank, Francfort © Adagp, Paris 2024 ; Gérard Garouste, photo : Adam Rzepka

Passé le vestibule du bonimenteur, il y a là la femme à barbe et son mari, sublimes freaks, que d’autres nomment la « Duègne et le pénitent », un peu plus loin, on trouve le nickelodeon, du nom donné aux États-Unis et au Canada dès le début du XXème siècle, à ces premières salles de cinéma, minuscules[1]. Des bigoudènes hautement coiffées se pressent devant un stand, attentives à la présentation du programme de la soirée, tandis que Yanko, le grand magicien aux airs de prince hindou, se prépare dans sa loge de l’Alcazar. La vaste nef n’abrite pas moins de trois pistes, une parade, quelques cahutes, des stands. Ici, les animaux sont empaillés, sans doute pour rappeler qu’autrefois, on les enfermait dans des cages, et que ces temps barbares sont révolus. Les fauves ont parfois l’œil triste et semblent aussi dociles que des gros chats. La ménagerie a perdu de son éclat depuis qu’en grandissant, les enfants désormais adultes, y ont reconnu une prison. Entrer dans l’exposition « En piste ! Clowns, pitres et saltimbanques » est comme s’avancer sous un chapiteau hanté dans lequel les rires d’autrefois ont laissé la place au silence. Comme la petite fille du « Voyage de Chihiro[2] » se retrouvant seule dans un monde étrange après que ses parents ont été transformés en cochons, déambule au milieu d’une fête foraine, le visiteur éprouve cette sensation étrange d’être seul au milieu de la foule, dans ce lieu à la fois familier et inconnu, enfant égaré sous un chapiteau oublié, l’odeur lointaine des pommes d’amour et de la barbe-à-papa lui chatouillant vaguement les narines. Si le spectacle du destin de ces artistes de fils et de carton-pâte nous bouleverse d’emblée, c’est parce qu’il est aussi le nôtre, le spectacle de notre propre vie.

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Vue de l'exposition « En Piste ! Clowns, pitres et saltimbanques », du 4 décembre 2024 au 12 mai 2025 au Mucem, Marseille © Photo : Julie Cohen
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Vue de l'exposition « En Piste ! Clowns, pitres et saltimbanques », du 4 décembre 2024 au 12 mai 2025 au Mucem, Marseille © Photo : Julie Cohen

« Une vie de fétiches, de chimères, de blessures, de rédemption ».

Il fallait bien l’immensité du grand plateau d’exposition temporaire du Mucem pour contenir toute la sensibilité du cirque rêvé par la metteuse en scène et plasticienne Macha Makeïeff, qui dirigea durant onze ans[3] et autant de saisons la Criée, le théâtre national de Marseille tout proche. C’est donc en terrain connu, presque à domicile pourrait-on dire, que l’artiste a conçu un projet sur ce monde qu’elle aime tant, une exposition-spectacle pour reprendre son expression qui, loin de se contenter de montrer, trouble, enchante, convoque pour mieux les entremêler, l’art, la mémoire et la fragilité humaine. Avec une tendresse de funambule, Macha Makeïeff métamorphose l’immense plateau en une scène onirique, un sanctuaire qui croise l’éphémère et l'immuable, en puisant dans les collections relatives aux arts forains et au cirque conservées au musée. Celles-ci ont la particularité ne de pas se limiter aux seules pièces de prestige. Malles de tournée, costumes patinés, boites de maquillages des clowns, autant de petits trésors du quotidien tout aussi indispensables à la création d’un personnage, que les rutilants habits de lumières, redingotes chatoyantes et couteux manteaux faits sur mesure. Au spectacle sans doute plus que partout ailleurs, on connait l’importance de l’accessoire.

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Têtes de marionnettes, seconde moitié du XIXe-première moitié du XXe siècle, Mucem, Marseille © Mucem / Marianne Kuhn
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Gérard Vicaire, costume du clown Maïss (détail), 1958. Collection Alain Frère © Mucem, photo David Giancatarina

Ainsi, une centaine de pièces issues des réserves sont présentées, des têtes de marionnettes en bois datées des deux derniers siècles aux manteaux de clowns brodés de mille sequins. D’autres objets, accessoires déclassés et décors de spectacles passés, ont trouvé leur place dans cette exposition spectaculaire, sous les regards complices de « Crispin et Scapin » d’Honoré Daumier. En bout de piste, la « Nana noire upside down » de Niki de Saint-Phalle tient déjà sur ses mains, non loin de la « Grande parade sur fond rouge » de Fernand Léger. Les trois pistes circulaires forment autant d’îlots accueillant un millier de reliques comme cette veste de clown dont les paillettes fanées semblent porter le poids d’une vie entière. Tout près, l’« Arlequin »(1923) de Pablo Picasso, partiellement dessiné sur la toile brute, volontairement inachevée, nous fixe de son regard vide tandis que la gravité poignante du « Clown blessé » de Georges Rouault fait écho à la précarité des saltimbanques. Leur raison d’être, leur métier, est de « faire la foire » et de disparaitre quand elle se termine.

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Honoré Daumier, Crispin et Scapin, vers 1864. Huile sur toile. Musée d’Orsay, Paris © Grand Palais Rmn (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski
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vue de l'exposition « En Piste ! Clowns, pitres et saltimbanques », du 4 décembre 2024 au 12 mai 2025 au Mucem, Marseille © Julie Cohen
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Georges Rouault, Clown à l’habit rouge, 1939-1945. Huile, encre, gouache sur papier. Centre Pompidou, musée national d’Art moderne / Centre de Création industrielle, Paris © Adagp, Paris, 2024 ; photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. Grand Palais Rmn / Philippe Migeat

Déambuler dans un spectacle immobile, telle est l’invitation que propose aux visiteurs Macha Makeïeff pour qui le cirque ne se réduit pas à une simple juxtaposition d’objets, un spectacle forain ou des attractions éphémères. Dans ce récit polyphonique, où l’humble et le sublime se rencontrent sans dissonance, l’artiste interroge l’après, lorsque les lumières s’éteignent et que les spectateurs se retirent. Où, dans quels limbes, vont les spectacles disparus ? Si l’exposition-spectacle émeut autant, c’est qu’elle fait remonter des souvenirs que l’on croyait enfouis. Ce décor de piste aux étoiles réveille l’enfant en nous, celui qui, dans une fête foraine, s’émerveillait de ce clown aux chaussures trop grandes. Tel un spectateur ébloui par un numéro dont il ne saisit pas tout à fait la magie, le « mystère familier et cruel de la féerie qui s’est éteinte ».

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Vue de l'exposition « En Piste ! Clowns, pitres et saltimbanques », du 4 décembre 2024 au 12 mai 2025 au Mucem, Marseille © Photo : Julie Cohen
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Vue de l'exposition « En Piste ! Clowns, pitres et saltimbanques », du 4 décembre 2024 au 12 mai 2025 au Mucem, Marseille © Photo : Julie Cohen

L’adieu à l’enfance

Avec l’exposition « En piste ! Clowns, pitres et saltimbanques », Macha Makeïeff offre une ode vibrante et mélancolique au monde du cirque et des forains, un hommage pour une double disparition, celle du temps qui passe et de l’immuable marche du monde dans laquelle les idoles d’hier soudain démodées se retirent, ainsi les saltimbanques ont laissé la place aux circassiens, le divertissement et le spectaculaire qui hier encore primaient ont cédé le pas à une vision artistique plus globale cherchant à produire du sens. Petit à petit, sans même s’en apercevoir les numéros ont fini par disparaitre, et les clowns avec. Cependant, dans cette mélancolie omniprésente, si poignante soit-elle, on cherche, parfois désespérément, un peu de la légèreté, de la joie brute qui éclate sous les feux des projecteurs lorsque le spectacle commence. Si l’on se réjouit de la disparition des ménageries à l’heure où chacun devrait se mettre à l’écoute du vivant, on reste pourtant nostalgique de ces quelques soirées passées sous un chapiteau éphémère qui nous semblait alors immense, où un chien savant sautait à travers un cerceau enflammé, une trapéziste s’élançait dans les airs, une contorsionniste sortait d’une valise, où le clown en habit de parade, aux pieds démesurés et au maquillage outrancier, était le maitre de la piste. À l’inéluctable marche du monde s’ajoute la fin de l’enfance, une double peine pour ce dernier tour de piste qui se confond avec un rituel de consolation. Macha Makeïeff réussit ici son plus beau spectacle, celui d’un voyage immobile, en ravivant notre mémoire à travers les objets surannés et les décors éphémères qu’elle agence, et accomplit cet exploit si rare d’avoir créé autant de spectacles qu’il y a eu de visiteurs. Loin de la simple parade, l'exposition se fait ici la métaphore de la condition humaine, entre éclat et dénuement. C’est bien connu, les clowns rient pour ne pas pleurer.

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Vue de l'exposition « En Piste ! Clowns, pitres et saltimbanques », du 4 décembre 2024 au 12 mai 2025 au Mucem, Marseille © Photo : Julie Cohen

[1] Il fallait glisser une pièce de cinq cents dans le tourniquet placé à l’entrée de la salle pour accéder à la représentation. Ces nickelodeon se multiplièrent du fait de leur succès populaire. Les séances duraient environ quinze minutes et étaient composées en général de trois à quatre courts films muets, accompagnés de musiciens.

[2] Le Voyage de Chihiro (Sen to Chihiro no Kamikakushi), est un film d’animation japonais réalisé en 2001 par Hayao Miyazaki et produit par le studio Ghibli.

[3] De 2011 à 2022.

Illustration 12
Vue de l'exposition « En Piste ! Clowns, pitres et saltimbanques », du 4 décembre 2024 au 12 mai 2025 au Mucem, Marseille © photo : Julie Cohen

« EN PISTE ! CLOWNS, PITRES ET SALTIMBANQUES  » - Une exposition de Macha Makeïeff. Commissariat Vincent Giovannoni, conservateur en chef, responsable du pôle Arts du spectacle, Mucem et Macha Makeïeff. Avec la collaboration de l’Atelier Jodar. Lumières Jean Bellorini. Création sonore Sébastien Trouvé. Avec la participation du Théâtre National Populaire et de la Compagnie Mademoiselle.

Jusqu'au 12 mai 2025 - Tous les jours sauf le mardi, de 10h à 18h.

Mucem
7, promenade Robert Laffont 13 002 Marseille

Illustration 13
René Techer, Portrait du magicien Yanco dans sa loge de l’Alcazar de Paris, 1970-1980. Tirage argentique noir et blanc. Mucem, Marseille © Mucem / René Techer (D.R.)

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