Les âmes mortes d'Olessia Venediktova et Larisa Pelle
- 13 sept. 2019
- Par guillaume lasserre
- Blog : Un certain regard sur la culture


Au départ, il y a les images. Celles qu'entreprend Olessia Venediktova, entre 2013 et 2015, et qui composent aujourd'hui ses deux séries majeures "Forget them" et "Gasoline Stations" La photographe s'inspire fortement des archives familiales, influencée par les nombreux clichés amateurs exécutés par son père, dont elle souhaite retrouver le côté minimal, épuré, caractéristique des images vernaculaires de l'URSS, en s'appuyant sur les couleurs et le cadrage, composants fondamentaux de son travail. Elle travaille à la manière d'une photojournaliste, à l'argentique, munie de son Leica, documentant, à travers les paysages ou les intérieurs qu'elle photographie, cette nostalgie soviétique qui ne cesse de grandir depuis dix ans, touchant désormais les jeunes nés après la dissolution de l'Union Soviétique. Comme dans les clichés du photographe belge Harry Gruyaert, les rares personnages présents sont traités de la même façon que n'importe quel élément qui compose l'image. Lorsqu'elle sort son appareil photo, Venediktova change la position des corps éventuellement présents. Les personnes appartenant à l'ancien monde prennent devant la caméra une position particulière, réflexe automatique qui trahit le corps soviétique.
Olessia Venediktova, Refugees from early 90’s Abkhazia war, old Soviet sanatorium, Tskaltubo, Georgia, 2014, from the series Forget Them © Olessia Venediktova
Larisa Pelle construit dix récits à partir de ce corpus photographique qu'elle donne à voir aux personnes qu'elle interroge. Très souvent, un détail, un objet familier, le sigle d'une marque disparue, un élément mobilier sur l'un des clichés, les emmènent à dérouler le fil d’une histoire personnelle, intime qui, agglomérée à d'autres, dresse un panorama inversé, un portrait en creux de l'Union soviétique, loin des fantasmes d'un idéal communiste qui n'a jamais réellement été appliqué. Cependant, si les textes témoignent, à travers les souvenirs convoqués, de la dure réalité d'alors, les images, exécutées plus de vingt ans après la chute de l'URSS, renvoient à la réalité, toute aussi dure, de la Russie d’aujourd’hui, responsable de cette résurrection socialiste, en abandonnant des populations depuis longtemps livrées à elles-mêmes. De ce paysage désolé, figé hors du temps, comme arrêté en décembre 1991 où tout a commencé, où tout s'est arrêté avec l'engloutissement d'un monde, s’échappe une immense nostalgie. Celle-ci traverse l'ensemble des textes et des photographies, condamnant les rares personnes qui y figurent à la perpétuité, prisonniers du temps, comme ce vieil homme, réfugié abkhaze dans les années 1990, alangui sur un canapé sans âge, dont le corps las, s'il est encore vivant, a déjà abdiqué, renoncé à la vie. A ses cotés, un enfant, peut-être son petit-fils, se repose. La position du corps, étrangement similaire à celle du vieillard, exprime déjà, alors que sa vie ne fait que commencer, une lassitude qui paraît désormais transmise avec l’héritage familial. Ils sont les fantômes silencieux d’une nation défunte, dépecée de ses derniers oripeaux par les charognards qui ferment le cortège de cette nouvelle économie triomphante. Oubliant les exactions d'un ancien régime dont ils ne veulent conserver que le souvenir d'un Etat protecteur, nourricier, dans lequel le peuple l'emportait sur l'individu alors qu'ils sont abandonnés de tous, les invisibles du nouveau monde regardent défiler leur vie, nostalgiques d'un passé réécrit en prenant la mesure de la violence économique que sous-tend le modèle capitaliste. La promesse de la "liberté" qu'elle véhicule se révèle chimère, la démocratie dont elle se réclame masque une dictature insidieuse, tout aussi totalitaire.

![Olessia Venediktova, Untitled [Tableware against pink wall], 2015 © Olessia Venediktova Olessia Venediktova, Untitled [Tableware against pink wall], 2015 © Olessia Venediktova](https://static.mediapart.fr/etmagine/default/files/2019/09/16/5.jpg?width=1170&height=792&width_format=pixel&height_format=pixel)

Olessia Venediktova et Larisa Pelle, “New Soviet Picture”.
Tous les jours, de 11h à 19h, jusqu’au 16 septembre 2019.
Cloître des Bllettes
24, rue des Archives
75 004 Paris
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