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Billet de blog 12 mars 2024

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Savoir qui nous sommes. Neandertal, en quête des origines

David Geselson s’empare de la génétique pour évoquer les origines de l’homme, métaphore de notre propre quête d'identité. Mêlant science, histoire et récits intimes, « Neandertal » suit un groupe de scientifiques qui s’est donné pour mission de déchiffrer des fragments d’ADN ancien. Qui sont-ils ? Qu’est ce qui les pousse à faire parler le silence ? Brillant.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Neandertal, David Geselson © Simon Gosselin

Avant même que les spectateurs n’entrent dans la salle, certains se voient remettre une petite pierre, une poussière de météorite. Lorsque le rideau se lève, la scène reste plongée dans le noir. C’est là qu’ils se rencontrent pour la première fois, lors d’un symposium de biologie moléculaire à l’Université de Berkeley en Californie, de l’autre côté de la baie de San Francisco, au nord d’Oakland, ou, plus exactement, dans la pénombre d’un sous-sol où ils sont enfermés à cause d’une alerte nucléaire : le réacteur n°4 d’une centrale en Ukraine – à l’époque encore en URSS – vient d’exploser. Le nom de Tchernobyl est évoqué sans doute pour la première fois. Cette explosion reste, encore aujourd'hui, la plus grosse catastrophe nucléaire de l’Histoire, seulement égalée près de trente ans plus tard par celle de Fukushima au Japon. Lüdo vient spécialement de Munich où il dirige un laboratoire, pour donner une conférence sur l’ADN d’une momie égyptienne. Rosa, elle, est anglaise de père français, mais est venue en voisine, attachée à un laboratoire de Berkeley. Il ne comprend pas, trouve le protocole de sécurité très surévalué, surtout pour une catastrophe, certes nucléaire, mais qui vient de se produire à dix mille kilomètres de là. Elle angoisse, alors elle passe du Gustav Mahler sur son Joggy[1]. « Ça parle de joie et d’obscurité[2] » lui dit-elle. Le quatrième mouvement de la 3ème symphonie de Mahler retentit alors.

Illustration 2
Neandertal, David Geselson © Simon Gosselin

Faire parler le silence

Dans la scène suivante, Luca-David Geselson et Rosa-Laure Mathis dispensent une conférence sur les origines de la vie en s’adressant directement au public, les spectateurs de la pièce devenant ainsi ceux du symposium de Berkeley. Ils filent la métaphore en leur demandant de s’imaginer en adénine (A), cytosine (C), guanine (G) ou thymine (T), qui composent la base nucléique de l’ADN, pour mieux rendre palpable la formation ici du regard, là du cerveau… De rangs en rangs, on dissèque ainsi les combinaisons possibles et s’interroge sur notre évolution et sur les différences qu’il peut y avoir entre nous et nos ancêtres, les Homo sapiens desquels nous descendons mais aussi la possibilité d’être lié aux Néandertaliens. L’ADN peut être comparé à une encyclopédie invisible, le plan de construction de chaque être humain, nous expliquent-ils, encore faut-il savoir comment la lire, la décoder, l’interpréter ?

Illustration 3
Neandertal, David Geselson © Simon Gosselin

La conférence de Berkeley s’achève dans les pas du biologiste et anthropologue suédois Svante Pääbo, spécialiste de la paléogénétique humaine, qui dans les années quatre-vingt-dix a choisi de se lancer dans une quête folle : déchiffrer l’ADN de nos plus proches aïeux, les Néandertaliens, pour tenter de comprendre, en le comparant à notre propre ADN le mystère de notre apparition. David Geselson s’est appuyé sur le livre[3] autobiographique du chercheur suédois pour construire la trame narrative du spectacle. Dans ce livre, il évoque aussi son père, Sune Bergström, prix Nobel de physiologie et de médecine en 1982, qui l’a abandonné à la naissance, comme le personnage de Lüdo dans la pièce. « C’est une piste qui nous permet d’imaginer comment s’est enracinée en lui l’obsession d’étudier nos origines et le désir de comprendre de quoi nous sommes faits[4] » précise David Geselson. S’il y pioche des anecdotes, le metteur en scène ne fait pas là une simple adaptation du livre. Il s’en inspire très librement, comme il s’inspire de la vie du biotechnologiste Craig Venter, ancien GI devenu généticien et dont le génome complet a été le premier à être séquencé, ou de celle de Maja Paunović du musée d’Histoire naturelle de Zagreb qui a fourni les premiers échantillons d’os exploitables de Néandertal, ou encore de celle de Rosalind Franklin, découvreuse de la structure de l’ADN, celle de Gregor Mendel, considéré comme l’un des pionniers de la génétique moderne... La pièce traverse les amours et ruptures de six personnages, cinq scientifiques et d’un père désirant se réconcilier avec son fils.

Illustration 4
Neandertal, David Geselson © Simon Gosselin

Adèle, la paléogénéticienne qui travaille avec Lüdo, est atteinte d’une maladie incurable rare, dégénérative de la mémoire. Le public l’apprend au détour d’une lettre poignante qu’elle adresse à sa fille, pour plus tard, pour quand elle sera là sans vraiment l’être, quand la maladie aura effectué sa triste besogne. « Il faut que tu gardes la douceur. Même si ça devient difficile » lui écrit-elle. À la fin de la lettre, elle lui annonce qu’elle part travailler à Zagreb en Croatie. Là-bas, elle fera la connaissance de Mila, dans le sous-sol du muséum d’histoire naturelle. Si Mila est la gardienne des plus vieux os néandertaliens, elle trie aussi ceux des victimes de la guerre fratricide entre la Serbie et la Croatie. Elles deviendront amantes avant que la maladie ne s’installe. Lorsque Lüdo, Rosa et Luca viendront leur rendre visite pour récupérer les os de Néandertaliens, elle entrera dans une crise de démence. Dans cet accès de folie provoquée par la maladie, les vérités pleuvent. Certains diront que les fous ont la lucidité des enfants, que comme eux, il en sort la vérité.

Illustration 5
Neandertal, David Geselson © Christophe Raynaud de Lage

L’homo sapiens, une espèce invasive

Comment raconter la création ? Peut-on tenter de lire notre passé afin d’envisager l’avenir différemment ? « Quelles vies les fardeaux de l’Histoire passée nous permettent de choisir ?[5] » En 2014, David Geselson s’interrogeait déjà, dans « En route Kaddish », sur les conséquences que pouvait avoir le poids de l’Histoire mais aussi l’héritage familial dans nos choix de vie. « Comment construire sa vie d’adulte avec des fantômes familiaux et historiques écrasants ? » La première scène entre Lüdo et son père, Jan, est à ce titre éloquente. Ce père, scientifique comme lui, ne l’a jamais reconnu. Il vient vers lui pour se réconcilier. Lüdo est obsédé par la volonté de comprendre les origines de l’homme. Cette obsession ainsi que sa vocation, apparaissent comme des conséquences directes de l’absence de ce père, de cette filiation cachée, cet enfant de l’ombre.

Illustration 6
Neandertal, David Geselson © Christophe Raynaud de Lage

Entre Rosa et Luca, il y a Israël et la peur panique de Luca de s’installer à Jérusalem où la mère de Rosa a choisi de vivre depuis quelques années. La petite et la grande histoire de l’État hébreu rythment la pièce. Depuis l’attentat du bus qui passe devant chez la mère de Rosa et que celle-ci emprunte régulièrement, signifiant les violences quotidiennes dans cette partie déchirée du monde, jusqu’à ce moment bouleversant où les visages de Yasser Arafat et de Itzhak Rabin apparaissent sur les parois vitrées du laboratoire, ramenant le public à Washington en 1993, lors de la signature historique des accords de Paix. « Aujourd’hui, les dirigeants d’Israël et de l’Organisation de libération de la Palestine vont signer une déclaration de principe pour une autonomie palestinienne. Elle vise la réconciliation de deux peuples qui ont tous les deux connu la violence de l’exil. À présent, les deux parties s’engagent, au-delà des douleurs et des conflits, à travailler à un avenir commun, respectueux des valeurs de la Torah, du Coran, et de la Bible » déclarait alors Bill Clinton. Les images résonnent amèrement avec l’actualité du Proche-Orient. Trente ans à peine s’épare l’immense espoir suscité par le processus de paix torpillé par l’assassinat de Rabin en 1996, et l’éradication actuelle des Gazaouis par un État guerrier dirigé par un gouvernement fasciste. On mesure alors toute la distance entre hier et aujourd’hui, et l’on se demande si l’humanité est elle-même légitime. Pour David Geselson, le constat est terrible et sans appel : Si « les Homo sapiens que nous sommes s’inscrivent dans une longue continuité faite de croisements, de mélanges (…) nous menaçons durablement les autres espèces vivantes ». Nous allons même jusqu’à créer les conditions de notre propre disparition. Pour reprendre le titre de la leçon inaugurale[6]du paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin au Collège de France, nous sommes une « espèce invasive ».

Illustration 7
Neandertal, David Geselson © Simon Gosselin

« Dans les pièces En Route-Kaddish, Doreen, Le Silence et la Peur et Neandertal, je relate effectivement la vie personnelle d’individus qui ont eu un impact notable sur l’Histoire : histoire politique, histoire musicale, histoire artistique, histoire scientifique. C’est une manière pour moi de les rendre accessibles, de les démystifier [7] » explique David Geselson. Derrière le récit scientifique de « Neandertal » se tient un conte philosophique, une histoire d’humains dont la vie intime influe forcément sur leur vie professionnelle, comme leurs découvertes impactent leur vie privée. Récit choral dans lequel les travaux techniques des scientifiques comptent moins que leur quête et le chemin qu’ils empruntent pour y parvenir, la pièce croise les moments décisifs dans la vie intime d’individus pour raconter des moments d’une Histoire qui les dépasse, les déborde, bien qu’ils en soient des acteurs importants. « Nous sommes les seuls vivants à nous interroger sur nos origines[8] » rappelle David Geselson. Magnifique interprète chez Tiago Rodrigues, il signe ici une épopée sur les origines des humains. En remettant en cause les idées dépassées sur les origines, « Neandertal » autorise à penser différemment les conflits géopolitiques et les enjeux écologiques contemporains.

Illustration 8
Neandertal, David Geselson © Simon Gosselin

[1] Walkman ou baladeur radio cassette pouvant enregistrer, développé par la marque Continental Edison.

[2] Les citations sont extraites de Néandertal, Éditions Lieux-Dits, 2023.

[3] Svante Pääbo, Neandertal Man : In search of lost genomes, Basic Books, 2014, 288 pp., traduction française : Neandertal, à la recherche des génomes perdus, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2015, 384 pp.

[4] Entretien avec David Geselson réalisé par Vanessa Asse, dans le cadre de la 77e édition du Festival d’Avignon, 2023.

[5] David Geselson, Note d’intention, En Route Kaddish.

[6] Jean-Jacques Hublin, Homo sapiens, une espèce invasive, Leçon inaugurale prononcée le jeudi 13 janvier 2022, Collège de France, Paris, Collection Leçons inaugurales 307, 72 pp.

[7] Entretien avec David Geselson, op. cit.

[8] Ibid.

Neandertal, David Geselson © TGP CDN de Saint-Denis

NEANDERTAL - TEXTE ET MISE EN SCÈNE David Geselson. AVEC David Geselson, Adeline Guillot, Marina Keltchewsky, Laure Mathis, Elios Noël, Jan Hammenecker EN ALTERNANCE AVEC Peter De Graef ET Marine Dillard, DESSIN AU PLATEAU, Jérémie Arcache EN ALTERNANCE AVEC Valentin Mussou, VIOLONCELLE SCÉNOGRAPHIE Lisa Navarro AVEC LA COLLABORATION DE Margaux Nessi LUMIÈRE Jérémie Papin AVEC LA COLLABORATION DE Rosemonde Arrambourg VIDÉO Jérémie Scheidler INTERACTION ET CONCEPTION RÉGIE Jérémie Gaston-Raoul SON Loïc Le Roux AVEC LA COLLABORATION DE Orane Duclos MUSIQUE ORIGINALE Jérémie Arcache COSTUMES Benjamin Moreau AVEC LA COLLABORATION DE Florence Demingeon REGARD EXTÉRIEUR Juliette Navis ASSISTANAT À LA MISE EN SCÈNE Aurélien Hamard-Padis, Jade Maignan ASSISTANAT À LA MISE EN SCÈNE DE TOURNÉE Céline Gaudier COLLABORATION DRAMATURGIQUE Quentin Rioual RÉGIE GÉNÉRALE Sylvain Tardy RÉGIE PLATEAU Nicolas Hénault RÉGIE LUMIÈRE Rosemonde Arrambourg RÉGIE SON Loïc Le Roux RÉGIE VIDÉO Julien Reis RÉGIE COSTUMES Arlette Ricard CONSTRUCTION DU DÉCOR MC93 – Maison de la culture de la Seine-Saint-Denis Création juillet 2023 au Festival d’Avignon Neandertal est publié aux éditions Lieux-Dits. Direction de production et diffusion Noura Sairour ; administration des productions et des tournées Laëtitia Fabaron ; assistanat de production Matheus Niquelatti ; relations presse AlterMachine – Carole Willemot. PRODUCTION Compagnie Lieux-Dits. COPRODUCTION Théâtre Dijon Bourgogne – CDN ; Théâtre de Lorient – CDN ; Comédie – CDN de Reims ; Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis ; Théâtre-Sénart – scène nationale ; ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie ; Comédie de Genève ; MAIF Social Club ; Festival d’Avignon ; Le Canal – Théâtre du Pays de Redon – scène conventionnée d’intérêt national art et création pour le théâtre ; Théâtre d’Arles ; Malakoff – scène nationale ; MC93 – maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny ; Le Gallia Théâtre – scène conventionnée d’intérêt national art et création, Saintes ; Théâtre de Choisy-le-Roi – scène conventionnée d’intérêt national art et création pour la diversité linguistique. AVEC LE SOUTIEN du ministère de la Culture – Direction générale des affaires culturelles ; de la vie brève – Théâtre de l’Aquarium, Paris ; du CNDC – Théâtre Ouvert, Paris. ACTION FINANCÉE par la Région Île-de-France ; le département du Val-de-Marne.
La compagnie Lieux-Dits est conventionnée par le ministère de la Culture (DRAC Île-de-France).

TGP - Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis du 28 février au 11 mars 2024,

Théâtre Sénart, Scène nationale du 15  au 17 mars 2024,

Le Gallia Théâtre Saintes, le 21 mars 2024, 

Comédie de Reims du 10  au 12 avril 2024,

Comédie de Genève, du 22 au 26 mai 2024.

Illustration 10
Neandertal, David Geselson © Simon Gosselin

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