guillaume lasserre (avatar)

guillaume lasserre

Travailleur du texte

Abonné·e de Mediapart

556 Billets

0 Édition

Billet de blog 12 juin 2025

guillaume lasserre (avatar)

guillaume lasserre

Travailleur du texte

Abonné·e de Mediapart

Valentina, conte moderne incandescent

Au Théâtre de la Ville, « Valentina », la nouvelle création de Caroline Guiela Nguyen suit le quotidien d’une fillette roumaine de neuf ans, venue en France avec sa mère atteinte d’une grave pathologie cardiaque, et va lui servir d'interprète. Fidèle à son théâtre poético-humaniste, la metteuse en scène tisse un récit à la croisée du conte contemporain et du théâtre documentaire.

guillaume lasserre (avatar)

guillaume lasserre

Travailleur du texte

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Valentina, Caroline Guiela Nguyen © Jean-Louis Ferdandez

Avec « Valentina », Caroline Guiela Nguyen, désormais à la tête du Théâtre national de Strasbourg depuis septembre 2023, continue d’explorer les marges du réel, ces espaces où les invisibles, qu’ils soient migrants, exilés ou enfants confrontés à des responsabilités d’adultes, prennent la parole pour réécrire leur propre histoire. La metteuse en scène signe une œuvre bouleversante dans laquelle la fragilité d’une flamme vacillante devient le symbole d’une vérité à la fois destructrice et salvatrice. L’histoire, inspirée de témoignages recueillis auprès de l’association Migrations Santé Alsace, nous plonge dans le quotidien d’une fillette roumaine de neuf ans, Valentina, jouée en alternance par les épatantes Angelina Iancu et Cara Parvu. Venue en France avec sa mère, atteinte d’une grave pathologie cardiaque, la petite fille se retrouve propulsée dans un rôle écrasant : celui d’interprète improvisée entre sa mère, qui ne parle pas français, et le monde médical, froid et jargonnant. Ce thème de la traduction, cher à Caroline Guiela Nguyen, devient le leitmotiv du spectacle, une métaphore filée de la difficulté de se faire entendre, de se faire comprendre, dans un pays où la langue est à la fois une barrière et un pont fragile.

Illustration 2
Valentina, Caroline Guiela Nguyen © Jean-Louis Ferdandez

Un théâtre fragile et brûlant

La scénographie d’Alice Duchange, d’une inventivité baroque et onirique, traduit avec une précision troublante cette tension entre l’intime et l’institutionnel. Un autel transparent abrite un cœur de porcelaine, pulsant comme un écho des battements réels intégrés à la bande sonore, tandis que des néons criards et des plaques de laiton vacillantes évoquent tour à tour une chambre d’enfant, un hôpital glacial ou un rêve fiévreux. On y trouve un ours en peluche géant, totem d’une enfance volée, et des fleurs en tissu, vestiges d’une tendresse précaire. Cette esthétique, à la fois pop et mélancolique, est emblématique des créations de Caroline Guiela Nguyen : un mélange de réalisme brut et de merveilleux, où le trivial côtoie le sacré.

Sur scène, la distribution franco-roumaine, mêlant comédiens professionnels, à l’instar de Chloé Catrin, impeccable en médecin débordée et en institutrice bienveillante, et non-professionnels issus de la communauté roumaine de Strasbourg (Loredana Iancu, Marius Stoian, Paul Guta), insuffle une authenticité au propos. Angelina Iancu, en particulier, impressionne par sa présence d’une justesse désarmante. À seulement dix ans, elle incarne Valentina avec une maturité et une fragilité saisissantes, traduisant, littéralement et symboliquement, les mots imprononçables de la maladie et de l’exil. Le bilinguisme de la pièce, en français et en roumain, amplifie cette sensation de désarroi linguistique, à partir duquel le spectateur, parfois perdu dans les méandres d’une langue étrangère, partage l’expérience de l’exclusion et du malentendu.

Illustration 3
Valentina, Caroline Guiela Nguyen © Jean-Louis Ferdandez

Précision documentaire et poétique du sensible

Caroline Guiela Nguyen ne se contente de documenter une réalité sociale – celle des enfants-interprètes, des patients allophones confrontés à la violence institutionnelle d’un système de santé inaccessible –, elle dépasse ce constat au moyen du conte qui, loin de la morale normative des récits traditionnels, invite à une réflexion poétique et politique. La vérité, dans « Valentina », est une flamme ambiguë : elle éclaire, mais brûle ; elle sauve, mais blesse. « Le mensonge, ça n’est rien d’autre qu’une création de fiction » souligne Caroline Guiela Nguyen pour qui « la dimension du mensonge traverse tous [ses] spectacles, mais cette fois, [elle voulait] la mettre en relation avec l’enfance ». La petite héroïne, par amour pour sa mère, se retrouve à mentir, à travestir les diagnostics pour adoucir la douleur, dans un geste à la fois tragique et lumineux. Ce dilemme éthique, porté par une mise en scène d’une délicatesse infinie, interroge ce que signifie « accueillir » dans une société où une enfant de neuf ans devient le seul lien entre sa mère et le monde. Le travail sonore de Quentin Dumay, rythmé par les accents tziganes du violon de Teddy Gauliat-Pitois, et la vidéo de Jérémie Scheidler, qui projette des images granuleuses comme des souvenirs d’un film muet, amplifient l’atmosphère onirique et burlesque de la pièce. On rit, on pleure, on suffoque dans ce chaos organisé où la gravité des enjeux se mêle à une tendresse infinie. Comme dans « Saïgon » (2017) ou « Lacrima » (2024), Caroline Guiela Nguyen excelle à faire entendre les voix de celles et ceux que le théâtre ignore souvent, sans jamais verser dans le didactisme. La douceur de sa forme, celle du conte, ne dilue pas la charge politique du propos ; elle la rend plus percutante, plus universelle.

« Valentina » est une réussite totale, un spectacle qui palpite comme un cœur vivant, fragile et résilient. Caroline Guiela Nguyen y confirme son talent unique pour transformer les blessures du réel en une fable théâtrale, dans laquelle l’émotion brute et la réflexion profonde se rencontrent dans un équilibre miraculeux. On sort de la salle bouleversé, hanté par cette petite fille qui, entre deux langues et deux mondes, porte sur ses épaules le poids d’un amour filial immense et la quête d’une vérité insaisissable.

Illustration 4
Valentina, Caroline Guiela Nguyen © Jean-Louis Ferdandez

« VALENTINA » - Texte et mise en scène Caroline Guiela Nguyen. Assistanat à la mise en scène Amélie Enon et Iris Baldoureaux-Fredon. Dramaturgie Juliette Alexandre. Scénographie Alice Duchange. Vidéo Jérémie Scheidler. Lumière Mathilde Chamoux. Son Quentin Dumay. Musique Teddy Gauliat-Pitois. Maquillage Emilie Vue. Avec Chloé Catrin Loredana Iancu Marius Stoian Paul Guta Angelina Iancu et Cara Parvu (en alternance). Avec l'accompagnement du Centre des Récits. Les décors sont réalisés par les ateliers du TnS. Production Théâtre national de Strasbourg. Coproduction Théâtre de l'Union, Centre dramatique national du Limousin. Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa Avec l’accompagnement du Centre des Récits du TnS. Spectacle créé dans le cadre des Galas du TnS – édition 2025 vu le 10 juin 2025 au Théâtre de la Ville Théâtre des Abbesses. 

Du 2 au 15 juin 2025, 

Théâtre de la Ville Les Abbesses
31, rue des Abbesses
75 018 Paris

Valentina • Caroline Guiela Nguyen | Teaser © Théâtre de la Ville

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.