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Assadour Keusssayan est né en 1907 en Turquie. Il a neuf ans lorsque sa famille est décimée pendant le génocide arménien. S’ensuivent des années d’orphelinat, un passage par le Syrie puis le Liban qui compte alors une importante communauté arménienne, avant d’arriver en France à dix-sept ans au milieu des années vingt. Ce pays qui ne devait être qu’une étape sur le chemin de la Californie[1] où il allait retrouver un oncle, est, de fil en aiguille, de « sales boulots » en « sales boulots », devenu le sien, et Marseille où il débarqua comme tant d’autres, sa ville. Après plusieurs emplois d’ouvrier en usine, il devient apprenti auprès d’un photographe de quartier. Vers 1933, il ouvre son propre studio photographique dans le quartier central et très populaire de Belsunce qui s’étend de la Porte d’Aix à la Canebière, dans la même rue que l’hôtel où il partage une chambre avec quatre ou cinq colocataires. Désormais, il dormira dans le studio, partageant « la même existence que celle de ses futurs clients[2] ». Les premiers sont les soldats des troupes coloniales stationnés dans la ville. Keusssayan s’installe place d’Aix en 1954, sa fille Germaine, qu’il forme lui-même, est en charge des retouches, et, à partir de 1966, son fils Grégoire, de retour du service militaire, commence à réaliser les prises de vue, les tirages et les retouches des montages au pastel. Jusqu’à sa fermeture en 2018, le Studio Rex a produit un important ensemble de photos d’identité et de photos de famille qui témoigne de l’évolution du portrait posé en studio mais aussi de la très grande diversité des habitants du quartier de Belsunce.

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Une histoire intime de l’immigration
Avec son port ouvert sur la Méditerranée, Marseille a accueilli, au rythme des évènements économiques et politiques qui ont marqué le siècle dernier, migrants, réfugiés, rapatriés, qu’il s’agisse des Arméniens au début des années vingt, des Espagnols républicains à la fin des années trente et, à partir des années soixante, des populations magrébines, subsahariennes et comoriennes, mais aussi des pieds-noirs. « Marseille, c’est la pluralité des tragédies politiques, sociales, reconverties en espérance portuaire[3] » écrit très joliment Souâd Belhaddad dans l’ouvrage édité pour l’occasion. Beaucoup ne seront que de passage, quelques-uns s’installeront, tous transiteront par le quartier de Belsunce. Le Studio Rex était situé à côté du centre administratif la « Maison de l’Étranger » où l’on se venait se faire faire sa carte de séjour et son permis de travail. Les primo-arrivants passaient donc par le studio pour faire réaliser leurs photos administratives. Répondant à des besoins bien précis – commerciaux pour le Studio Rex, familiaux, administratifs ou personnels pour les clients – les images n’avaient pas vocation à être conservées par le studio. Les négatifs et les tirages étaient détruits régulièrement.

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Collectionneur et éditeur parisien, Jean-Marie Donat s’intéresse aux images vernaculaires chinées sur des marchés aux puces, chez des brocanteurs, des antiquaires. Avec elles, il souhaite raconter une histoire particulière du XXème siècle. Depuis les années quatre-vingt, il élabore un corpus photographique unique, riche aujourd’hui de quarante mille photographies, ektachromes et négatifs, provenant du monde entier et couvrant plus d’un siècle d’histoire du medium (1880-1990), divisés en plusieurs ensembles. L’un d’entre eux est consacré à une grande partie[4] du fonds iconographique du Studio Rex, allant de 1966 à 1985, racheté au moment de sa fermeture. C’est cet ensemble qui est exposé aux Rencontres photographiques d’Arles et qui fait l’objet d’une publication chez delpire & co. Au total, la série compte plus de dix mille portraits administratifs

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en films négatifs 13x18 mais aussi sept-cents images de ce que le collectionneur nomme des « photos de portefeuille », des images bien souvent abîmées par le temps, qui ont fait le voyage avec leur propriétaire, des photos souvenirs représentant la famille restée au pays, les amis, … Le Studio Rex en faisait des duplicatas, des agrandissements ou encore des photomontages. Enfin, une centaine de portraits de studio en situation, rappelant parfois la manière des portraits du célèbre photographe malien Malick Sidibé (1936-2016), constituaient la troisième catégorie de photographies produites par le Studio Rex. Les hommes arrivaient avec leurs plus beaux habits pour se faire tirer le portrait. Ces derniers servaient souvent à montrer à la famille restée au pays la réussite sociale des photographiés, confirmer qu’ils étaient bien arrivés et qu’ils avaient du travail. « La clientèle était composée à 80 % d’immigré surtout Nord Africains mais aussi subsahariens venant du Mali, du Sénégal, du Niger, de la Côte d’Ivoire ainsi qu’une grosse communauté comorienne[5] » explique Jean-Marie Donat.

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Aucun nom figure au dos de ces images, pas de nationalité non plus, aucune date. Des anonymes, de parfaits inconnus, une population oubliée de l’histoire qui pourtant s’expose dans l’une des plus importantes manifestations consacrées à la photographie en Europe. Chacun de leurs visages s’affichent dans le livre qui leur est spécialement dévolu, inscrivant leurs regards dans la postérité du papier. À l’heure où une vague intensifiée de xénophobie et de racisme laisse craindre le pire pour la France et plus généralement pour l’Occident, « ces ‘images-traces’ liant l’intime à la preuve historique » pour reprendre les mots de Jean-Marie Donat, sont là pour ne jamais oublier le visage de ceux qui ont aussi (surtout) construit la France. Cette relecture de notre histoire collective ainsi proposée est salutaire. Ces photographies de la preuve, du souvenir et de la trace, renouent un dialogue rompu entre les deux rives de la Méditerranée, établissant un pont mémoriel entre l’Afrique et la France. Avec ces visages tirés de l’oubli, la photographie retrouve enfin la mémoire et réhabilite la nôtre par la même occasion. Ces photos d’anonymes souvent émouvantes témoignent de parcours chaotiques ayant tous une même finalité d’intégration. « Le mythique studio photo de Marseille a immortalisé, sur plusieurs décennies, le visage de milliers de personnages, essentiellement migrants... À nous, aujourd’hui, d’y projeter ce que nous en imaginons, selon notre parcours, notre perspective, notre histoire. La photographie, ici, ne nous laisse aucun autre choix[6] » écrit encore Souâd Belhaddad.

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[1] Souâd Belhaddad, « Studio Rex : Une photo comme au cinéma », in Jean-Marie Donat, Ne m’oublie pas. Belsunce, Marseille 1965-1980, Paris, delpire & co, 2023, 352 pp.
[2] Ibid.
[3] Souâd Belhaddad, « Une mémoire collective », in Jean-Marie Donat, op. cit.
[4] Si Jean-Marie Donat détient une part importante du fonds iconographique du Studio Rex, le reste se partage entre le musée de l’Histoire de l’immigration à Paris, depuis 2010, et les Archives municipales de Marseille, depuis 2006, qui sont en charge la conservation de leur parties respectives.
[5] Gilles Courtinat, « Restituer la dignité des invisibles. Entretien avec Jean-Marie Donat », L’œil de l’info, 16 juin 2023. https://www.a-l-oeil.info/blog/2023/06/16/jean-marie-donat-restituer-la-dignite-des-invisibles/
[6] Souâd Belhaddad, « Une mémoire collective », in Jean-Marie Donat, op. cit.

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« NE M'OUBLIE PAS - COLLECTION JEAN-MARIE DONAT » - Commissaire : Jean-Marie Donat. Avec le soutien de la Fondation Antoine de Galbert. Publication : Jean-Marie Donat, textes de Souâd Belhaddad, Belsunce – ne m'oublie pas, delpire & co, 2023, 17 x 24, 352 pp.
Jusqu'au 24 septembre 2023.
Tous les jours de 10h à 19h30.
Rencontres d'Arles
La Croisière - 65 boulevard Émile Combes
13 200 Arles

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