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Dorothy Iannone occupe une place à part dans l'histoire de l'art. Depuis les années 1960, elle construit une œuvre intime, transgressive, iconoclaste qui, si elle-même refuse le qualificatif féministe, est assurément émancipée, profondément égalitaire. Controversée, censurée, Iannone a toujours fait de la quête de la liberté sa priorité, ce qui, pour Frédéric Paul, commissaire de l'exposition, explique les raisons de sa reconnaissance tardive. On pourrait ajouter que c'est une femme artiste dont la carrière commence dans les années 1960, par accident, ou plutôt par mariage, autodidacte, et qu'elle est en effet libre, libérée. Cela fait beaucoup car, si aujourd'hui les artistes femmes de sa génération sont enfin reconnues – souvent à titre posthume à l'image d'Alina Szapocznikow, Rosemary Castoro ou encore Doris Stauffer –, leurs travaux exposés, il leur aura fallu patienter soixante ans dans le purgatoire d'une histoire de l'art sous embargo masculin. Le Centre Pompidou invite – par la petite porte, l'exposition est visible dans la salle Focus du cinquième étage – à la rencontre avec l'univers plastique, autobiographique, sexuellement explicite de l'artiste américaine, à travers une vingtaine d'œuvres allant de 1963 à nos jours. Dorothy Iannone est née en 1933 à Boston, dans l'état du Massachusetts. Diplômée en littérature américaine de l'université de Boston en 1957, elle épouse l'année suivante le peintre James Upham. Le couple s'installe à New York, dans le très « artsy » West Village, voyage beaucoup en Afrique, en Turquie et en Extrême-Orient. Ces voyages auront une profonde et durable influence sur son travail artistique. Iannone commence à peindre en 1959, sous influence de l’expressionisme abstrait. En 1961, elle poursuit avec succès, soutenue par l'American Civil Liberties Union (ACLU), le gouvernement américain afin qu'il autorise l'importation des livres alors interdits d'Henry Miller, après que des douaniers lui eurent confisqué son exemplaire de « Tropique du Cancer » à l'aéroport alors qu’elle rentrait d’un voyage à Paris. Sa vie entière sera marquée par le combat contre la censure. En 1963, elle co-fonde avec Upham la Stryke Gallery à New York[1]. En 1966, elle rencontre Robert Filliou au cours d’un voyage sur la Côte d’Azur. Leur amitié durera une vie. L’année suivante, lors d'un voyage en Islande, elle fait la connaissance de l'artiste suisse allemand Dieter Roth qui vient de mettre un terme à son mariage. La rencontre est une évidence. Elle quitte son mari, New York et l'Amérique pour l'Europe et son amant qui va devenir, dans un renversement de domination, sa muse, figure omniprésente dans ses œuvres. Ils parcourent l’Europe, déménageant de Reykjavík à Londres, à Bale, à Düsseldorf, avant de se séparer en 1974. Les deux artistes resteront amis jusqu'à la mort de Roth en 1998. Après la rupture, elle rejoint ses amis Robert et Marianne Filliou sur la Côte d’Azur. En 1976, tributaire d’une bourse, elle s’installe à Berlin où elle vit encore aujourd’hui.

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De l’intime au politique

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Autrice d’une œuvre protéiforme qui rassemble peintures, dessins, collages, sculptures, vidéo, dispositifs sonores, objets et livres d'artistes, Dorothy Iannone adopte très tôt un dessin illustratif dans lequel elle fait naitre, dans des arrière-plans psychédéliques de flore luxuriante, de mandalas ou de motifs biomorphiques, des personnages qui, à partir de 1966, exhibent leurs organes génitaux – stylisés selon un code graphique spécifique – même lorsqu'ils sont habillés. Sans doute faut-il voir là sa volonté de montrer le monde tel qu’il est plutôt que de s’en évader par l’abstraction[2]. Pour les modeler, elle s’inspire de figures issues de miniatures érotiques indiennes, d'estampes japonaises ou encore de mosaïques byzantines, de manuscrits médiévaux. Elle compose une œuvre faite d'un mélange foisonnant de textes, de figures et d'ornementations, qui sous l'apparence d'un trait assez naïf, exprime un point de vue très lucide et acerbe. Ce style éminemment singulier, que l'on peut qualifier de symbolisme magique, trouve sa meilleure expression en 1970 avec « The story of Bern », étonnante œuvre-livre de 69 dessins dans laquelle elle dénonce la censure dont elle a été victime. C’est un véritable roman graphique avant l'heure qui donne les clefs de lecture pour comprendre ce qui s'est passé à Berne en 1969. Si les pièces les plus anciennes de l'exposition sont dépourvues de texte, elles montrent déjà un foisonnement de signes et un mélange d'abstraction (motifs ornementaux) et de figuration (personnages), à l'instar de « The white Goddess », un grand dessin au feutre et à l'encre daté de 1971, rarement exposé. Il questionne, dans un esprit très 70, notre relation au spirituel, aux divinités, à la terre, au chamanisme, à l’animisme. Souvent, il faut s’avancer, regarder attentivement, longtemps, lire plus encore que regarder, s’acclimater au dédale de ses compositions opulentes.

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« All », toile de grande dimension peinte en 1967, juste avant la rupture avec son mari, montre l’ambition de l’artiste jusque dans son titre. C’est sans doute son œuvre la plus foisonnante, la plus labyrinthique. On y distingue, après une longue observation, Marianne et Robert Filliou, rencontrés quelques semaines auparavant, ainsi que des scènes de sa vie intime. Six figurines en carton collées sur contreplaqué viennent illustrer la série « People » qui en a compté plus de deux cents. Elle y représente aussi bien des super héros de cinéma que des écrivains, des personnages historiques ou des hommes politiques de l'époque tel John F. Kennedy ou Lyndon Johnson, ce qui lui valut la première confiscation d'une de ses expositions, en 1967, à la Galerie Hansjörg Mayer de Stuttgart[3], en raison d’une plainte pour pornographie. C’est que les sexes pendent nonchalamment des pantalons ou bien sont exagérément en érection. « En ces temps, je réalisais de petites figurines en bois découpé, figure de chacun auquel je pensais, partout dans le monde, de tout temps, place et mode de vie. Ça a toujours été mon plaisir d’inclure dans mes représentations innocentes (ne sont elles pas innocentes ?) les organes génitaux – un plaisir pour lequel j’ai eu, de façon stupéfiante mais avec bonne volonté, à payer chèrement[4]. » Ces premières figurines illustrent cette célébration perpétuelle de la sexualité qui est au centre de sa vie. Car son œuvre est toute entière tournée vers la relation amoureuse, tend vers l’union des corps, trois notions qui pour elle ne font qu’une. « Mon amour et ma passion pour Dieter consumaient à peu près toute mon attention et mon énergie, et quand nous n’étions pas ensemble, faire des œuvres à propos de notre relation amoureuse était un prolongement à notre extase ou parfois une métamorphose de nos souffrances[5]. » confie-t-elle. C’est à partir de ses relations intimes qu’elle met en scène la sexualité féminine, en renversant les stéréotypes sexistes traditionnels de domination et de contrôle. Un an après sa séparation d’avec Dieter Roth, elle commence « L’adorable Trixie »(1975-78), double tableau à la fois manifeste personnel et liste de résolutions. Le panneau de gauche, divisé en treize vignettes, reprend la chronologie de son histoire personnelle depuis son enfance jusqu’à sa liaison passionnelle. La dernière image montre l’artiste seule, nue, flottant dans les airs, comme en lévitation. De courtes phrases, tels des préceptes ou des pensées, partagent les cases, parmi lesquelles : « La puberté apportera le courage et les prémices de l’anarchie » ou encore « Elle craint un peu que seul (…) son art lui apporte soutien et réconfort[6] ».
Acte de résistance

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« The story of Bern » est un livre d’artiste publié en 1970 dans lequel Dorothy Iannone raconte la censure dont elle a été victime lors de l’exposition « Freunde » à la Kunsthalle de Berne, où elle expose à l’invitation de son compagnon Dieter Roth. Harald Szeemann, directeur de l’institution bernoise, invite Karl Gertsner, Roth, Daniel Spoerri et André Thomkins, qui décident à leur tour d’inviter leurs amis artistes à exposer. Dorothy Iannone y présente « The (Ta)Rot Pack » (1968-1969), un jeu de 27 cartes de tarot racontant, de manière explicite, son histoire d'amour avec Dieter Roth[7]. Harald Szeemann et Daniel Spoerri, craignant l’interdiction de l’exposition, retirent par la force les pièces jugées les plus indécentes. Immédiatement, Dieter Roth retire les siennes en solidarité. La censure de l’artiste et la protestation de Roth vont conduire à la démission d’Harald Szeemann. L’œuvre sera par la suite présentée à Düsseldorf. En rendant son opinion publique, Iannone affirme, tel un manifeste, le contenu et les éléments formels de son travail, jugé pornographique. « The story of Bern » est emblématique de l’art de Dorothy Iannone, qui mêle humour, sexualité explicite et émancipation féminine. La censure qu'elle subit, loin d'en faire une victime, va au contraire la stimuler davantage : « Je fus fort surprise et plus tard chaque fois que ce fût possible, je protestais avec les faibles moyens dont je disposais. Mais la censure n’a jamais fait changer mon travail, on peut même dire que j’ai été de plus en plus loin dans mes thèmes de prédilection.[8] » précise-t-elle. Loin de l'inhiber, ces attaques entrainent chez elle des réponses très claires. Les censeurs lui reprochant le contenu prétendument pornographique de son œuvre n’ont pas vu la dimension incontestablement mystique contenue dans l'union spirituelle et physique des corps.

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Sept ans plus tard, elle compose « Follow me », l’une de ses rares œuvres monumentales, qu’elle considère aujourd’hui comme un manifeste féministe, bien qu’elle ne l’ait pas conçue de cette façon à l’époque. Imaginé comme un retable dont les panneaux latéraux sont occupés par le couple, de par et d’autre, crucifié, elle accueille en son centre une sorte de prêtresse figurée doublement : stylisée dans le dessin afin de paraître universelle et empruntant les traits de Dorothy Iannone dans une vidéo. Tel un mantra, une incantation, « Follow me » est répété douze fois dans le poème qui donne naissance à l’œuvre. Au centre, sur la robe dessinée de la prêtresse est inscrit : « It’s never too late to remember who I am. »
Un désir d’unité extatique

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Le travail de Dorothy Iannone est un plaidoyer pour ce qu’elle nomme « unité extatique » : explorer les intersections de l’autonomisation et de l’interdépendance au sein des relations humaines, à travers une vision mystique, ritualisée. Comment un homme et une femme transcendent leur individualité dans leur union ? Son univers plastique s’ancre dans l'histoire culturelle, livrant une interprétation moderne et personnelle des religions orientales, y compris du bouddhisme tibétain auquel elle se convertit en 1984 suivant le conseil de Robert Filliou –, du tantrisme indien mais également, des traditions extatiques chrétiennes comme celles du baroque du XVIIe siècle. Donner à voir la sexualité du quotidien, le désir et surtout la représentation de l’amante en femme sexuellement agressive et sûre d'elle-même, dérange beaucoup à l’époque, est visiblement choquant. Elle semble traiter cela avec beaucoup plus d'assurance que la plupart des membres du mouvement de libération des femmes. Pourtant, sa relation au féminisme reste ambiguë : « Le Mouvement de libération des femmes a commencé après mon départ des États-Unis. Il me fit prendre conscience de beaucoup de choses que je n’avais pas envisagées au début des années soixante. J’ai fait des peintures sur le sujet de la libération des femmes ainsi que des sérigraphies comme “The Next Great Moment In History Is Ours”. J’ai fait des chansons sur le matriarcat et intégré les vidéos et cassettes où je chante ces chansons dans mon œuvre par la construction de caissons peints qui contiennent les cassettes et vidéos. J’ai toujours été, en même temps, autant concerné par la condition de l’homme, une de mes gravures est intitulée “Human Liberation” un bras levé pour la femme, un pour l’homme[9]. »

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Dans un entretien pour le magazine italien de langue anglaise Flash Art[10], Maurizio Cattalan demande à Dorothy Iannone de définir son travail : « Une description de moi et une description de mon travail ne seraient pas si différentes. Un désir d'unité extatique. Un voyage vers l'amour inconditionnel. Une célébration et une insistance obstinée sur la bonté d'Eros, oui, mais qui travaille aussi avec ou à propos de mes amis, d'autres amis artistes, ma mère, les enfants de mes amis, la condition des femmes, la condition des hommes. Donner tout ce que je peux – chanter, faire des films et des performances spontanées, jamais documentées, peindre, dessiner, faire des jeux, des meubles et des livres, écrire des chansons et des textes. Créer une histoire à travers des mots, des couleurs, des sons, des images et une propension à la véracité. »

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L’art singulier de Dorothy Iannone se construit aux confins de l’intime et du politique. Passionnée, authentique, ne souffrant d’aucun compromis, sa personnalité exalte un travail artistique dans lequel l’énergie est palpable, communicative. Il convoque cette immédiateté que l’on ressent lorsqu’on est face à ses pièces. Si elles sont sexuellement explicites, célébrant sa vie et ses amours, elles relèvent d'une forme de pureté que l'on pourrait croire paradoxale de prime abord mais qui, au contraire, trouve sa source dans l'absolu amoureux. Elle produit une œuvre audacieuse et magnétique, empreinte de délicatesse aussi, une certaine candeur mêlée à une approche extrêmement lucide, où liberté se conjugue avec sexualité et humour. Les textes sont tout aussi importants que les images. Ils prennent la forme de poèmes, anecdotes, histoires (majoritairement autobiographiques), prières, litanies… Ce que l’exposition en revanche n’évoque pas vraiment, c’est cette alternance entre la production d'œuvres plastiques et celle de livres, importante chez l'artiste. On aurait aimé la voir explicitée. Appelée grande prêtresse, matriarche ou encore déesse du sexe, elle est considérée comme un esprit pionnier de la lutte contre la censure, de l'amour libre et de l’émancipation sexuelle et intellectuelle des femmes. On doit beaucoup à Dorothy Iannone. Il se dégage de « l’art de la lionne » pour reprendre les mots de Dieter Roth, une urgence qui résonne comme une invitation à l’action, une ode à la vie.

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[1] Lisa Pearson, « Biography of Dorothy Iannone », in Dorothy Iannone, You who read me with passion now must forever be my friends, Siglio, Los Angeles, 2014, 320 pp., 95 illustrations couleurs, 210 illustrations noir et blanc,
[2] Frédéric Paul, « Ses désirs sont des ordres », dans Toujours de l’audace ! Dorothy Iannone, Manuella Editions, 2019, catalogue de l’exposition éponyme au Centre Pompidou, du 25 septembre 1019 au 6 janvier 2020.
[3] Ibid.
[4] Cité par Yves Brochard, « … I think of the art of the liones », s.d., texte publié sur le site de la Galerie Air de Paris http://www.airdeparis.com/past/random/diannone.htmlconsulté le 28 décembre 2019.
[5] Cité par Yves Brochard, commissaire de l’exposition Encore ! Dorothy Iannone editions and books 1964-2013, au Palais de Tokyo en 2013, dans son texte introductif.
[6] Frédéric Paul, « Ses désirs sont des ordres », dans Toujours de l’audace ! Dorothy Iannone, Manuella Editions, 2019, catalogue de l’exposition éponyme au Centre Pompidou, du 25 septembre 1019 au 6 janvier 2020.
[7] Censorship and The Irrepressible Drive Toward Love and Divinity Dorothy Iannone, Heike Munder (Ed.), textes de Maria Elena Buszek, Dorothy Iannone, Heike Munder, Les Presses du Réel, 2014, édition bilingue (anglais / allemand), 20,1 x 27,2 cm (broché), 160 pages (58 ill. coul. et 31 ill. n&b). Publié à l'occasion de l'exposition éponyme au Migros Museum for Contemporary Art, Zurich, d'août à novembre 2014.
[8] Cité par Yves Brochard, commissaire de l’exposition Encore ! Dorothy Iannone editions and books 1964-2013, au Palais de Tokyo en 2013, dans son texte introductif.
[9] Cité par Yves Brochard, commissaire de l’exposition Encore ! Dorothy Iannone editions and books 1964-2013, au Palais de Tokyo en 2013, dans son texte introductif.
[10] Dorothy Iannone by Maurizio Cattelan, entretien en ligne, Flash Art, 21 décembre 2016, https://flash---art.com/article/dorothy-iannone/ Consulté le 29 décembre 2019.

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Dorothy Iannone "Toujours de l'audace !" - Jusqu’au 6 janvier 2020.
Commissariat de Frédéric Paul, Conservateur des collections contemporaines, Musée national d'art moderne.
Tous les jours sauf le mardi, de 11h à 21h; Nocturne le jeudi jusqu'à 23h.
Musée, niveau 5, Salle Focus.
Centre Pompidou
Place Georges Pompidou,
75 004 PARIS