« Évoquer une culture ne signifie pas succinctement de lui attribuer une terre, un peuple et des rites qui pourraient en faire sa spécificité. C’est aussi lui restituer sa mémoire et attester sa capacité à se réinventer, à tisser avec un présent pluriel, où chacun peut être soi avec ses qualités et ses défauts »

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La troisième exposition du cycle « Présent >< Futur [1] » qui vient de s’achever à la Cité du design de Saint-Etienne, était aussi la première exposition monographique d’un duo de designers diplômés[2] de l’École nationale supérieure des arts décoratifs à Paris (ENSAD), Florian Dach et Dimitri Zephir. Ils ont fait de la diversité du monde le propos central d’un travail qui célèbre un art de vivre métissé. Le premier est issu de banlieue parisienne, le second vient de la Guadeloupe. Dans la foulée de leur diplôme de fin d’études, ils créent en 2016 le studio dach&zephir, basé entre Paris et la Guadeloupe, qu’ils pensent comme un espace de création libre. « C’est à l’intersection de nos différences et de nos regards que nous avons fondé le studio dach&zephir. Mais il y a surtout une volonté commune qui est celle de construire notre propre définition du métier. Nous avons une affection particulière pour l’artisanat et les pratiques créatives qui ne jouissent pas de cette reconnaissance » disent-ils. « Les projets que nous menons, abordent des sujets pour lesquels il nous semble important de témoigner. Ils rendent compte d’une pratique et d’une approche qui ne se pensent qu’à la condition de la présence des autres ». Se définissant comme « chercheurs-auteurs » en design, ils adoptent une démarche qui s’inscrit dans la pensée du Tout-Monde de l’essayiste, poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant (1928-2011) qui proposait de penser le monde actuel à partir de l’expérience de l’île et des communautés créoles : « J’appelle Tout-Monde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la ‘vision’ que nous en avons[3] » écrit-il dans son Traité du Tout-Monde. Et de construire le monde de demain où « les cultures et les créativités entrées en relation deviennent une réponse aux fractures sociales et aux modèles dominants[4] ». Pour Dach et Zephir, le design français est à l’ère de la créolisation, suggérant la création de narrations riches et partagées des savoirs et des héritages. Ce design en relation et de relation embrasse les histoires culturelles plurielles d’une France hexagonale mais aussi ultra-métropolitaine.

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Une vision du design à la croisée des cultures
Si le terrain apparait essentiel pour le duo, sa méthodologie, à rebours des processus de création rationnels, laisse une place importante à l’intuition, au hasard des rencontres pour se rapprocher d’une forme de sincérité répondant de la façon la plus juste aux problématiques, urgences et enjeux spécifiques aux territoires ultra-marins. Le travail in situ qu’ils mènent depuis 2015 leur a permis de fédérer un panel de différents acteurs, politiques, artisans, industriels, institutions, … autour d’une même idée : faire émerger un design créole. Les modalités de conception et de diffusion des objets sont un modèle à part entière qui recouvre entièrement les potentialités comme les limites des territoires insulaires de la Guadeloupe et de la Martinique.

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Taule ondulée, couleur des façades, terrasse, … la scénographie de l’exposition reprend l’imaginaire des maisons traditionnelles créoles, alternant les points de vue intérieur et extérieur pour proposer une immersion dans un univers sensible, à l’écoute des voix oubliées ou effacées. Les objets naissent des histoires. « Dans notre travail, l’île devient le point de départ de narrations plurielles qui n’apparaissent pas dans les récits officiels » expliquent-ils. « Ses particularités et ses richesses racontent d’autres façons d’être au monde et dans le monde ». Les objets portent en eux des manières d’être et de vivre inspirées des Antilles. Des pièces de mobiliers cohabitent avec des ouvrages, coexistent avec des images-collages, se révèlent mutuellement, pour mieux raconter une pratique basée sur la multiplicité des dialogues. Chaque projet du studio dach&zephir est une tentative de redynamiser des filières de production en voie de disparition, de développer un modèle économique de production vertueux, d’intégrer des notions de résilience et de résistance dans la conception, de penser la transmission aux générations futures au-delà de l’objet. Volet à part entière de l’activité du studio entrepris dès 2015 – soit durant leur année de diplôme –, « Élòj Kréyòl » est un travail de recherche par le design pour valoriser et transmettre les histoires et cultures créoles. Il s’agit d’interroger les savoirs et savoir-faire, pratiques, gestes, rituels, la plupart du temps oubliés ou dépréciés, dans une dynamique de création par le design en multipliant les formes, qu’il s’agisse d’objets, d’ateliers, d’écrits ou d’expositions, avec pour finalité de réconcilier vies artisanales et culturelles trop longtemps négligées dans la généalogie de l’archipel des Antilles françaises.

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Ce qui fait culture et identité
Dans le cadre du cycle « Présent >< Futur », le studio dach&zephir a engagé une collaboration inédite avec l’entreprise familiale stéphanoise Neyret spécialisée dans la fabrication de rubans et d’accessoires textiles, la rubanerie étant l’un des arts industriels forts du territoire. L’exposition rend aussi compte de cette coopération.Ensemble, ils ont mené une réflexion autour de projets combinant le savoir-faire unique de Neyret et l’approche plastique et historique développée par le duo. « En visitant les ateliers de la maison Neyret, nous avons été sensibles à deux histoires : d’une part, la tradition ancienne des tableaux tissés que nous revisitons à travers notre production d’images-collages autour de l’imagerie créole et, d’autre part, les lisières des textiles trouvés dans les poubelles, auxquelles nous offrons une seconde vie » expliquent-ils. Les « tableaux tissés des Antilles » réactivent une ancienne tradition du XIXème siècle dans laquelle Neyret était spécialisé et qui consiste à confectionner des tableaux tissés à partir d’une imagerie populaire aux thématiques aussi variées que les héros nationaux, la famille, les âges de la vie, ou encore les religions. Les images-collages revisitant l’imagerie créole de dach&zephir servent de point de départ à de nouvelles créations, valorisant le savoir-faire Jacquard. Le duo explore également d’autres manières de « faire textile ». Il réutilise les bordures effilochées considérées comme des déchets issus de la production du tissage, exploitant leur potentiel esthétique et visuel pour créer des textiles-images tant figuratifs qu’abstraits. Poursuivant leur exploration de l’imagerie créole, ils intègrent à certaines créations des fragments d’images pour produire des pièces uniques. Une seconde direction concerne les applications domestiques avec la fabrication d’objets-textiles tels que des rideaux, des stores.

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Produit depuis des générations à Thiers, capitale hexagonale de la coutellerie[5], le fameux couteau CHIEN[6], qui a bâti sa renommée sur la finesse d’une lame toujours aiguisée lui offrant un potentiel d’usages hors pair, est aujourd’hui presque exclusivement vendu aux Antilles. Il incarne la tradition du réemploi. Le manche en inox étant endommagé par l’humidité et la rouille, les communautés créoles vont le personnaliser, littéralement le customiser, à la faveur de son état d’usage. Le studio dach&zephir en propose un témoignage et réinvente l’ustensile en explorant ses futurs possibles à travers une collection marquée par les gestes et les traditions insulaires.

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« Le couteau CHIEN s’inscrit dans la continuité des formes d’invention et de réinvention qui caractérisent les communautés créoles des Antilles » explique le duo de designers. La collection « Sonjé karayib » – Souviens-toi de la Caraïbe –pour la marque américaine CB2 marque leur première collaboration à l’international. Elle leur permet de considérer leurs recherches à propos des Antilles sous un angle nouveau, à savoir la production de pièces de grande série pour un public majoritairement américain. Les imaginaires de la Caraïbe constituent la toile de fond avec des souvenirs, des scènes de vie, des formes… de cette collection d’objets et de mobilier, à l’instar de « Balizié », objet-sculpture phare de la marque, inspiré d’une fleur de la famille des Heliconia à laquelle les designers rendent un hommage particulier.

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« Un certain nombre des créations de dach&zephir nous obligent à reconsidérer la discipline du design selon des perspectives particulières et situées dans le contexte des sociétés créoles de la Caraïbe[7] » écrit Olivier Marboeuf dans le catalogue qui accompagne l’exposition. Alliant design, transmission et engagement social, le studio dach&zephir développe une production respectueuse des identités culturelles et des savoir-faire locaux. « Simé grenn », semer des graines, comme autant d’objets porteurs de récits et d’émotions pour mieux reconstruire un imaginaire créole qui se raconte, se transmet et se partage.

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[1] Initiée en septembre 2023 par la Cité du design, la programmation Présent >< Futur témoigne de la pluralité des pratiques du design contemporain. Elle regroupe un cycle d’expositions monographiques et une collection éditoriale, avec trois designers invités par an.
[2] Leur projet de recherche et de création, intitulé « La figure de l’Autre », est aussi leur projet de diplôme, obtenu en 2016 avec les félicitations du jury. Il questionne l’influence des cultures immigrées dans la création de l’identité française.
[3] Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde (Poétique IV), Paris, Gallimard, collection « Blanche », 1997.
[4] Ibid.
[5] Riche d'une industrie et d'un artisanat toujours vivants, la coutellerie thiernoise représente aujourd'hui près de 80% des instruments coupants produits en France et emploie autour de deux mille personnes, constituant ainsi le plus gros bassin de production coutelière de l'union européenne.
[6] L’histoire veut que ce couteau ait fait son apparition aux Antilles comme cadeau de mariage d’une cuisinière qui a confectionné par la suite la fameuse sauce chien des Antilles.
[7] Olivier Marboeuf, « Dans la contre-réforme des objets empêchés », dach&zephir simé grenn, catalogue de l’exposition éponyme, Cité du design, Saint-Etienne, du 20 septembre 2024 au 5 janvier 2025, collection Présent >< Futur n°3, p. 7.

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« Dach&zephir. Simé grenn » - Commissariat et scénographie : Florian Dach et Dimitri Zephir, designers invités. Jusqu'au 5 janvier 2025.
Du mardi au dimanche de 10h à 12h30 et de 13h30 à 18h.
Cité du design
3, rue Javelin Pagnon
42 000 Saint-Etienne

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