
Artiste prolifique ayant pour pratique centrale le dessin – parfois collaboratif –, Caroline Wells Chandler (né en 1985, vit et travaille dans le Queens, New York) utilise des matériaux communs issus du quotidien tels la laine, la résine, la pâte alimentaire, les jouets ou encore les décorations de Noël pour élaborer une œuvre qui a pour médiums de prédilection le crochet, la broderie et la décoration sur gâteau considérées comme des activités domestiques – « autant de marques du genre de femme que je ne suis jamais devenu[1] » précise-t-il – au service d'une œuvre protéiforme peuplée de personnages décomplexés, très colorés, ouvertement queer. Ceux-ci composent un corpus artistique issu d'une production singulière à la croisée de la culture populaire américaine, d'un certain psychédélisme et d'un artisanat féministe militant issu des années 1970. Chandler se sert des matériaux d’artisanat pour aborder les questions culturelles et de genre. Dans son travail, la couleur revêt une dimension « fondamentale pour passer d'un état trouble à un état lumineux[2]. » Ses réalisations explorent, avec une fausse candeur, un réel plaisir et une indéniable dose d'humour, le genre, la sexualité, interrogent la représentation et les canons esthétiques de l'art pour mieux décentrer une histoire de l'art officielle trop blanche, masculine, hétérosexuelle et coloniale, un concept universel servant à imposer le point de vue des dominants. L’artiste grandit au Texas, au sein d'une famille conservatrice. Il se définit comme un boi[3] transgenre[4] non binaire[5] fluide[6] et demande à être genré au masculin. Il est conscient de son statut quelque peu déroutant, non opéré, ne prenant pas d’hormone, il passe pour une lesbienne[7]. C’est sans doute pourquoi ses personnages bariolés, radicalement queer, à l'approche joviale, sont autant de représentations du genre qui revendiquent la notion queer comme un état de normalité. Diplômé de la Rhode Island School of Design à Providence (Rhode Island), puis de la Southern Methodist University à Dallas, en 2007, où il fait l'apprentissage de l'art du crochet qui va se révéler fondamental dans sa production artistique[8], avant de poursuivre une thèse à la Yale University School of Art, à New Haven (Connecticut), Caroline Wells Chandler a très tôt choisi la gaieté et l’enchantement comme armes : « Le choix de la joie est radical car la joie est un plaisir idiosyncratique et qui déstabilise le pouvoir tel qu'il existe actuellement[9]. » déclare-t-il.

L'artiste s'adapte aux espaces dans lesquels il expose, ne faisant jamais deux fois la même proposition mais invitant à chaque fois à explorer Queertopia, univers psychédélique imaginaire dans lequel s’épanouissent les corps non conformes, queer, qui prennent l’apparence des personnages chimériques rêvés par l’artiste, influencé par ses lectures, l’histoire de l’art, certains étant des portraits d’artistes admirés[10]. Pour sa première exposition en France, il investit la Galerie Eric Mouchet, située au cœur du quartier de Saint-Germain-des-Près à Paris, d’une suite inédite de pièces au crochet répondant au titre de « St. Anthony's Fire », qui lui a été librement inspiré par son œuvre française préférée, le chef-d’œuvre du peintre Matthias Grunewald, œuvre majeure du gothique tardif, le Retable d'Issenheim[11], exécuté au début du XVIème siècle (1512-16) pour la Commanderie des Antonins d’Issenheim. Conservé au Musée d'Unterlinden à Colmar, ce polyptyque monumental est consacré à Saint-Antoine. L’ordre des Antonins est dévouée à cette époque aux malades souffrant d'une affection connue sous le nom de « mal des ardents » ou encore « feu de Saint-Antoine » - qui donne son nom à l'exposition -, dont on découvrira plus tard qu’il s’agissait d’un empoisonnement à l’ergot de seigle[12] expliquant les hallucinations collectives et les douleurs très vives. Chandler interprète les scènes de la crucifixion du Christ, du martyre de Saint-Sébastien et des tentations de Saint-Antoine, comme des scènes de BDSM qu’il va confronter aux corps queer qui peuplent d’ordinaire ses expositions, des corps non conformes, des corps utopiques dans lesquels les sexes sont remplacés par des arc-en-ciel.

Les personnages, tricotés au crochet par Caroline Wells Chandler, représentent le spectre des corps non conformes au genre. A travers lui s’invente un nouveau langage figuratif qui déjuge les représentations jusque-là conventionnelles du corps. Ainsi, le lexique formel mis en place par l’artiste renverse allègrement des figures stéréotypées comme celle de l'athlète musclé ou du cow-boy viril, leur attribuant même un nouveau rôle de gardiens symboliques et facétieux de Queertopia. L’art de Caroline Wells Chandler appelle, avec une belle part d’enchantement politique, à un réexamen des conventions de genre traditionnelles, faisant de l’artiste un anthropologue queer déconstruisant la matérialité biologique des corps pour mieux reconstruire des corps utopiques d’où, en lieu et place des organes génitaux, jaillissent des arcs-en-ciel.

[1] « Caroline Wells Chandler: Pied Piper of Weirdness », entretien avec Jennifer Coates, Two Coats of Paint, 27 mai 2019, cité par Pascal Lièvre dans le catalogue accompagnant l’exposition « St. Anthony's fire », Galerie Eric Mouchet, du 1er février au 7 mars 2020 (à paraître).
[2] « Caroline Wells Chandler Queertopia », Entretien avec Kristin Farr, Juxtapoz, 27 mars 2018, https://www.juxtapoz.com/news/painting/interview-caroline-wells-chandler-s-queertopia/ Consulté le 18 février 2020.
[3] « Par son inclusivité queer, boi, encore peu utilisé en France, qualifie des masculinités performées autant par des hommes et des femmes cis genres, transgenres et inter sexes qui permettent de construire une alternative crédible aux catégories définies à l’époque du patriarcat hétéronormatif. » Pascal Lièvre dans le catalogue de l’exposition « St. Anthony's fire », Galerie Eric Mouchet, du 1er février au 7 mars 2020 (à paraître).
[4] Dont l'identité psychique ne correspond par au sexe biologique.
[5] Dont l'identité de genre n'est pas inscrite dans la norme binaire.
[6] Dont le genre varie au cours du temps.
[7] Entretien avec Pascal Lièvre dans le catalogue de l’exposition « St. Anthony's fire », Galerie Eric Mouchet, du 1er février au 7 mars 2020 (à paraître).
[8] Emily Burns, « Q&A with Caroline Wells Chandler », Maake Magazine, 2019, http://www.maakemagazine.com/caroline-wells-chandler Consulté le 18 février 2020.
[9] « Choosing joy is radical because joy is idiosyncratic pleasure and that destabilizes power as it currently exists. » in Emily Burns, « Q&A with Caroline Wells Chandler », Maake Magazine, 2019, http://www.maakemagazine.com/caroline-wells-chandler Consulté le 18 février 2020.
[10] « Caroline Wells Chandler Queertopia », Entretien avec Kristin Farr, Juxtapoz, 27 mars 2018, https://www.juxtapoz.com/news/painting/interview-caroline-wells-chandler-s-queertopia/ Consulté le 18 février 2020.
[11] La partie inférieure en bois sculpté est due à Nicolas de Hagueneau et est antérieure aux peintures (v. 1490).
[12] En France, la dernière épidémie d’ergotisme eu lieu en1951 à Pont-Saint-Esprit. Elle intoxiqua deux cent cinquante personnes et fit sept morts. Voir à ce propos l’extrait d’un document de l’INA : https://www.ina.fr/video/CAF97502984 Consulté le 18 février 2020.

« St. Anthony's fire » Exposition personnelle de Caroline Wells Chandler
Du lundi au samedi, de 11h à 13h et de 14h à 19h - Jusqu'au 7 mars 2020.
Galerie Eric Mouchet
45, rue Jacob
75 006 Paris