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Billet de blog 13 avril 2024

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Vielleicht. Face aux fantômes du colonialisme

À Berlin, dans le quartier populaire de Wedding, Cédric Djedje suit des associations qui se battent pour changer trois noms de rues de l’Afrikanisches Viertel où vivent aujourd'hui de nombreux Africains. Entre réel et fiction, « Vielleicht » explore à deux voix l’identité afro-descendante, la mémoire et la réparation.

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« On dit que le nom c'est la destinée. Quand tu portes un nom, c'est ta destinée... Il y a un proverbe douala qui dit que c’est beaucoup de petits poissons qui ont réussi à trouer le filet du pécheur... »

Illustration 1
Vielleicht, Cédric Djedje © Photo : Dorothée Thébert Filliger

Au centre du plateau : la terre. Ainsi commence « Vielleicht », par un rituel, une offrande. Tout autour, des chaises disposées en arc-de-cercle accueillent les spectateurs. Cédric Djedje et Safi Martin Yé ont à cœur de conter leurs déambulations dans le quartier africain de Berlin au plus près du public, dans une intimité qui favorise le dévoilement des récits de violences et de résistances encore trop passés sous silence. La terre, matrice nourricière, celle des origines, d’où poussent les racines du vivant, restera au centre de la représentation comme un espace intangible, nécessaire. Comme un prélude, le fragile cérémonial d’ouverture place les spectateurs dans les conditions favorables à la réception de ce qui suit : une histoire qui n’est pas la leur pour la très grande majorité d’entre eux et qu’ils ne connaissent pas, celle de corps noirs inscrits dans un espace urbain européen d’où ils semblent toujours exclus. Comment se construire ? Qu’est-ce qu’être noir dans un pays européen veut dire ?

Illustration 2
Vielleicht, Cédric Djedje © Photo : Dorothée Thébert Filliger

« Vielleicht » prend la forme d’une enquête dans le quartier populaire de Wedding dans le nord de Berlin, plus précisément, dans l’Afrikanisches Viertel[1], vingt-cinq rues dont les noms célébraient à l’époque de leur construction l’empire colonial allemand. L’ironie du sort a voulu que cet hommage appuyé à la colonisation se trouve être désormais au cœur d’un quartier habité par la plupart des trente mille personnes afro-descendantes résidant à Berlin, soit 3,7% de la population de la ville. Le quartier colonial est devenu explicitement le quartier africain, là où vivent les descendants des peuples colonisés. Il vient rappeler que si l’Allemagne a été très tôt dépossédée de ses colonies – à l’issue de la Première Guerre mondiale – le IIème Reich possédait des territoires en Afrique tels que le Togo, le Cameroun, le Deutsch-Südwestafrika[2], actuelle Namibie, et l’Ostafrikaqui regroupait la Tanzanie, le Rwanda et le Burundi. Un quartier colonial qui prend place dans une ville, Berlin, qui fut le lieu de la conférence de 1884, au cours de laquelle les grandes puissances européennes se partagèrent l’Afrique.

Illustration 3
Vielleicht, Cédric Djedje © Photo : Dorothée Thébert Filliger

Dans l’Afrikanisches Viertel, trois rues en particulier portent des noms problématiques. La Lüderitzstraße, la Petersallee et la Nachtigalplatz, sont nommées en fonction des noms de colonisateurs allemands ayant pris part aux exactions commises en Afrique et sont dénoncées comme autant de commémorations du colonialisme et de l’impérialisme par plusieurs associations qui ont proposé de renommer ces rues des noms de personnes engagées dans la lutte contre le racisme et le colonialisme. Ainsi dès 2018, Lüderitzstrasse est renommée Cornelius Frederiks strasse, du nom de l’un des leaders de la communauté nama qui a combattu activement les colons allemands, Nachtigalplatz devient MangaBellplatz en hommage à la famille Manga Bell, famille royale douala qui s’est opposée aux allemands colonisateurs du Cameroun. Enfin, Petersallee s’est vue attribuer deux noms : Anna Mungunda (1932-1959) et Maji-Maji Allee. La première est une figure de la communauté héréro et de la lutte namibienne contre la colonisation, la seconde est le nom d’une grande lutte anticoloniale en Tanzanie. Ces noms sont inscrits, aux côtés d’autres personnalités importantes de la lutte anticoloniale, sur les bords d’un Kanga[3] qui fait partie du décor du spectacle. En son centre est figuré un proverbe en langue douala : « C’est beaucoup de petits poissons qui ont réussi à trouer le filet du pêcheur », que l’on pourrait traduire par « l’union fait la force », qu’à plusieurs on arrive au but. Mais l’histoire n’est pas la même pour tout le monde. Une association de riverains, invoquant l’importance des noms de Franz Adolf Lüderitz (1834-1886)[4], Gustav Nachtigal (1834-1885)[5], et Carl Peters (1856-1918)[6] dans l’histoire allemande, a attaqué en justice cette décision politique. En conséquence, celle-ci a été suspendue, et le changement officiel des noms des trois rues, renvoyé sine die.

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Vielleicht, Cédric Djedje © Photo : Dorothée Thébert Filliger

Comment traduire une parole politique dans un processus théâtral ? Est-il possible de la restituer ? C’est à cette question que tente de répondre le spectacle, à travers cette histoire que racontent Safi Martin Yé et Cédric Djedje qui signe ici sa première mise en scène, cette lutte pour changer les noms de rues dans Berlin qui se meut en histoire du colonialisme allemand jusque-là méconnue, dans laquelle les deux protagonistes incarnent parfois les colonisateurs. Le spectacle prend la forme d’une conférence dispensée par deux artistes-chercheurs exposant un travail réalisé après six mois de résidence à Berlin. Il est entrecoupé d’entretiens avec Mnyaka Sururu Mboro qui a fondé en 2007 l’association Berlin Post-kolonial[7] avec Christian Kopp, lui aussi interviewé, tout comme Yann Le Gall qui travaille pour l’association, mais aussi la traductrice Marianne Ballé MouDoumbou et Bertrand Njoumé, enseignant et membre de l’association berlinoise Afrika-rat. Tous transmettent des informations précieuses sur le quartier colonial et par extension sur le colonialisme allemand.

Illustration 5
Vielleicht, Cédric Djedje © Photo : Dorothée Thébert Filliger

Cédric Djedje enquête pour créer de nouveaux récits qui naviguent entre documentaire et fiction. Il interroge ainsi les politiques de la mémoire, commémore les luttes anticoloniales passées et présentes. C’est comme s’il avait souhaité ici conserver la matière brute de ses recherches pour inclure à tout prix ces « héros » de l’ombre qui, en se battant pour changer quelques noms de rues, combattent quelque chose de plus profond, un racisme systémique tellement diffus dans la société qu’il parait normal. En donnant de la visibilité à ces personnes et leurs combats, Cédric Djedje rend palpable une certaine domination standardisée dans la société allemande.« Y a peu de Noirs dans Berlin, alors quand tu affiches ce profil, tu peux devenir une pépite » fait-il dire non sans humour à son personnage, un humour grinçant qui montre sa pleine conscience d’être un produit de désir exotique dans un pays où les personnes noires sont très minoritaires. Il a fait du restaurant « Bantou village », situé en plein cœur du quartier africain, l’endroit où l’on peut croiser le plus de Noirs, son QG, où il essaie de remettre en perspective le passé colonial de l’Allemagne.

Lui qui n’avait jamais intégré d’association ou de groupe militant ayant trait à l’appartenance ethnique ou « raciale » auparavant, s’est mis à fréquenter la « communauté afrodescendante militante » berlinoise, une expérience déroutante : « chaque fois que j’étais content d’une interview ou heureux d’avoir participé de près ou de loin à une action en présence de personnes remarquables de conviction et de dynamisme militant pour une représentation plus multiculturelle de l’Allemagne contemporaine en interrogeant son passé colonial, un sentiment d’effacement et de disparition m’assaillait les jours suivants ; je me retrouvais à errer dans la ville avec l’impression d’être invisible et que tout flottait loin de moi » confie-t-il. « De quoi étais-je le spectre ? » se demande-t-il, s’interrogeant désormais sur sa propre identité, son appartenance : Citoyen européen, Français, afrodescendant, étranger vivant en Suisse ? Il se laisse envahir par un intense sentiment d’identité « in kommen[8] », en résonance avec le quartier de Wedding, le plus pauvre de Berlin, réputé en devenir. Sous ce mot se cache un processus de gentrification qui ne veut pas dire son nom. À la fin du spectacle, dans un émouvant face-à-face vidéo, il appellera sa mère. Ensemble, ils évoqueront ses origines.

Illustration 6
Vielleicht, Cédric Djedje © Photo : Dorothée Thébert Filliger

Cédric Djedje et la compagnie Absent.e pour le moment inventent un objet scénique performatif dans lequel les temporalités cohabitent et s’achoppent. « L’ambition est de créer un spectacle qui questionne les concepts d’Histoire et de restitution » précise-il dans sa note d’intention. « Avec Vielleicht, je voudrais mêler questionnement intime sur ma place d’afrodescendant vivant dans différents espaces européens et questionnements politiques sur la place des afrodescendant.es dans les récits nationaux et les espaces urbains en Europe postcoloniale ». La tentative de changement de trois noms de rue à Wedding a mis au jour les fantômes de la colonisation. Celle-ci a des répercussions sur l’espace urbain et les corps qui s’y trouvent. Berlin est une ville qui appartient aussi à l’histoire des Africains et leurs descendants. « Comment imaginez-vous le jour où le changement de noms de rues sera effectif ? » avait-il demandé à la « communauté afrodescendante militante » berlinoise. Il n’est pas interdit de rêver d’une grande fête. Le 1er décembre 2022, le quotidien berlinois Tagesspiegel annonçait que « l’ancienne place Nachtigal est devenue la place Manga-Bell ; et la rue Lüderitz, la rue Cornelius-Fredericks[9] ». En allemand, Veilleicht signifie peut-être.

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Vielleicht, Cédric Djedje © Photo : Dorothée Thébert Filliger

[1] « Quartier africain » en Français.

[2] Qui fut le théâtre, à partir de 1904, du massacre des Héréros et des Namas, premier génocide du XXème siècle, onze ans avant le génocide arménien, entrainant la déportation massive des populations et la mise en place de camps de travail forcé qui allait aboutir à la disparition du 80% des autochtones. L'expérience coloniale a préparé le terrain pour les pires catastrophes du XXe siècle en renforçant le mythe de la « supériorité des hommes blancs », légitimant ainsi les actes de violence extrême contre tout le monde. Voir Joël Kotek, « Le génocide des Herero, symptôme d’un Sonderweg allemand ? », Revue d’Histoire de la Shoah, 2008/2 (n°189), pp. 177-197.

[3] Pièce rectangulaire de coton, mesurant environ 1,5 m de long et 1 m de large, dont la décoration distingue souvent une partie centrale d’une bordure courant le long des quatre côtés, figure parfois une phrase, inscrite sur l'un des longs bords de la partie centrale, et qui prend souvent la forme d'un proverbe.

[4] Commerçant de Brême et fondateur de Lüderitz, la première ville coloniale allemande du Sud-Ouest Africain.

[5] Envoyé spécial puis consul itinérant dans tout le Golfe de Guinée, il officialise les traités signés avec les rois Duala instituant le protectorat allemand.

[6] L’un des principaux organisateurs de la colonisation allemande en Afrique.

[7] L’association a collaboré à la mise en place de l’exposition Deutscher Kolonialismus, présentée d’octobre 2016 à mai 2017 au Deutsches Historisches Museum de Berlin, première exposition abordant le colonialisme allemand dans un grand musée public. Par ailleurs, après plusieurs années d’une discussion lancée par l’association, la mairie de Wedding a décidé d’engager une action visant à « décoloniser l’espace public ».

[8] « En devenir » en Français.

[9] Julia Weiss, « Keine Ehre für Kolonialherren in Berlin:Straßen im Afrikanischen Viertel werden umbenannt », Tagesspiegel, 1er décembre 2022, https://www.tagesspiegel.de/berlin/bezirke/keine-ehre-fur-kolonialherren-in-berlin-strassen-im-afrikanischen-viertel-werden-umbenannt-8947915.html

Illustration 8
Vielleicht, Cédric Djedje © Photo : Dorothée Thébert Filliger

VIELLEICHT - Texte Ludovic Chazaud, Noémi Michel. Conception et mise en scène Cédric Djedje Compagnie Absent·e pour le moment. Avec Cédric Djedje, Safi Martin Yé et un·e militant·e local·e. Existence du projet Tous·tes les militant·es qui ont contribué à la recherche-création, par le partage généreux de leurs expériences, de connaissances et de leurs rêves. Dramaturgie Noémi Michel. Regard extérieur Diane Muller, Ludovic Chazaud. Chorégraphie Ivan Larson. Scénographie Nathalie Anguezomo, Mba Bikoro. Conseil scénographique Marco Levoli. Costumes et création Kanga Tara Mabiala. Confection coussins et dossiers Kanga Éva Michel. Graphisme Claudia Ndebele. Son Ka(ra)mi. Vidéo Valéria Stucki. Lumière Léo Garcia. Collaboration à la conception espace et lumière  et direction technique Joana Oliveira. Régie lumière Leo Garcia. Régies son et vidéo Sébastien Baudet. Maquillage Chaïm Vischel. Chargé de production Lionel Perrinjacquet. Chargée de diffusion Philippe Chamaux. Retranscription des interviews Éva Michel, Bell Kherkoff-Parnell Orfeo, Janyce Djedje. Coproduction Théâtre Vidy-Lausanne, Le Grütli − Centre de production et de diffusion des Arts vivants. Avec le soutien de Agenda 21, Fondation Ernst Goehner, Fondation Leenards, Fondation SIS, Fonds de dotation Porosus, Loterie Romande, Bourse SSA composition, Pro Helvetia, Canton de Genève. Les décors sont réalisés par l’atelier de construction du Théâtre Vidy-Lausanne. Spectacle créé le 1er novembre 2022 au Grütli − Centre de production et de diffusion des Arts vivants à Genève. Vu le 12 mai 2023 aux Plateaux Sauvages, Paris.

Théâtre national de Strasbourg, du 12 au 19 avril 2024.

Théâtre de l'Orangerie Genève, du 19 août au 8 septembre 2024.

#26. Regard sur...Vielleicht, 3 mai 2023 © Les Plateaux Sauvages, Paris

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