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Des chaises, sur le plateau de la Grande Halle de La Villette, partout des chaises. Disposées autour de tables guéridons, elles saturent l’espace, lui donnant des allures de café-bar dans lequel on entre en tournant une porte-tambour. Trois grands murs de verre dans lesquels les interprètes vont bientôt se refléter, séparent l’intérieur de l’extérieur et viennent compléter le décor. Ils et elles sont déjà là lorsque le public prend place. On les devine debout sur les côtés ou bien assis en fond de scène, discrets, attendant. Au fond, côté jardin, les yeux fermés, la première esquisse quelques gestes, quelques mouvements dans le silence et la pénombre. Elle restera cantonnée à cet espace tout au long du spectacle. Puis, entre la deuxième, yeux clos également, bras tendus en avant du corps. Elle avance telle une somnambule, se cogne aux chaises, tombe, se relève, continue sa marche, traverse tant bien que mal le plateau, la salle du bar. Enfin, une troisième fait son entrée par la porte tambour. Les yeux sont bien ouverts cette fois. Cheveux courts roux, elle traverse la scène sur des escarpins roses. Sa façon d’avancer « au trot » trahit une certaine intranquillité. Elle tourne la tête à chaque instant, scrutant le moindre recoin, ce qui a pour effet de renforcer ce sentiment d’inquiétude. Lorsqu’elle quitte la scène retentit la musique d’Henry Purcell dont les Arias teintent d’emblée le spectacle d’une douce mélancolie. Un homme rejoint la deuxième, détourne les objets qui se trouvent sur son chemin, lui évitant chutes et chocs, prend soin. Peine perdue, elle ne le voit pas. Il sera supplanté par un autre sur lequel elle butera. Avec la complicité d’un troisième qui placera les bras de la jeune femme dormant autour du cou de l’obstacle devenu amant, lèvres contre lèvres, elle s’allongera dans ses bras d’où elle tombera inéluctablement avant de revenir l’embrasser, la scène se jouant et se rejouant de plus en plus vite comme si la chute devait être infinie, si la relation était impossible. On les reverra plus tard, couple passionnel se poussant à tour de rôle contre la paroi vitrée sur laquelle ils se fracassent, recommençant de plus en plus fort. Ni avec toi ni sans toi. Peut-on mourir d’aimer ?

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Ce violent désir d’être aimé
De toutes les pièces chorégraphiques de Pina Bausch, « Café Müller » est sans nul doute celle qui reste encore aujourd’hui la plus habitée par la chorégraphe allemande. Le ballet est traversé par l’intimité d’une enfance passée dans le café de ses parents dans l’Allemagne de l’immédiate après-guerre où, le soir, elle se glissait sous les tables pour observer les adultes qui ne la voyaient pas. « Il y avait tant de gens et il s’y passait toujours tant de choses étranges » dira-t-elle plus tard. Elle l’interprètera elle-même presque jusqu’à la fin, jusqu’en 2008, un an seulement avant sa mort. Finalement, elle n’aura cessé d’incarner, une fois adulte, la fille aux yeux clos qui voit tout néanmoins, qui comprend tout.
En 1978, elle invite les chorégraphes Gerhard Bohner, Gigi-Gheorghe Caciuléanu et Hans Pop à travailler avec la troupe du Tanztheater Wuppertal. À l’origine, « Café Müller » se compose de quatre pièces dont seule celle de Pina Bausch est encore jouée aujourd’hui. Celle-ci comprend toutes les interrogations ou presque que la chorégraphe formulera par la suite, marquant un tournant dans sa carrière vers le réel et le quotidien. Œuvre mythique, c’est l’une des pièces fondatrices du mouvement de Danse-théâtre – Tanztheater – inventé par Pina Bausch et qui va infuser l’ensemble de la danse contemporaine. Si le décor original a été conçu par Rolf Borzik, il est adapté par Peter Pabst en 1987 à l’occasion d’une représentation à Athènes pour laquelle il installe des murs de verre.

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Pour cette reprise, Boris Charmatz, le nouveau directeur artistique du Tanztheater Wuppertal, a fait le choix de monter trois distributions différentes, ce qui présente l’avantage de faire découvrir cette pièce iconique de la compagnie à un plus grand nombre de danseurs – aucun de ceux qui sont sur scène ne l’avait interprété auparavant – et aussi pour le chorégraphe de se familiariser avec la troupe : « Pina Bausch a créé « Café Müller » avec six danseurs et danseuses, c’est un petit groupe, une distribution de ‘théâtre de chambre’[1] »explique-t-il. « Trois fois six, ça fait dix-huit. Ce sont tout de même dix-huit danseurs et danseuses qui peuvent découvrir la pièce. La compagnie en tant que collectif vivant est aussi importante pour moi que le répertoire de Pina Bausch. C’est pourquoi nous répétons « Café Müller » avec trois distributions ». Ce choix permet aussi d’accueillir trois fois plus de spectateurs ce qui est plutôt une aubaine pour le public quand on sait que la plupart des représentations du Tanztheater Wuppertal se jouent encore à guichet fermé, quatorze ans après la mort de Pina Bausch.
Pièce à la radicalité saisissante, « Café Müller » incarne au plus près ce qu’est le désir et la détresse d’une femme et d’un homme, entre l’étreinte et le manque, ce qu’aimer veut dire. Quarante-cinq ans après sa création, alors que de nouveaux interprètes n’ayant pas connu Pina Bausch reprennent, entre partage et transmission et avec la singularité qui leur est propre, les rôles de ces corps désirants et fragiles, la pièce imprègne avec la même intensité l’exaltation de ce besoin d’être aimé. « J’aimerais que la version actuelle reste dans le répertoire pour plusieurs années encore et que nous la rejouions chaque saison[2] » précise Boris Charmatz. Si « Café Müller » appartient à l’histoire de la danse du XXème siècle, il n’en reste pas moins ce chef-d’œuvre intemporel profondément humain, cette pièce vitale, absolue, qui ne raconte rien d’autre que le désir et la solitude.

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[1] « Trois fois six », entretien avec Boris Charmatz sur l’histoire, le présent et le futur de Café Müller, propos recueillis par Marietta Piekenbrock lors de la recréation de Café Müller à Wuppertal, janvier 2023.
[2] Ibid.
CAFÉ MÜLLER - Une pièce de Pina Bausch. Création le 20 mai 1978 à l’Opernhaus Wuppertal. Direction, chorégraphie Pina Bausch. Direction artistique Boris Charmatz. Décors et costumes Rolf Borzik, collaboration Marion Cito, Hans Pop. Musique Henry Purcell. Direction des répétitions Barbara Kaufmann, Héléna Pikon, collaboration Magali Caillet Gajan. Distribution 1 Dean Biosca, Taylor Drury, Reginald Lefebvre, Ekaterina Shushakova, Christopher Tandy, Tsai-Chin Yu. Distribution 2 Naomi Brito, Emily Castelli, Maria Giovanna Delle Donne, Reginald Lefebvre, Milan Nowoitnick Kampfer, Oleg Stepanov. Distribution 3 Emma Barrowman, Çağdaş Ermiş, Letizia Galloni, Simon Le Borgne, Tsai-Wei Tien, Frank Willens. Spectacle vu le 10 juillet 2023 à la Grande Halle de La Villette pour le Théâtre de la Ville, Paris.
Du 6 au 12 juillet 2023,
Grande Halle de La Villette
211, avenue Jean-Jaurès
75 019 Paris