
Figure emblématique de la scène artistique contemporaine, Françoise Pétrovitch (née en 1964 à Chambéry, vit et travaille à Arcueil) construit, depuis les années quatre-vingt-dix, une œuvre protéiforme qui se décline sur différents supports : dessin, peinture et gravure mais aussi vidéo, céramique et sculptures de bronze, par « curiosité, l’envie d’apprendre, toujours[1] » dit-elle. « Expérimenter d’autres techniques permet, en redevenant débutante, de revenir à l’essentiel, de se poser les bonnes questions : quel est le sens de ce que je fais, quel médium pour quelle forme, quel est l'esprit qui doit perdurer ? » Elle explore les mondes de l’enfance et de l’adolescence, la féminité et l’intime, donnant naissance à un univers singulier, à la fois familier et étrange, ambigu et transgressif, traversé par la notion de dualité comprise comme un miroir reflétant les conflits intérieurs de l’existence. Entre rire et gravité, force et incertitude, angoisse et délicatesse, l’artiste interroge les différentes manières d’être au monde. L’exposition qui lui est actuellement consacrée à la Bibliothèque nationale de France (BnF) propose d’aborder son œuvre imprimée à travers soixante-quinze estampes et dix-sept livres d’artiste dont la mise en dialogue avec de grands dessins au lavis d’encre et un ensemble céramique vient révéler un peu plus les motifs récurrents dans son œuvre. La manifestation est divisée en trois sections, la première, « Derrière les paupières » lui donne également son titre.

Mondes intérieurs
Si l’œuvre de Françoise Pétrovitch est profondément enracinée dans le monde, elle est aussi intérieure, introspective. L’exposition s’ouvre ainsi sur des images intemporelles de natures mortes – « gants » (2017) en gravure taille douce. Les gants deviennent un motif récurrent dans le travail de l’artiste, symbolisant l’enveloppe, la deuxième peau – ou de paysages – illustrés par la fascinante série de petites gravures « Les photos de vacances des autres n’intéressent personne » (1999) –, mais aussi des portraits de figures masquées ou aux yeux mi-clos dont la présence physique révèle pourtant leur absence. Ainsi, un grand dessin au lavis d’encre de la série « Les étendus » (2019), représentant un garçon allongé sur le dos, sa tête posée sur son bras replié, les yeux clos, illustre à travers le songe cette impression d’absence, de la même façon qu’une très grande lithographie en rouge de la série « Se coiffer » (2018), montrant une jeune fille qui étire ses cheveux, les yeux fermés elle aussi, dans un cadrage serré à mi-corps, ou que deux aquatintes de la série « Nocturne » (2017) donnant à voir deux figures d’adolescents cachés derrière leur masque dans des cadrages serrés.

La jeune fille en rouge au masque d’équidé est vue de trois-quart-face, tandis le jeune garçon en bleu, arborant un masque dont la blancheur contraste avec le reste à commencer par sa peau noire, est vu de trois-quart-dos, regardant au loin, vers l’horizon. Même l’« oiseau » (2018) en grès émaillé, reposant sur un coussin de lin, dépouille ou métaphore anthropomorphique du penseur, apparait en pleine introspection. Il rappelle l’oiseau vert situé sous « L’étendu », ainsi que le grand lavis d’encre « Dans mes mains » (2022) montrant un oiseau recroquevillé dans des mains humaines, les yeux clos, saisi son dernier voyage, son grand sommeil.

Hors contexte, hors du temps, ces présence énigmatiques dégagent un sentiment d’étrangeté, appellent un silence qui renforce un peu plus le mystère. Leurs présences absences incarnent autant de voyages intérieurs à un âge où tout commence. Le temps est ici suspendu, entre parenthèses, pour une durée indéterminée. Dans la série « Nocturne », Françoise Pétrovitch prolonge son exploration de préoccupations inhérentes à sa peinture tel le surgissement du motif sur des fonds sombres, le travail sur la lumière à l’aide d’emploi de réserves en blanc ou encore le jeu avec les transparences. « Derrière les paupières », titre de cette première section et de l’exposition et aussi celui d’une série de lithographies (2019) réalisées à la manière de lavis dont deux sont présentées dans l’exposition, deux portraits évanescents dans lesquels les jeunes modèles dissimulent leur visage dans leurs mains ou en recouvrent leurs yeux comme s'ils refusaient de voir.

L’âge des incertitudes
Les caractères inhérents à l’adolescence, l’incertitude, l’ambivalence, s’incarnent dans une série d’estampes réalisées dans différentes techniques d’impressions auxquelles répondent un ensemble de céramiques et quatre grands dessins au lavis d’encre. C’est dans un mélange de trouble et d’affirmation composant un étrange sentiment de provocation retenue que sont saisis le « garçon à la poupée » (2012) dédoublé, une bouée l’enserrant au niveau des cuisses juste en dessous du bassin, la jeune fille esseulée aux yeux tristes de « Seule à la corde » (2010), comme le sont les yeux du « garçon au squelette » (2016), sans doute déguisé pour Halloween et dont on veut croire que le visage abimé, tuméfié, recousu, témoignage d’un choc violent, n'est autre qu’un masque à la réalité crue. Les œuvres de Françoise Pétrovitch ont cette capacité à laisser une place à l’imaginaire. Chaque image porte en elle la possibilité d’un récit qui se renouvèle constamment. Chaque spectateur compose sa propre histoire.

Les métamorphoses du corps liées à la puberté s’incarnent dans la « fille aux cheveux gouttes » (2012) dont la chevelure se termine dans deux gouttes d’un sang très foncé, les yeux cernés de noir trahissant la douleur, ou dans la jeune fille au fil cassé et à la jambe de bois qui semble lui faire pendant : « Sur une jambe » (2011), lithographie traduisant les tensions entre rêve et réalité.

À l’image de l’inquiétante fillette tentant de faire tenir son ourson sur ses pattes dans « Tenir » (2020), ce sont sans nul doute les céramiques qui traduisent le mieux l’univers ambivalent de l’artiste sur lesquelles règne le « ventriloque » (2015) en gré émaillé, figure hybride, mi-homme, mi-animale avec ses oreilles noires de lapin, brandissant de sa main gauche la marionnette au visage apeuré qu’il est sur le point de faire parler. Sept planches de la série « Rougir[2] » illustrent la dimension ludique à l’œuvre dans le travail de l’artiste. Elles trouvent leur origine dans ses carnets de croquis et viennent enrichir le répertoire de motifs que l’artiste remploie dans son l’ensemble de son travail, tissant un réseau de correspondances entre les différentes formes d’expression qu’elle emploie. Le rouge vif, intense, épais et violent devient, avec cette série, emblématique de son art.

À l’écoute du monde
La dernière section de l’exposition est consacrée à la dimension sociale et collective qui préside à la démarche de Françoise Pétrovitch pour qui le livre est un « prolongement naturel du travail plastique ». Elle connait bien l’imprimé, enseignant depuis 1988 la gravure[3] à l’école Estienne à Paris, et considère le livre comme un lieu d’expérimentation. Un ensemble de livres d’artistes témoigne de sa grande diversité technique et formelle. De pages en pages, alliant les mots aux images, elle poursuit son dialogue avec le monde. Au début des années 2000, elle met en place le projet « Radio Pétrovitch » avec pour protocole la réalisation chaque jour de deux dessins, le premier exécuté au réveil, à partir de son écoute de la radio, plus précisément de la première information entendue, le second plus tard dans la journée, à partir de son quotidien. Trois des vingt-quatre classeurs contenant mille-quatre-cent-soixante-deux dessins réalisés en deux ans, sont présentés ici, à côté de l’épais ouvrage édité en 2009, reprenant la forme carrée d’un poste de radio. Une série de monotypes et de gravures à taille douce, imprimés sur les pages d’un manuel de grammaire ou d’un cahier d’écriture, ou encore sur des partitions de musiques, évoque avec humour les relations hommes-femmes et la notion de féminité.

« J’ai peint pendant très longtemps, et puis, à moment donné, pendant dix ans, je n’ai absolument pas peint. Je me suis refusée à peindre[4] » confie Françoise Pétrovitch lors d’un entretien avec le peintre Thomas Levy-Lasne. C’était au début des années 2000, pendant le projet « Radio Pétrovitch ». Si elle évoque l’urgence du dessin, celle-ci masque autre chose : d’une part, le sentiment que la peinture est très mal perçue, que ce soit par les institutions ou le public, et d’autre part, le fait qu’elle renvoie une image masculine, celle DU peintre, du mâle autoritaire qui la tient. Ce refus de peindre est donc avant tout politique. Son travail est ancré dans le réel, marqué par son attention aux autres. Françoise Pétrovitch n’a jamais cessé de faire entendre les bruissements du monde. L’exposition de la BnF, qui éclaire l’importance de son œuvre imprimée, ne dit pas autre chose. « C'est dans ces productions issues de pratiques collaboratives, polyphoniques, que l'on peut mesurer combien son œuvre, qui convoque l’intime, se nourrit également de la relation au monde, relation parfois tonique et enjouée, toujours empreinte de pudeur[5] » écrit Cécile Pocheau-Lesteven dans le catalogue de l’exposition, dont elle est commissaire. À cinquante-huit ans, l’artiste continue de regarder le monde tel qu’il va pour mieux le restituer à travers son filtre critique et poétique. Image invisible, « Derrière les paupières » questionne ce qu’il y a au-delà de ce qui est vu, invite à regarder au-delà des apparences.

[1] Entretien avec Françoise Pétrovitch, propos recueillis par Sylvie Lisiecki, Chronique, le magazine de la BNF, n°95, septembre/ décembre 2022.
[2] Initiée par l’éditeur Benoit Porcher en 2005 et poursuivie par l’artiste pendant dix ans, la série évolutive rassemble soixante-dix sérigraphies en rouge. Cécile Pocheau-Lesteven, « Singulier et pluriel, l’œuvre imprimé de Françoise Pétrovitch », in Françoise Pétrovitch. Derrière les paupières, catalogue de l’exposition éponyme à la BNF – Site François Mitterand, du 18 octobre 2022 au 29 janvier 2023, p. 9.
[3] Formée durant ses études à l’École normale supérieure Cachan.
[4] Thomas Levy-Lasne, Les apparences, épisode 07 : Françoise Pétrovitch, entretien de Françoise Pétrovitch par Thomas Levy-Lasne, 8 août 2021, https://www.youtube.com/watch?v=FvWjVYigEVg Consulté l 14 janvier 2023.
[5] Cécile Pocheau-Lesteven, op. cit., p. 10.

FRANÇOISE PÉTROVITCH. DERRIÈRE LES PAUPIÈRES - Commissariat de Cécile Pocheau-Lesteven, conservatrice en chef au département des Estampes et de la photographie, BnF. Exposition organisée en partenariat avec le Fonds Hélène & Édouard Leclerc pour la Culture, Landerneau (29)
Jusqu’au 29 janvier 2023. Du mardi au samedi, de 10h à 19 h; le dimanche de 13h à 19h. Site François-Mitterand, Galerie 1.
Bibliothèque nationale de France
Quai François-Mauriac,
75 706 Paris Cedex 13