« Je comblerai les défaillances de ma mémoire, les oublis, je me fabriquerai des souvenirs. Enfin j'inventerai tous ceux que la terre aura gardés, sans vouloir me les rendre[1] ».

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« Être au cœur d’une histoire, ce n’est pas vivre une histoire. C’est s’y perdre ». Ces premiers mots prononcés par une voix-off alors que la scène est plongée dans le noir expliquent que les faits ne deviennent une histoire que plus tard, quand on la raconte à soi-même ou à un autre, et que l’imaginaire vient alors compléter une mémoire parfois défaillante. Lorsque la lumière se fait, elle entre en scène accompagnée d’un petit carton dont on comprend vite qu’il contient les quelques souvenirs d’une première vie, la vie d’avant d’une fillette à qui on a volé son enfance, le jour où elle est devenue orpheline. Huit ans, c’est un peu tôt pour sortir de l’enfance. Ce carton, c’est son trésor. « Je ne l’ouvre plus, ce carton, je le trimballe de déménagement en déménagement » dira-t-elle plus tard. Sur le plateau vide, l’unique accessoire de décor est un immense miroir accroché en fond de scène, incliné de façon à refléter la comédienne de dos. S’il double l’espace, il va plus loin encore, comme si la protagoniste se tenait dans deux mondes en même temps, deux mondes à la fois identiques et inversés, ici devant nous et de l’autre côté.
« Mais comment feras-tu quand on ne sera plus là ? »
Après un long silence, elle entame de sa voix douce le récit du drame qui, au petit matin du 19 juin 1985, fait basculer sa vie, lorsque la voiture s’enflamme à l’entrée du tunnel de Saint-Germain-en-Laye. C’est presque l’été. Le véhicule est couché sur le flanc droit, l’avant enfoncé, un poteau arraché gisant sur la chaussée. Lorsque les pompiers arrivent sur place, il s’est déjà embrasé. Ce n’est qu’après avoir maitrisé l’incendie qu’ils remarquent les deux corps enlacés et en partie carbonisés, nus, anonymes. Tout ce qui aurait pu les identifier, leurs effets personnels, a été détruit par les flammes. « Seule la femme porte à l’oreille droite une boucle jaune en forme de fleur, et au poignet gauche deux bracelets en métal noircis par le feu, l’un blanc, l’autre doré ». Ces bijoux de pacotille, qui donnent leur titre à la pièce qui fut d’abord un roman autobiographique, seront remis à elle, sa fille. Reliques dérisoires, tout ce qui reste d’elle, d’eux, de ce drame, de ce traumatisme. Ce soir-là, le garçon qui les garde, son petit frère et elle, est inexpérimenté. C’est son premier baby-sitting, ce sera aussi son dernier. S’ils ont l’habitude de collectionner les baby-sitters, leurs parents sortant régulièrement le soir, ils étaient gardés jusqu’à présent seulement par des filles. L’unique fois où ce sera un garçon est ce soir du 19 juin 1985. Il est encore là lorsqu’ils se réveillent le lendemain. Cette présence anormale, surtout un mercredi où ils n’ont pas école, n’est pas un bon présage, pas plus que l’arrivée précipitée de leur grand-père. « Quand mes parents ne seront plus là, j'irai l'après-midi même de leur disparition à l’anniversaire de ma meilleure amie, et je lui demanderai vaguement inquiète, pourquoi sa mère n’arrête pas de pleurer » dit-elle. Rien. Elle ne saura rien, du moins ce jour-là. Tout sera ensuite fait pour repousser l’absence. Tout pourtant ramènera au vide.

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Sur scène, Céline Milliat-Baumgartner, seule, recompose le puzzle d’une enfance fracassée, entremêlant souvenirs réels, fragments fantasmés et silences imposés. De l’écriture à la précision d’orfèvre, il se dégage une légèreté paradoxale, une ironie douce qui désamorce le pathos et permet de ne pas sombrer. « Écrire cette histoire sans y mettre de pathos était indispensable. Je voulais de la légèreté et de l'humour. J'ai beaucoup de plaisir à raconter cette histoire aujoud'hui » explique-t-elle. Avec sa diction claire et son corps gracile, la comédienne à la présence magnétique incarne à la fois l’enfant d’hier et l’adulte d’aujourd’hui, entre gravité et espièglerie. La jeune femme esquisse un portrait en creux de ses parents : un père souvent absent pour son travail, une mère actrice qui jouait l’autre dans « La femme d’à côté » de François Truffaut. « Ma mère a joué dans des films » avait-elle dit d’un air émerveillé au début du spectacle.
Pauline Bureau signe une mise en scène d’une finesse remarquable qui privilégie une esthétique de l’épure dans laquelle des objets épars – photos, cartons, films super 8 – deviennent les vecteurs d’une mémoire vacillante. Le subtil jeu de lumières de Bruno Brinas sculpte l’espace avec une douceur presque onirique, tandis que la discrète bande-son ponctue le récit sans l’appesantir. Pauline Bureau excelle à créer une distance juste. La fluidité qui caractérise les transitions entre les époques – l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte – est marquée par des gestes chorégraphiés avec une précision de ballerine, rappelant la formation de Céline Milliat-Baumgartner à la danse classique. La petite fille de huit ans, montée sur ses pointes pour oublier la douleur, abandonnera la danse qu’elle aimait tant. Sa mère lui avait dit un jour de ne jamais devenir comédienne. Elle est, sur scène, une bouleversante actrice.

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« Peu m’importe la vérité »
On est frappé par la capacité de la pièce à transcender son sujet. Loin de se complaire dans l’autofiction narcissique, « les bijoux de pacotille » interroge la manière dont on se construit face à l’absence. Comment la vie se poursuit sans ses parents ? « Peut m’importe la vérité. Je m’accroche à mes souvenirs, ceux sur lesquels je me suis construite, même s’ils sont faux, même s’ils sont inventés » dit Céline Milliat-Baumgartner qui revendique le droit d’inventer pour combler le vide. Ainsi, le grand miroir s’anime soudain lorsque la mer apparait projetée au sol, effleurant les pieds de la petite fille qui essaie de les esquiver. Souvenirs réels ou inventés : le public n’en saura rien. Cette liberté narrative, portée par une interprétation d’une sincérité désarmante, fait écho à l’universalité du deuil et de la reconstruction. On rit, parfois, de l’absurde des situations enfantines ; on pleure, souvent, devant la fragilité d’une petite fille confrontée à l’incompréhensible. L’extrême retenue du spectacle, dont certains pourraient reprocher le manque de démonstration, fait aussi sa force. D’une densité rare et d’une pudeur bouleversante, ces bijoux de pacotille vont au-delà de la simple représentation théâtrale. Devenus les emblèmes d’une existence réinventée, ils offrent un moment de vie, une traversée fragile et lumineuse, en or massif.

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[1] Céline Milliat Baumgartner, Les bijoux de pacotille, Éditions Arléa, collection 1er mille, 2015, 112 p.
« LES BIJOUX DE PACOTILLE» - Texte et interprétation Céline Milliat-Baumgartner. Mise en scène Pauline Bureau. Scénographie Emmanuelle Roy. Costumes et accessoires Alice Touvet. Composition musicale et sonore Vincent Hulot. Lumière Bruno Brinas Dramaturgie Benoîte Bureau. Vidéo Christophe Touche. Magie Benoît Dattez. Travail chorégraphique Cécile Zanibelli. Régie générale, son et vidéo Sébastien Villeroy. Régie Lumière Pauline Falourd Administration Claire Dugot Développement et diffusion Christelle Longequeue. Presse ZEF, Isabelle Muraour. Le texte est publié aux Éditions Arléa et aux Éditions Hatier, Collection Classiques & Cie Collège. Production La part des anges Coproduction Théâtre Paris- Villette, Le Merlan – Scène nationale de Marseille et Théâtre Romain Rolland – Scène conventionnée de Villejuif. Avec le soutien du Département du Val-de-Marne dans le cadre de l’aide à la création et de la Ville de Paris pour l’aide à la diffusion Résidences de création Théâtre Paris-Villette, Théâtre Romain Rolland – Scène conventionnée de Villejuif et Théâtre de la Bastille. Remerciements à Julien Ambard et Carole Mettavant. Merci à Adrien De Van pour son regard amical. Le spectacle a été créé en 2017 au Théâtre Romain Rolland – Scène conventionnée de Villejuif. La part des anges est conventionnée par le ministère de la Culture - DRAC Normandie et la Région Normandie. Pauline Bureau est associée à la Scène nationale 61 Alençon-Flers-Mortagne.
Jusqu'au 17 mai 2025
Théâtre de la Bastille
76, rue de la Roquette
75 011 Paris