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Dans l’espace singulier de La Verrière[1] à Bruxelles, Eva Nielsen (née en 1983 aux Lilas, vit et travaille à Paris) déploie une proposition artistique audacieuse et troublante avec son exposition « Aster », sous le commissariat de Joël Riff. Cette première exposition personnelle de l’artiste franco-danoise hors de France révèle une œuvre qui défait les conventions de la peinture de paysage tout en s’inscrivant dans une réflexion profonde sur la matérialité, la lumière et les marges du visible. L’exposition s’ouvre sur une impression de vertige, un sentiment d’immersion immédiate qui tire sa force de l’architecture unique de La Verrière. Cet espace, conçu comme une vitrine transparente ouverte sur le ciel, trouve un écho direct dans les toiles d’Eva Nielsen. Le toit vitré, qui inonde l’espace de lumière naturelle, dialogue avec les œuvres de l’artiste, marquées par des percées visuelles et des jeux de perspective qui redéfinissent les contours du monde représenté. Comme l’indique Joël Riff, « tout se donne du premier regard » dans cet espace, et Eva Nielsen exploite cette immédiateté pour créer une expérience physique, presque sensorielle, dans laquelle le visiteur est confronté à une tension entre l’évidence du visible et l’énigme des images.
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« Un espace délaissé, une zone humide, une friche, une cité, une usine »
Le cœur de l’exposition repose sur un triptyque monumental, conçu spécifiquement pour l’occasion, dont les dimensions ont été dictées par celles de l’atelier de l’artiste. Cette œuvre, d’une austérité saisissante, incarne une dialectique entre rigueur conceptuelle et expressivité sensible. Les trois panneaux, qui évoquent des paysages à la fois familiers et insaisissables, jouent sur l’ambiguïté des échelles et des repères. L’artiste, fascinée par les friches et les espaces périphériques, déconstruit les codes traditionnels de la perspective, repoussant le point de fuite au-delà de l’horizon pour mieux créer une sensation de vertige accentuée par un travail méticuleux sur la lumière. Cette lumière, captée et sculptée à travers l’association de la peinture, de la photographie et de la sérigraphie, devient un matériau à part entière, une énergie insondable qui traverse les toiles et redéfinit les contours du réel. Le processus créatif d’Eva Nielsen repose sur une hybridation des médiums qui confère à ses œuvres une singularité indéniable. En intégrant la photographie argentique et la sérigraphie à sa pratique picturale, elle interroge la manière dont l’image se construit et se révèle. « J’étais obsédée par les révélations successives que permet la photographie argentique », confie-t-elle, soulignant comment la sérigraphie lui a permis d’établir un pont avec la peinture. Ce processus, qui repose sur l’utilisation d’écrans multiples pour ses grandes toiles, brouille les frontières entre la mécanique de l’impression et la gestuelle du peintre, créant une tension fertile entre contrôle et accident.
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Les toiles exposées ici se distinguent par leur capacité à troubler le visiteur. Les paysages représentés, souvent inspirés de zones marginales comme les friches industrielles ou les marais de Camargue, ne se livrent pas immédiatement. Ils oscillent entre le familier et l’étrange, entre le tangible et l’onirique. Cette ambiguïté est renforcée par des superpositions de trames et de textures, dans lesquelles la photographie, agrandie ou masquée par des rubans adhésifs, dialogue avec des aplats de peinture en gris et blanc. L’œuvre semble ainsi à la fois émerger et se dissoudre, comme si le paysage était saisi dans un état de mutation perpétuelle. Cette approche évoque les expérimentations de Sigmar Polke, que Nielsen cite comme une influence, mais aussi l’immersion sensorielle des paysages d’Edvard Munch ou la sensibilité photographique de Georgia O’Keeffe.
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Dialogues et confrontations : « Vers un imaginaire commun »
Joël Riff, fidèle à son concept de « solo show augmenté », enrichit l’exposition en plaçant les œuvres d’Eva Nielsen en dialogue avec trois contributions complémentaires. Une sculpture minimaliste de Charlotte Posenenske (1930-1985), composée de modules évoquant des éléments d’aération, introduit une réflexion sur la standardisation et la modularité, en écho aux questionnements de Nielsen sur la structure des espaces représentés. Le designer belge Arnaud Eubelen, quant à lui, apporte une dimension matérielle avec ses assises et ses luminaires fabriqués à partir de rebuts urbains – vieux matelas, grilles, tuyaux d’aération. Ces objets, à la fois fonctionnels et sculpturaux, résonnent avec les toiles d’Eva Nielsen par leur capacité à transformer le rebut en poésie et à faire des marges un lieu de création. Enfin, un texte commandé à l’agence de paysage Établissement, fondée par Annabelle Blin, invite à repenser notre rapport aux territoires, en écho à la fascination de Nielsen pour les espaces périphériques. Ce dialogue interdisciplinaire, loin d’être anecdotique, amplifie la portée des œuvres d’Eva Nielsen. La sculpture de Posenenske, avec sa rigueur géométrique, contraste avec la fluidité des toiles, tandis que les objets d’Eubelen, par leur matérialité brute, font écho à la physicalité des paysages peints. Le texte d’Établissement, quant à lui, agit comme un contrepoint conceptuel, proposant une lecture écologique et philosophique des territoires représentés. Ensemble, ces contributions créent un écosystème visuel et intellectuel qui invite le visiteur à questionner sa propre perception du monde.
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L’exposition propose une réflexion sur le trouble, l’érosion et la mémoire. Les toiles de Nielsen, avec leurs tonalités parfois apocalyptiques, interrogent la coexistence entre l’humain et le vivant. Les petites peintures, montrant des chaises comme englouties dans des eaux stagnantes, évoquent une fragilité du quotidien, écho aux souvenirs intimes qui s’effacent sous l’effet du temps. Cette dimension mémorielle, que l’on retrouve également dans son exposition « Alluvion[2] » bientôt à l’Abbaye de Fontevraud, témoigne de l’engagement de Nielsen à tisser des liens entre le présent et le passé, entre la perception et la projection. Le titre « Aster »,avec ses connotations d’éblouissement et de paysage fantasmé, traduit parfaitement cette ambition. Comme l’explique l’artiste, il s’agit de suggérer « un éblouissement dans le sens visuel, une persistance rétinienne », mais aussi un paysage intérieur, métaphysique, qui échappe aux catégories de la dystopie. Cette idée de persistance rétinienne, héritée de la photographie, trouve un écho dans la manière dont les toiles d’Eva Nielsen s’impriment dans l’esprit du spectateur, laissant une trace durable, émotionnelle.
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À quarante-deux ans, Eva Nielsen s’impose de plus en plus comme une figure majeure de la scène contemporaine européenne, à l’instar de sa nomination au Prix Marcel Duchamp 2025. Son travail se distingue par sa capacité à renouveler le genre du paysage tout en interrogeant les limites des médiums. « Aster » conjugue la rigueur de son processus avec une ambition formelle et conceptuelle d’une rare intensité. L’exposition bruxelloise offre une expérience totale, à la fois visuelle, sensorielle et intellectuelle. Eva Nielsen, sous le commissariat de Joël Riff, transforme La Verrière en un espace de questionnement dans lequel les frontières entre le réel et l’imaginaire, entre la nature et l’artifice, s’effacent pour laisser place à une vision troublante et envoûtante. L’art véritable est celui qui déplace nos perspectives, qui nous invite à regarder autrement. Eva Nielsen y parvient ici avec une maîtrise saisissante, confirmant sa place parmi les artistes qui redéfinissent les contours de notre époque.
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[1] Lieu d’exposition de la Fondation d’entreprise Hermès à Bruxelles.
[2] L’exposition a été présentée du 6 février au 10 mai 2025 à la Fondation Bullukian à Lyon, et sera visible du 7 juin au 21 septembre 2025 à L’Abbaye de Fontevraud. Elle fait suite à la résidence Bullukian-Fontevraud 2025 dont Eva Nielsen est lauréate.
« EVA NIELSEN. ASTER » - Commissariat de Joël Riff, en charge de la programmation artistique de La Verrière, Fondation d'entreprise Hermès, Bruxelles.
Du 23 avril au 26 juillet 2025.
Du mardi au samedi de 12h à 18h, entrée libre, visite commentée chaque samedi à 15h (sur réservation).
La Verrière
Boulevard de Waterloo, 50
B - 1000 BRUXELLES
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