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Jean-François Sivadier déploie avec « Sentinelles[1] », une réflexion éclatante sur l’art, l’amitié et les abîmes de l’ambition. Cette pièce, librement inspirée du roman « Le Naufragé[2] » de Thomas Bernhard, s’impose comme une œuvre d’une incroyable densité, où la musique, pourtant absente physiquement du plateau, devient le moteur d’une pensée métaphysique et charnelle sur ce qui anime les artistes. La pièce s’ouvre sur un espace scénique d’une sobriété radicale, presque provocatrice. Une immense bâche tendue au loin, deux chaises, une barre de projecteurs à vue : Jean-François Sivadier, également scénographe, réduit le théâtre à son essence. Pas de piano, malgré le sujet, mais une présence magnétique des trois comédiens – Vincent Guédon, Julien Romelard et Samy Zerrouki – qui sculptent l’espace par la seule force de leur jeu. Cette nudité du plateau, loin d’être un artifice minimaliste, est une métaphore du dépouillement de l’artiste face à son art, confronté à la fois à la liberté infinie et à la solitude écrasante. La scénographie ici n’est pas un décor, mais un territoire mental, un champ de bataille où les idées s’affrontent et les corps s’épuisent.

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Le plateau, une arène pour l’âme
Le spectacle commence par une conférence fictive, où un professeur nerveux (Julien Romelard) accueille une sommité du piano (Vincent Guédon). Ce prélude, qui pourrait sembler anodin, agit comme une porte d’entrée dans un récit labyrinthique. Rapidement, le temps se fracture, nous ramenant à l’adolescence des trois protagonistes – Mathis, Swan et Raphaël – liés par une passion dévorante pour le piano. Ce choix narratif, qui alterne entre passé et présent, crée un vertige temporel, une sensation d’éternel retour dans laquelle les souvenirs des personnages se mêlent à leurs aspirations et à leurs désillusions. Sivadier, tel un équilibriste, tisse une trame où chaque dialogue, chaque geste, est une note dans une partition plus vaste, celle de l’existence elle-même.
Le texte de « Sentinelles », écrit par Sivadier, est une prouesse d’écriture théâtrale, un flux de paroles où la pensée s’incarne dans le verbe avec une urgence presque fiévreuse. Les trois pianistes, interprétés de façon formidablement intense, débattent avec véhémence de la musique, de Mozart à Chostakovitch, de la vocation artistique à la quête de transcendance. Ces joutes verbales, souvent drôles, parfois cruelles, évoquent les dialogues philosophiques d’un Diderot ou les monologues rageurs de Thomas Bernhard, mais ils sont ancrés dans une physicalité saisissante. Les comédiens, dont les mains dansent dans l’air comme sur un clavier invisible, compensent l’absence de l’instrument par une chorégraphie subtile, signée Johanne Saunier, qui transforme chaque mouvement en une note suspendue.
Vincent Guédon, dans le rôle de Mathis, incarne un génie tourmenté, fils d’une pianiste célèbre, dont le talent fascine et aliène ses deux compagnons. Julien Romelard, en Raphaël, porte une vision sociale de la musique, un art qui doit dialoguer avec le monde, tandis que Samy Zerrouki, en Swan, incarne un romantisme absolu, cherchant dans la musique une communion avec l’éternel. Ces trois conceptions de l’art – l’une introspective, l’autre politique, la troisième spirituelle – s’entrechoquent dans des dialogues d’une vivacité étourdissante. Sivadier ne se contente pas de parler de l’art ; il le fait advenir sur scène, dans la sueur et la passion de ses interprètes, qui portent le texte comme une offrande.

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L’art et ses sacrifices
Inspirée par « Le Naufragé » de Thomas Bernhard, « Sentinelles » s’éloigne de la noirceur nihiliste de l’auteur autrichien pour proposer une vision plus nuancée, à la fois tendre et lucide. Là où Bernhard dépeint le génie de Glenn Gould comme une force destructrice, Sivadier explore la fragilité des liens humains face à l’exigence artistique. Le concours international de piano, point culminant du récit, devient une métaphore de la rivalité et de l’admiration dans laquelle l’amitié se heurte à l’inexorable solitude du virtuose. « Si l’amitié implique une absence de différence au niveau du niveau et que l’admiration implique le contraire, comment tu fais pour être l’ami de quelqu’un que tu admires ? » demande l’un des protagonistes, résumant le dilemme central de la pièce. Cette question, universelle, dépasse le cadre de la musique pour interroger tout acte de création. Sivadier, qui a prouvé son amour pour la musique avec des œuvres comme « Italienne, scène et orchestre », fait du piano un symbole de l’art lui-même : un espace de liberté et de contrainte, de communion et d’isolement. Les références musicales, distillées avec parcimonie par la bande-son (Bach, Rachmaninov, Ligeti), ne sont pas de simples ornements ; elles agissent comme des ponctuations émotionnelles, des éclats qui viennent troubler la parole et rappeler la présence invisible de la musique.
Ce qui distingue « Sentinelles », c’est sa capacité à impliquer le spectateur. La salle, souvent éclairée, devient une extension de l’arène. Les comédiens s’adressent directement au public, posant des questions provocatrices : « Bach ou Mozart ? La Truite ou le Boléro ? Stromae ou Orelsan ? » Ces adresses brisent le quatrième mur, faisant du spectateur un complice des débats enflammés des personnages. « Cette discussion, sans fin, qui pourrait durer toute une vie entre ces trois personnes, on a voulu qu’elle contamine aussi le public » explique le metteur en scène. Et cette contamination fonctionne : on se surprend à réfléchir à sa propre conception de l’art, à ses propres passions, à ses propres sacrifices. Cette dimension participative, couplée à la virtuosité des comédiens, donne au spectacle une puissance exceptionnelle. Les corps, les voix, les silences – tout concourt à créer une expérience théâtrale totale dans laquelle le spectateur est à la fois témoin et acteur. En plaçant le public au cœur du débat, Sivadier fait de « Sentinelles » un geste démocratique, une invitation à penser l’art comme un dialogue collectif. Malgré ses nombreuses qualités, la pièce n’est pas entièrement dépourvue de défaut. Certains passages, notamment les longues digressions sur la musique, sont parfois trop démonstratifs, frôlant l’exercice intellectuel au détriment de l’émotion. Cette réserve, cependant, est vite balayée par l’énergie des comédiens et la sincérité de la mise en scène. Sivadier, en évitant le pathos, préfère une approche cérébrale et passionnée, qui demande au spectateur un effort d’attention, mais qui récompense par des moments de grâce, comme cette scène dans laquelle les trois amis, dans un élan de désespoir et de camaraderie, dansent une chorégraphie furieuse sur un air de Rachmaninov.
« Sentinelles » est une œuvre qui, sous couvert de parler de musique, interroge la condition humaine avec une acuité bouleversante. À travers les parcours de Mathis, Swan et Raphaël, Jean-François Sivadier explore les exigences, contradictions et renoncements de l’artiste que sont la quête de perfection, l’admiration teintée de jalousie, le sacrifice consenti au nom de la beauté. Le titre, énigmatique, prend tout son sens à mesure que le spectacle avance : ces trois pianistes sont des sentinelles, guetteurs de mystère et de beauté, postés à la frontière entre le tangible et l’invisible. Cependant, comme le suggère Sivadier, cette vigilance peut devenir une prison, un excès de scrupules qui étouffe le hasard et la spontanéité. La pièce est une œuvre magistrale, portée par un trio de comédiens exceptionnels et une mise en scène d’une précision d’orfèvre. Jean-François Sivadier, en transformant le plateau en un espace de réflexion et de passion, construit un théâtre vivant et vibrant, qui ne se contente pas de divertir, mais qui bouscule, questionne, émeut. « Sentinelles » est un cri d’amour pour l’art, un chant polyphonique où les voix des artistes et des spectateurs se mêlent, dans une quête infinie de sens et de vérité.

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[1] Jean-François Sivadier, Sentinelles, Les Solitaires Intempestifs, collection Bleue, 2021, 160 p.
[2] Thomas Bernhard, Der Untergeher, Berlin, Suhrkamp Verlag, 1983 ; Le Naufragé, traduit par Bernard Kreiss, Gallimard, Collection Du monde entier, 1986, 176 p.
« SENTINELLES » - texte, mise en scène, scénographie Jean-François Sivadier / jeu Vincent Guédon, Julien Romelard, Samy Zerrouki / collaboration artistique Rachid Zanouda / création son Jean-Louis Imbert / création lumière Jean-Jacques Beaudouin / régie générale Marion Le Roy, Lionel Lecoeur / régie lumière Chloé Biet / régie son et vidéo Elric Pouilly / costumes Virginie Gervaise / regard chorégraphique Johanne Saunier / production déléguée MC93 — Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis / coproduction Compagnie Italienne avec Orchestre, Théâtre du Gymnase-Bernardines – Marseille, Théâtre National Populaire – Villeurbanne, Théâtre-Sénart – Scène nationale, Le Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque, CCAM I Scène Nationale de Vandoeuvre-lès-Nancy / soutiens La Colline – théâtre national, Ministère de la Culture et de la Communication / Sentinelles de Jean-François Sivadier est publié aux Solitaires Intempestifs (2021). Spectacle vu au Théâtre de Paris-Villette le 11 juin 2025.
Du 11 au 21 juin 2025,
Théâtre Paris-Villette
211, avenue Jean-Jaurès
75 019 Paris