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Ce n’est pas une exposition sur le célèbre artiste italien du début du XVIIème siècle, peintre des clair-obscur, qui vient de s’achever au musée des Beaux-Arts de Caen mais sur l’historien de l’art Roberto Longhi (1889 – 1970) dont le nom est indissociable de celui de Caravage. « L’école du regard » invite à suivre sa pensée, radicalement novatrice au début du XXème siècle, à travers une sélection de quarante-quatre peintures et douze dessins issus de sa collection personnelle. L’érudit se consacre à l’étude de l’art de Michelangelo Merisi (1571 – 1610) dit Caravage et des peintres caravagesques depuis la soutenance de sa thèse à l’Université de Turin en 1911 jusqu’à la publication de la monographie du maitre lombard en 1952, qui fait suite à l’importante exposition « Mostra del Caravaggio e dei Caravaggeschi » que Longhi organise à Milan l’année précédente. La lucidité de Longhi a été de regarder Caravage comme le premier des modernes et non, comme c’était le cas jusqu’alors, comme le dernier peintre de la Renaissance. La méthode de travail de l’érudit, par observation directe des œuvres, fait la part belle à la confrontation. Longhi propose des hypothèses, fait des attributions. Il permet ainsi plusieurs découvertes. Il est le premier à définir le style direct et naturaliste du peintre ainsi que le rôle prépondérant de la lumière dans ses tableaux, saisissant la portée radicale de son œuvre. Sa collection, qui compte environ deux cent cinquante tableaux allant du XIIIème au XXème siècles, est une collection d’études qui se rattache à ses thèmes de recherche, dont « le noyau le plus remarquable et le plus significatif est sans aucun doute celui qui compte les œuvres de Caravage et de ses suiveurs[1] » précise Maria Cristina Bandera, commissaire de l’exposition. Elle est conservée dans la villa Il Tasso, sur les hauteurs de Florence, acquise en 1939 et qui fut sa demeure jusqu’à sa mort. La villa abrite aujourd’hui la fondation qui porte son nom : la Fondazione di Studi di Storia dell’Arte Roberto Longhi. Créée par lui-même en 1971 « au profit des générations futures », elle se compose de sa bibliothèque, sa photothèque et sa collection d’œuvres d’art. La fondation s’engage dans la recherche historico-artistique, la connaissance et la mise en valeur des thèmes et des personnalités de l’art jusqu’à aujourd’hui. Depuis 1971, près de quatre cents jeunes chercheurs ont bénéficié d’une bourse d’étude afin de passer un an à Florence afin d’y mener leur projet de recherche.

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Parmi les pièces exposées à Caen, une douzaine de dessins au fusain et à l’encre exécutés de la main de Roberto Longhi lui-même, font partie d’un ensemble plus vaste qui est à envisager comme une série d’exercices du regard. Cette pratique, datée entre 1925 et 1935, lorsqu’il était étudiant, lui permet de mieux comprendre l’organisation de l’espace et de la lumière dans les tableaux qu’il étudie. Les dessins furent publiés dans les années quatre-vingt, soit bien après sa mort. Parmi eux, la « Flagellation » exécutée à partir d’une copie du tableau du Caravage de Rouen[2], et le « Saint-Jérôme ». A partir de 1920, il commence à réunir un ensemble de peintures caravagesques qui énoncent les codes picturaux introduits par Caravage, constituant une véritable école du regard sur l’artiste. Dans ses notes rédigées peu avant sa mort, Longhi écrit : « Quand j’ai commencé́ à collectionner, c’était vers 1915/1920, je voulais accompagner mes études de quelques œuvres exemplaires qui puissent, en quelque sorte, les représenter. / À cette époque, à Rome et à Milan, on pouvait voir sur les étals des marchés des tableaux qui me paraissaient sublimes et qui, pourtant, coûtaient trois fois rien[3] », précisant un peu plus loin que la collection « reflète elle aussi le développement préférentiel de mes recherches ». La collection illustre les écrits de l’historien de l’art et comprend aussi bien des peintures de Caravage lui-même que celles de ses suiveurs italiens et européens. L’exposition de Caen en propose une traversée.

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L’exposition s’ouvre avec une petite section consacrée aux peintres vénitiens et lombards du XVIème siècle qui exercèrent une influence culturelle sur Caravage. Deux petits panneaux conçus en pendant par Lorenzo Lotto (1480 – 1557), représentent « Saint Pierre Martyr » et un « Saint Dominicain en prière ». L’extrême finesse dans le rendu des lumières est soulignée par Roberto Longhi dès sa thèse de 1911 qui voit en Lotto un préfigurateur de Caravage : « On peut dire qu’en particulier la première manière luministe de Caravage a été préparée – et certainement dépassé – par le luminisme de Lotto » écrit-il alors. Les visages s’assimilent à de véritables portraits empreints d’une piété fervente. La scène de marché de Bartolomeo Passarotti (1529 – 1592), intitulée « Les marchandes de volailles », exécutée en 1603, faisait à l’origine partie d’une suite de quatre tableaux dont « les poissonniers » montrent un garçon mordu au doigt par un poisson, anticipant le « garçon mordu par un lézard » du Caravage, exposé un peu plus loin. La manière de comprimer des figures dans l’espace est caractéristique de Passarotti. Le tableau fait l’analogie entre corps de dindes et corps de femmes. Le geste de la jambe croisée est compris à l’époque comme un geste d’exhibitionnisme qui apparente la femme à droite de la composition à une prostituée. Si le peintre regarde attentivement l’école émilienne du XVIème siècle, il s’intéresse aussi à la peinture hollandaise. La veine naturaliste du tableau permet de considérer Passarotti comme un précurseur de Caravage et, plus largement, de la nature morte du XVIIème siècle.

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Le « jeune garçon mordu par un lézard[4] » de Caravage est acquis en 1928 par Longhi. La peinture est sans nul doute le chef-d’œuvre de la collection. Caravage se forme en 1584 et 1592 dans l’atelier Simone Peterzano (1540 – 1596), peintre lombard du maniérisme tardif et élève de Titien. L’œuvre est exécutée vers 1596-97, au cours des premières années romaines de l’artiste, au moment où il séjourne chez le Cavalier d’Arpin. La période est difficile pour Caravage qui se consacre à la réalisation de tableaux non pas à la demande d’un commanditaire comme ce sera le cas par la suite, mais pour les vendre directement. Le garçon, vêtu à l’antique, est figuré avec des traits androgynes. Il s’agit d’un tableau sur le saisissement, le moment où le sens physique s’empare du corps. Caravage réalise ici un instantané, une manière de suspendre du temps qui apparait alors comme une nouveauté. L’œuvre sera considérée comme impudique en raison de sa charge sexuelle. Enfin, le morceau de nature morte est d’une exécution époustouflante. En regard est présenté un dessin de Longhi d’après la peinture originale.

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L’exposition se poursuit avec les suiveurs de Caravage que Longhi a beaucoup étudiés. Contrairement aux peintres de son temps, Caravage n’a pas fait école, n’a eu ni atelier, ni fabrique. Pourtant, les artistes viennent de toute l’Europe pour se nourrir de l’art de l’inventeur du clair-obscur juste après sa mort. Orazio Borgianni (1574 – 1616) développe, dans ses dernières années au cours de la deuxième décennie du XVIIème siècle, un caravagisme très intimiste dans ses toiles. Sa « lamentation sur le Christ mort », d’une grande charge émotionnelle – le fort contraste de clair-obscur rend la scène très dramatique –, est à mettre en lien avec la « Pietà » de Mantegna dans la vision fortement raccourcie du corps du Christ mort. Carlo Saraceni (1578 – 1620), vénitien installé à Rome dès 1598, se forme auprès de l’artiste originaire de Francfort Adam Elsheimer, l’un des grands maitres de la peinture de paysage au XVIIème siècle. Son « Moïse sauvé des eaux », peint vers 1608, est très influencé par son maitre et par l’héritage vénitien. Après la mort d’Elsheimer en 1610, son travail prend une manière très caravagesque comme le montre sa « Judith avec la tête d’Holopherne »,exécutée autour de 1618, que l’on peut rapprocher du tableau sur le même thème du Caravage, mais qui s’en distingue par la représentation inattendue et crue de la servante maintenant le sac ouvert en le mordant de sa bouche. Le traitement de la lumière ajoute une valeur dramatique à la scène.

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Le peintre espagnol Jusepe de Ribera (1591 – 1652) s’installe à Rome alors qu’il est encore adolescent. Il est ensuite présent à Naples où il conduit des recherches luministes du vivant de Caravage. La série de dix apôtres (1606 – 1612), dont cinq sont conservés dans la collection Longhi, est exécutée durant sa jeunesse romaine, avant son arrivée à Naples en 1616. Ils étaient attribués jusqu’en 2002 au Maitre du Jugement de Salomon, nommé ainsi par Roberto Longhi en référence au tableau conservé à la Galerie Borghèse à Rome, et qui regroupait un ensemble de peintures de la même facture, s’avérant correspondre à la période romaine de Ribera. Son évolution stylistique, marquée par un éclaircissement de sa palette, influence grandement le développement de la peinture napolitaine au XVIIème siècle.

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« Le reniement de Saint-Pierre » (v. 1615-17), l’un des chefs-d’œuvre de Valentin de Boulogne (1591 – 1632), le plus célèbre des caravagesques français, est un sujet très prisé par les peintres du mouvement. La pénombre dans laquelle la scène est plongée est une référence explicite à « la vocation de Saint-Matthieu »de Caravage, conservée à l’église Saint-Louis-des-Français à Rome. La composition s’inspire, elle, du « reniement de Saint-Pierre » peint en 1615 par Jusepe de Ribera, œuvre contemporaine des cinq apôtres de la collection Longhi. Le thème biblique se transforme ici en scène de taverne, comme souvent à l’époque. Les artistes du nord présents à Rome ont le goût du détail. Le premier d’entre eux, qui va introduire le caravagisme aux Pays-Bas, se nomme Hendrick Ter Brugghen. Il séjourne à Rome de 1604 à 1614. Dirck Van Baburen (1594 – 1624) singularise ses personnages jusqu’à la caricature parfois. On retrouve ce goût très prononcé pour le grotesque chez Matthias Stomer (1600 – 1649) qui se rend à Rome autour de 1630. La toile « Annonce de la naissance de Samson à Manoach et à son épouse », baignée d’une lumière qui se veut clairement divine, accuse une composition dramatique et théâtrale.

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Le caravagisme tardif perdure dans la seconde moitié du XVIIème siècle. La peinture « Laban promet à Jacob la main de Rachel » que Giovanni Andrea De Ferrari (1598 – 1669) exécute autour de 1655-65 en est le parfait exemple. Formé dans l’atelier de Bernardo Castello puis dans celui de Bernardo Stozzi, il subit l’influence du maniérisme tardif avant de gagner une certaine liberté picturale sous l’influence de Rubens et Van Dyck. Longhi apprécie ses œuvres pour leur « ton naturaliste amplifié dans un sens baroque, mais restant toujours simple, très humain[5] ». Mattia Preti (1613 – 1699), « troisième génie de la peinture du XVIIème siècle italien[6] » d’après Roberto Longhi, peint « Suzanne et le vieillards » vers 1656-59. Chef-d’œuvre de la collection avec le « garçon mordu par un lézard » de Caravage, le tableau est l’un des nus les plus admirés du Seicento. La leçon caravagesque s’enrichit ici d’une nouvelle expression baroque.

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Lorsque Roberto Longhi choisit d’étudier Caravage, l’artiste est l’un des moins connus de l’art italien. Porté par une formidable intuition, l’historien de l’art comprend aussitôt l’ampleur radicale et novatrice de sa peinture. L’exposition qu’il organise à Milan en 1951 connait un succès public immédiat et contribue à la construction iconique du peintre, mondialement reconnu aujourd’hui. Un tel rassemblement de chefs-d’œuvre ne s’est jamais reproduit depuis. Longhi avait même réussit à obtenir, fait exceptionnel, les prêts des tableaux de la chapelle Contarelli à Saint-Louis-des-Français. Les années qui suivirent la manifestation sont pourtant marquées par d’innombrables réactions. « Les interventions et les débats dans la presse, d’un caractère polémique marqué, firent émerger deux positions relatives au catalogue de l’artiste, celle des “restrictionnistes” et celle des “expansionnistes”[7] » écrit Mina Gregori dans le catalogue de l’exposition. A vrai dire, Longhi, chercheur extrêmement moderne, très libre, qui aimait se confronter à la réalité des tableaux, apparait bien seul dans le camp « expansionniste ».
[1] Maria Cristina Bandera, « Caravage et les peintres caravagesques dans la collection de Roberto Longhi », in L’école du regard. Caravage et les peintres caravagesques dans la collection Roberto Longhi, catalogue de l’exposition éponyme qui s’est tenue au musée des beaux-arts de Caen du 29 mai au 17 octobre 2021.
[2] « La flagellation » dit aussi « Christ à la Colonne » de Caravage fut acquis par le musée des Beaux-Arts de Rouen en 1955. Il était alors attribué de longue date à Matia Pretti (1613 – 1699) surnommé Il Cavaliere Calabrese. Ce n’est qu’en 1959 que sa véritable attribution fut majoritairement admise, grâce à l’expertise de Roberto Longhi.
[3] Reproduit dans Maria Cristina Bandera, op. cit.
[4] Une seconde version du tableau, autographe mais plus tardive, est conservée à la National Gallery de Londres.
[5] Note manuscrite conservée dans les archives de la Fondazione Longhi, citée dans A. Boschetto (dir.), La colleczione Roberto Longhi, Florence, 1971, tav. 115.
[6] Après Caravage et Battistello Caracciolo, tel que Roberto Longhi le définie dans son essai, Mattia Preti (Critica figurativa pura), La Voce, 1913.
[7] Mina Gregori, « Caravage dans le parcours critique de Roberto Longhi », in L’école du regard. Caravage et les peintres caravagesques dans la collection Roberto Longhi, catalogue de l’exposition éponyme qui s’est tenue au musée des beaux-arts de Caen du 29 mai au 17 octobre 2021.

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« L'école du regard. Caravage et les peintres caravagesques dans la collection de Roberto Longhi » - Commissariat scientifique : Maria Cristina Bandera, directrice scientifique de la Fondation Roberto Longhi. Commissariat pour le musée des Beaux-Arts de Caen : Caroline Joubert, conservatrice en chef. Direction : Emmanuelle Delapierre, conservatrice en chef. Organisation : Civita Mostre e Musei S.p.A., musée des Beaux-Arts de Caen.
Catalogue : L’École du regard. Caravage et les peintres caravagesques dans la collection Roberto Longhi, 2021, Venise, Marsilio Editori, 128 pages, textes de Maria Cristina Bandera et Mina Gregori
Jusqu'au 17 octobre 2021 - Du mardi au vendredi de 9h30 à 12h30 et de 13h30 à 18h, les weekends et jours fériés de 11h à 18h.
Musée des Beaux-Arts de Caen
Le château
14 000 Caen