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Lorsqu’elle parle de son travail, Claire Chesnier (née en 1986 à Clermont-Ferrand, vit et travaille à Paris) évoque « une profondeur légère de couleur et de temps[1] ». À l’occasion de sa première exposition à l’ahah, association dont elle est artiste membre depuis janvier 2020, elle a récemment investi l’espace Griset à Paris avec un corpus d’œuvres graphiques dont une majeure partie était montrée pour la première fois. L’intitulé de l’exposition, « Par espacements et par apparitions », est une manière de condenser son rapport à la création artistique, la façon dont les éléments lui apparaissent dans l’art. Elle envisage la couleur comme un évènement et appréhende la peinture en tant que matière. « La peinture pour moi est une énigme » dit-elle. Son rapport avec celle-ci s’inscrit dans un rapport poétique au monde. De facture lisse, ses œuvres présentent un mélange de couleurs qui semble former un dégradé, un spectre, et se lisent toujours de haut en bas, à la verticale. Chez Claire Chesnier, le mystère réside dans la création. « C’est une peinture d’eau, une peinture d’encre », dont elle aime le rythme et la tactilité, et dont les extrémités verticales, assez diaphanes, laissent place à des scintillements à mesure qu’on s’approche du centre, de la jonction, à des vibrations de lumière. C’est précisément ce moment de seuil qui l’intéresse. Volontairement en retrait, elle laisse la place au geste et à l’imagination du spectateur, ajoutant, à la manière d’un glacis, des couches successives. À chacune de ces applications, Claire Chesnier remet en jeu son travail, consciente qu’il s’agit là d’un risque nécessaire pour avancer dans son œuvre. L’artiste recherche la rencontre. Chaque réalisation n’est faite que de couleurs enlacées, tressées. Il faut écouter la peinture pour former un corps avec elle, l’éprouver, rentrer dans la sensation pour, enfin, atteindre une couleur que l’on ne peut pas nommer, quelque chose qui a à voir avec le glissement du regard.
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La peinture comme une évidence
Diplômée de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris en 2011, Claire Chesnier commence à travailler en suivant une méthode qui s’est presque imposée à elle il y a une dizaine d’années, utilisant des formats toujours verticaux, ni trop petits, ni trop grands, à l’échelle du corps. « Précisément, je pense avoir réellement commencé à peindre quand j’ai évacué la question du “quoi (peindre) ?” car la peinture ne peut être assujettie à autre qu’elle-même. La peinture que je poursuis est sans prétexte ni anecdote. Elle est présence, sujet[2] » confie-t-elle avant de préciser : « La manière dont on peint dit forcément quelque chose de notre rapport au monde ». L’art de Claire Chesnier n’a rien de minimaliste. Il tente d’arriver à quelque chose de nécessaire. L’artiste doit conserver l’attention la plus aiguë et en même temps rester ouverte.
Deux ensembles réalisés en 2019-20 ouvraient l’exposition. Aux grandes encres sur papier font pendant des œuvres plus petites exécutées aux crayons de couleurs qui sont quelque peu contrariés par l’artiste qui, à l’aide d’une sorte de résine, fait apparaitre un sentiment de brouillard, un paysage à l’évocation impressionniste. Le rapport à la répétition n’est pas ici celui de l’oubli ou de l’effacement. L’encre instaure un geste définitif. Les premières couches, indélébiles, créent une étendue comparable à un rouleau de vagues, un ressac.
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L’expérience de la matière
Les peintures de Claire Chesnier n’ont pas de titre. À la place, elles portent un numéro correspondant à la date du jour où elles ont été achevées. L’artiste aime relier son œuvre à une temporalité. En créant une surface qui a une ambiguïté, elle révèle la dimension cabalistique de l’image. Ses productions se situent plutôt dans un bain de sensations, dans un rapport à une présence que l’on ne peut pas définir, quelque chose qui serait lié à la magie du quotidien, une sensation de profondeur légère, une « épaisseur de reflet », quelque chose de l’ordre de l’insaisissable, comparable à l’expérience de Claude Monet lorsqu’à la fin de sa vie, aveugle, il peint non pas ce qu’il ne voit plus mais ce qu’il ressent. « C’est par le pinceau qu’il voit les choses »précise la peintre, avant de confier : « Je suis très synesthésique ». Dix-sept ans de danse classique et un amour de la musique, l’expérience de la création mobilisent, chez elle, tous les arts. Elle confie d’ailleurs ne jamais peindre sans musique, avec une prépondérance pour la musique baroque et un attachement à la polyphonie. Cela engendre une sorte de mélange des sens et une attention vacante. Être là sans être là. Claire Chesnier est sensible aux contraires qui s’attirent.
On a parfois tendance à rapprocher ses œuvres de la photographie. Pourtant, elles n’entretiennent aucun rapport avec le médium si ce n‘est qu’elles partagent l’idée de révélation dans son acception physique d’apparition. L’artiste parle, elle, de « ravissement » ou de « rapt » au sens où la peinture serait comme prise. L’autre rapprochement que l’on serait tenté de faire avec la photographie est l’utilisation d’un papier marouflé sur Dibon pour son rapport au photosensible, à l’impression de la lumière sur le papier, définition étymologique de la photographie. À cela s’ajoute une intensité qui est à la fois lumineuse et de texture, plutôt que de la couleur. La question du seuil, de ce qu’on ne voit pas ou qui est à peine perceptible s’affirme centrale dans son œuvre. Enfin, elle entretient dans sa façon d’aborder la surface un rapport particulier au toucher.
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L’œuvre de Claire Chesnier s’éprouve comme « (…) le souvenir d’une peinture romantique qui aurait perdu son sujet tout en gardant sa sensibilité́[3] » écrit très joliment Corinne Rondeau. L’artiste travaille avec la gravité, debout donc, par addition de pants de transparence. Dépôt du temps, dépôt du regard, dépôt des pigments se croisent alors. La couleur a du mal à tenir sur le papier, semble presque en suspension. « Mes peintures sont une affirmation de la surface et une recherche de la “profondeur de la lumière[4] » confie la peintre qui a appris à se laisser guider par la matière. Les fréquents mouvements de brosse diffusent les encres qui, telles des infiltrations, s’étendent en délicates et innombrables variations sur le support de papier. Les pigments à la couleur instable évoluent jusqu’au séchage final de l’encre. C’est alors le temps de l’apparition. L’art de Claire Chesnier a quelque chose à voir avec l’alchimie, la magie de l’image. Ses encres vivent à la mémoire des couches antérieures. Elles appellent à la contemplation, suggèrent l’idée d’un paysage, un horizon qui jamais ne s’imposent, laissant à l’imaginaire du spectateur le soin de construire les évocations qui lui sont propres. De cet art où les couleurs semblent se fondre les unes dans les autres, débordant de leur cadre –débord qu’il faut accepter –, au point de le rendre indéfinissable, se dégage une grande sensualité. « (…) j'ai l'impression que le ciel n'est pas seulement au-dessus de nous mais plutôt qu’il nous touche, qu’il va jusqu'au sol, qu'on marche dedans[5] ». L’artiste rêve du ciel qui la traverse, plus largement, « d’une image de fluidité entre les choses, entre les gens ». C’est précisément cela que l’on ressent lorsqu’on est face à son œuvre. « Dans sa chute il comprit qu’il était plus lourd que son rêve et il aima, depuis, le poids qui l’avait fait tomber[6] ». Claire Chesnier a une prédilection pour les matériaux qui lui échappent.
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[1] Cité dans Aude Lavigne, Les cahiers de la création, France Culture, 26 février 2020, https://www.franceculture.fr/emissions/les-carnets-de-la-creation/la-plasticienne-claire-chesnier Consulté le 15 décembre 2021.
[2] « Dans l’œil des collectionneurs : Claire Chesnier », interview par Julie Perrin, Alternatif-art, juin 2015.
[3] Corinne Rondeau, « A corps perdu », Offshore art contemporain, septembre 2016.
[4] Claire Chesnier, « Constructing Liquid Veils: An Interview with Claire Chesnier by Matthew Hassell », New York Art Magazine, novembre 2013.
[5] Arnaud Laporte, A quoi rêvez-vous ? France Culture, 10 octobre 2021, https://www.franceculture.fr/emissions/a-quoi-revez-vous/claire-chesnier-il-y-a-toujours-de-la-couleur-dans-le-noir Consulté le 17 décembre 2021.
[6] Pierre Reverdy, « La Saveur du réel », « Poèmes en prose », in Œuvres complètes, tome 1, Flammarion 2010, p. 57.
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« Par espacements et par apparitions », exposition monographique de Claire Chesnier, du 15 octobre au 18 décembre 2021.
L'ahah
4, cité Griset
75 011 Paris