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C'est dans une clairière recomposée spécialement pour l'exposition que l'on pénètre tout d'abord. Des éléments naturels (troncs coupés, terre, ...) en provenance de diverses forêts alentours composent le décor d'un sous-bois artificiel. Cà et là, plusieurs ouvrages sont posés à même le sol. Ils ont pour titre "Another way of living", "Le dossier de la cybernétique" ou encore "L'obsolescence de l'homme". L'ensemble est dominé par une hutte-sauna dont l'intérieur, tapissé de couvertures de survie qui lui donnent un aspect précieux, est occupé par un vieux téléviseur diffusant le film"World brain". Réalisé en 2015, oscillant entre fiction et essai documentaire, il suit un groupe de chercheurs qui se réfugient dans une forêt après avoir quitté leurs laboratoires, conservant toutefois leur accès internet, à rebours des injonctions contemporaines prônant le droit à la déconnexion. Le groupe cherche à inventer de nouvelles formes d’accès numérique pour contrer l’obsolescence programmée de l’homme. C'est cet environnement que reconstitue l'installation intitulée "Forêt thérapie" qui donne aussi son titre à l'exposition que le centre d'art contemporain La Traverse à Alfortville consacre aux œuvres récentes des artistes et chercheurs Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin, accompagnés pour l’occasion par Agathe Joubert, Lola Perez-Guettier et Pierre Cassou-Noguès. Cette proposition inédite joue le rôle d'un sas, une zone tampon qui invite le visiteur venu de l'extérieur à s'immerger dans le travail et la pensée du duo et ainsi cerner les questionnements qui prévalent à l'invention de chacune de leurs pièces. Car si leurs travaux sondent les nouvelles technologies et l'intelligence artificielle de plus en plus présente dans notre quotidien, c'est toujours en interaction avec le vivant (la nature, les animaux, les êtres humains...), particulièrement lors des moments où la machine vient perturber l'humain ou interférer dans sa communication. Mêlant installations et films, l'exposition questionne notre place dans un monde post-internet où notre environnement naturel est automatisé, où nous devons gérer une interdépendance croissante avec les nouvelles technologies.

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Cette interaction est particulièrement à l'œuvre dans le monde du travail où les technologies intelligentes sont omniprésentes. L'installation "Neoteny crash office" reconstitue un bureau d'un call center totalement dévasté à l'exception d'un écran d'ordinateur qui, resté allumé, diffuse des images amateures provenant d'internet. Celles-ci montrent des employés poussés à bout par l'exercice de tâches ineptes et inutiles. Peu après, une séance collective de soutien psychologique tente de déjouer les éventuels burn-outs ou les dépressions qui guettent les salariés placardisés remplacés par des robots qui, plus rapides et plus compétents, les rendent désormais obsolètes. Il rappellent en cela ces soldats de "Dance party in Irak", l'un de leurs films précédents, dépossédés de leurs tâches par des robots (les guerres se jouant désormais au coup de joystick), se filmant en train de danser pour tromper l'ennui inhérent à la vacuité de leur mission. Certains employés craquent et détruisent leur outil de travail comme ici le bureau, laissant s'exprimer une dernière révolte, un dernier baroud d'honneur face à la disparition de plus en plus inéluctable d'un modèle. D'autres, plus nombreux, tentent de tromper leur désœuvrement en jouant au Sudoku, en organisant des courses de chaises dans les couloirs... Ici plus qu'ailleurs le déséquilibre entre l'homme et la machine semble consommé. Dans cette illustration parfaite de ce qui reste de la part des individus dans leurs fonctions utiles, "le bureau ou l’usine se transforment en ultime parc d’attraction pour les derniers humains à qui l’on confie du travail."

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Film pour projection mobile depuis un robot aspirateur autonome surmonté d'un vidéo-projecteur, "Cat loves pig, dog, horse, cow, rat, bird, monkey, gorilla, rabbit, duck, moose, deer, fox, sheep, lamb, baby, roomba, nao, aibo" passe aléatoirement d'un mur à l'autre de la salle à la faveur du déplacement spatial du petit robot circulaire, considéré comme la première forme d'intelligence artificielle mise au point pour le grand public. Le film, composé d'un montage de courtes séquences vidéo extraites du web, montre des interactions entre l'animal (ici le chat) et le robot. Il illustre les fantasmes de rencontres inter-espèces, les communications imaginaires avec des entités non organiques, véhiculées par une conception anthropomorphique de l'animal et du robot. L'installation permet d'analyser la construction des films de Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin, qui occupent une place centrale dans leur travail de création. Bien souvent, ils déterminent l'invention de l'installation dont ils sont indépendants, dont ils gardent une existence propre. Construits par assemblage de séquences vidéo amateurs trouvées sur le web - qui constitue une base de données quasi inépuisable pour interroger la société post-internet - ces films reposent presque entièrement sur le montage basé sur une recherche de composition. La réunion des séquences disparates devient alors cohérente, autorisant la narration qui détermine le contenu politique du film. Pour Gwenola Wagon, le montage numérique est issu de l'art du collage, évoquant sa filiation avec celui du cinéma, notamment dans les œuvres issues du mouvement Dada ou réalisées par Guy Debord. Détenteurs de milliers de séquences vidéo amateures issues du net, les deux artistes sont des collectionneurs d'un genre nouveau, des collectionneurs numériques.

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Les travaux de Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin invitent à s'interroger sur l'implacable évolution de nos modèles d'organisation dans un monde où la technologie intelligente, développée pour faciliter la vie quotidienne, dépasse désormais en puissance et en rapidité les capacités humaines. En se substituant au labeur des hommes, elle annihile la fonction sociale du travail qui définissait jusqu'à présent la place occupée par chacun dans la société. Les progrès considérables de l'intelligence artificielle en ce début de XXIè siècle annoncent la fin d'une civilisation dominée par le travail en tant qu'élément central d'épanouissement et de normativité. Ce questionnement ramène dans un effet de boucle, le visiteur à la première installation qui donne son titre à l’exposition et évoque la thérapie au sens où elle constitue un environnent immersif susceptible de changer les rapports entre les gens qui en font l’expérience mais aussi le rapport que l'on entretien avec les œuvres. L'exposition est conçue pour que le visiteur s'en saisisse, en devienne l'acteur, l'éprouve physiquement en escaladant par exemple un faux rocher - table de massage pour s'y allonger de façon inconfortable, enfouir sa tête dans le roc artificiel afin d'y découvrir le film associé, tout en se faisant masser par des mains inconnues ; ou s'installer dans une hutte-sauna, accepter la contrainte de l’ouverture très petite et du changement de température du corps pour y regarder un film dont la durée dépasse l’heure; ou encore ressentir physiquement un sol composé de terre, d'humus et de mousse en s'y allongeant totalement, seul moyen de visionner le film projeté au plafond d'un étroit couloir. La thérapie proposée par les deux artistes se fait ici par immersion dans l'œuvre, en expérimentant des situations qui ne sont pas toujours prédéterminées. En engageant les corps, en les plaçant dans des positions inhabituelles, en laissant un environnement inédit les pénétrer, en interagissant autrement avec les autres corps présents, Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin inventent une thérapie par immersion dans la création plastique. L'installation se fait environnement. Alors, comme dans le film "World brain", l'exposition devient un voyage à travers différentes formes de folklores qui, à la manière des fictions de Borges, composent notre monde, un monde à l'heure d'internet.
Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin, "Forêt thérapie" - Jusqu’au au 23 juin 2018
Du mercredi au dimanche, de 11h à 18h; Visite commentée les samedis à 15h30
La Traverse - Centre d'art contemporain d'Alforville
9, rue Traversière
94 140 ALFORVILLE