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Après avoir triomphé au Théâtre de Belleville, Démons mis en scène par Lorraine de Sagazan se jouait à guichet fermé au Monfort-Théâtre. L'engouement que suscite la pièce, qui fut le grand succès du Off au dernier festival d'Avignon, est à la hauteur de la déception qu'elle engendre.
Avec ce récit tristement banal et toujours douloureux d'une séparation, très librement inspiré de la pièce du dramaturge suédois Lars Norén, Lorraine de Sagazan fait le pari du public en l'incluant dans l'action. Le dispositif bi-frontal invite les spectateurs à prendre place de part et d'autre de la scène, délimitant les contours de la pièce principale de l'appartement où se déroule le drame, tout en lui conférant des allures de ring de boxe.
Dans l'œuvre de Lars Noren, Démons fait partie d'une trilogie élaborée à la fin des années 1980 autour de la mort de sa mère. L'auteur, qui est lui-même metteur en scène, place les déviances des relations familiales au cœur de son travail. La filiation évidente avec August Strinberg et Ingmar Bergman, trouve son origine dans les personnages de Dostoievski.
Difficile ici de percevoir une telle parenté. Si la tension entre les deux personnages est palpable avant même leur apparition, notamment dans le désordre qui règne sur la scène, la (trop) célèbre musique de "la danse des chevaliers", extraite du Romeo et Juliette de Tchaikovsky tourne en boucle pendant une bonne quinzaine de minutes avant que ne débute la représentation. Ce prologue annonçant le combat à venir, est très vite désamorcé par la répétition, à l'image de ce qui va suivre C'est bien là tout le problème. Très vite, le public n'est plus seulement spectateur du drame qui se joue mais, à la faveur d'une soirée donnée par le couple à l'intention de leurs voisins, il devient acteur et pris à témoin tour à tour par les deux protagonistes qui ne le lâcheront plus. Rapidement la prise à témoin tourne à la prise d'otages lorsque Antonin (les comédiens ont gardé leur prénom, peut-être pour être plus proche de leur audience ?) choisit de séduire (longtemps) une spectatrice dans le but évident de blesser Lucrèce, sa compagne. Improvisée actrice malgré elle, quelque peu gênée lorsqu'elle est invitée à rejoindre les comédiens sur scène, elle s'exécute néanmoins lorsqu'elle est sommée de chanter. Ce sera Aux Champs Elysées de Joe Dassin, repris en chœur par un public visiblement enthousiasmé par ce radio-crochet. Le drame bergmanien tourne à la pantalonnade lorsqu'un jeune homme du premier rang, répondant à une nouvelle injonction à chanter, rejoint la scène et entonne un air de Michel Fugain. Le jeune homme n'est pas très beau, son visage semble grêlé. Pendant toute la durée de la prestation les éclats de rire du public résonnent terriblement. Toute la mise en scène sera de la même tonalité. A la scène ambiguë où Antonin tente d'embrasser le compagnon de la jeune femme qu'il séduisait plus tôt, les éclats de rire résonnent à nouveau, l'homophobie latente ne l'est plus. La terrible cruauté des dialogues de Norén parait sans cesse désamorcée par le décalage qu'induit les invectives à l'adresse du public. Lorsque Antonin est incommodé par des pieds faussement odorants, la spectatrice qui lui fait face (évidemment plus âgée que celle qu'il a séduit) indique justement la proximité avec les procédés du présentateur de télévision Cyril Anouna.
Lorraine de Sagazan, qu avait assisté Thomas Ostermeier lors des répétitions berlinoises du Mariage de Maria Braun en 2014, propose certes un concept efficace mais qui s’auto-annule en devenant systématique. Le public acteur devient l'unique ressort de la dramaturgie, la distance entre la scène et la salle n'existe plus. L'issue impossible de ce couple qui s'écorche pour mieux se sentir vivant, devient ici une farce pathétique. On se prend alors à rêver aux souffles des récits de la rupture amoureuse de Scènes de la vie conjugale d’Igmar Bergman à Clôture de l’amour de Pascal Rambert, en vain. Lorsque à la fin de la représentation, Lucrèce vacillant, seule, touchée dans sa chair, demande des bras pour la réconforter, un jeune homme s'avance. La musique languissante engage un slow. Lorsque le garçon prend la comédienne dans ses bras, des rires s'élèvent d'entre le public. Il adresse à l'audience des gestes victorieux puis, pose ses mains sur les fesses de la comédienne. L'absence de distance qu'induit le recours permanent au public permet tout, y compris ce sexisme ordinaire. Dommage, le dynamisme de la mise en scène souscrivait une adhésion du public. Il disparait dans l'exaspération de la durée qui n'offre aucun répit et transforme le théâtre en une scène de télé-réalité.