Graz, l'autre festival d'automne
- 3 nov. 2020
- Par guillaume lasserre
- Blog : Un certain regard sur la culture
Paranoïa TV, Video still 1, 53rd Steirischer Herbst, Graz, 14 septembre - 18 octobre 2020 © Steirischer Herbst
« Les perturbations utiles et les conflits productifs ont toujours fait partie de Steirischer Herbst – une institution qui a suscité le dialogue à maintes reprises tout au long de son histoire ». C'est par ces mots que l'internaute était accueilli sur la page officielle du site du Festival d'automne de Graz à l'occasion de la dernière édition qui s'est achevée il y a quelques semaines. Chaque année, de septembre à octobre, le « steirischer herbst » rythme la vie culturelle de Graz et de la Styrie, au sud de l’Autriche. International, avant-gardiste, pluridisciplinaire après avoir été longtemps la place forte de la performance, l’événement fondé en 1968 par le politicien et homme de culture Hans Koren, est, certes un petit festival, mais il est aussi le plus ancien et l’un des plus renommé d’Europe en matière de création artistique. Théâtre, arts visuels, cinéma, littérature, danse, musique, architecture, performance, nouveaux médias et théorie se rencontrent ici. La grande spécificité et la grande force de la manifestation étant la mise en réseau de ces différents domaines artistiques, en plus de son image de festival producteur. Depuis sa création en effet, il fait la part belle aux œuvres inédites, aux commandes, aux premières mondiales. Sa réputation d’avant-garde s’acclimate très bien d’une ville comme Graz. Si elle ne partage pas tout à fait la politique progressiste de Vienne, la deuxième ville d’Autriche agrémente son conservatisme d’une bonne dose libérale.

Cette année, comme partout ailleurs, il a bien fallu s’adapter au bouleversement mondial entrainé par la pandémie du coronavirus. A la tête du festival depuis 2017, l’historienne de l’art et commissaire russe Ekaterina Degot le confiait à l’ouverture de la manifestation, la présente édition tient de l’expérimentation. « Nous nous efforçons d'atteindre le public d’une manière très différente » précise-t-elle. L’organisation de l’édition 2020, presque finalisée en mars dernier, au moment du pic de l’épidémie de coronavirus en Europe, a été complètement repensée, réinventée pour s’adapter aux nouveaux enjeux. Ainsi, à la programmation traditionnelle considérablement allégée pour répondre aux conditions sanitaires exigées face à la pandémie, étaient imaginées de nouvelles propositions à destination des publics. Plutôt que ces derniers ne viennent au festival, celui-ci renverse la donne et s’invite dans les foyers. « Nous étudions comment faire pour utiliser efficacement les médias lorsque le public et les artistes doivent rester chez eux » précise Ekaterina Degot. Rebaptisé « Paranoïa TV », le festival d’automne s’est donc déroulé cette année en grande partie « online ». Les œuvres présentées ont été produites spécifiquement pour le medium TV. Cependant, il ne s’agit pas seulement d’une webtv mais d’une véritable chaine de télévision au sens classique du terme avec ses bulletins d’informations quotidiens. Le siège de la chaine, situé au cœur de Graz dans la Herrengasse, l’artère la plus commerçante, en lieu et place d’un ancien magasin de chaussures, s’étend sur cinq étages. Accessible à tous, l’immeuble de Paranoïa TV a sa star locale : Sigmund Freud, ou plutôt son avatar virtuel, prompt à accueillir et renseigner le public téléspectateur. « Nous sommes partout cette année même dans des endroits où les gens ne nous attendent pas » rappelle Ekaterina Degot dans le Paranoïa TV Guide distribué a près de 400 000 exemplaires, notamment en supplément des journaux locaux juste avant l’ouverture du festival. Comme à son habitude et malgré les circonstances, le Steirischer Herbst présente des œuvres internationales inédites dont la plupart sont accessibles gratuitement. Pour répondre aux contraintes inhérentes à la pandémie, l’équipe curatoriale a pris soin de choisir une large variété de supports compatibles avec la distanciation sociale en vigueur. Un « Office of open questions » permettait aux visiteurs, réels ou virtuels via la chaine de télévision, d’interagir avec les artistes, les œuvres et l’équipe du festival. Enfin, « Paranoïa TV » disposait de sa propre application pour Smartphones.

L’artiste allemande d'origine vietnamienne Sung Tieu (née en 1987 à Hai Duong, Vietnam, vit et travaille à Berlin), est intervenue dans les pages du Kleine Zeitung – journal local plutôt conservateur – en proposant des nécrologies non pas dédiées à des personnes mais plutôt à des notions sociales. Ces annonces d’une demi-page utilisent la typographie conventionnelle des journaux, mais sont en fait des dessins à la main. Les photographies en noir et blanc de l’artiste polonaise Joanna Piotrwska (née en 1985 à Varsovie où elle vit et travaille) répondaient au texte en polonais de Dorota Mastowska pour évoquer la violence domestique dans un tiré à part intitulé « Pustostan » distribué gratuitement par une entreprise de livraison de repas à domicile. Comment appréhender l’espace domestique à l’heure du confinement ? Comment gérer l’injonction à l’isolement quand elle fait du danger un possible du quotidien ? Avec le livre à colorier pour adulte « Lucy is sick », dont les exemplaires seront offerts aux patients de l’hôpital universitaire de Graz, l’artiste Roee Rosen (née en 1963 à Rehovot, Israël, vit et travaille à Tel Aviv) fait un retour aux sources, à ses débuts, lorsque ses dessins et ses textes étaient empreints tour à tour d’humour et de mélancolie.






Avec une large majorité des évènements du festival disponibles gratuitement via « Paranoïa TV », Ekaterina Degot ne savait pas comment l’audience serait affectée, alors qu’on demandait au public essentiellement issu de Graz de modifier radicalement son approche. Plus locale que jamais, la 53ème édition du festival d’automne de Graz s’est aussi révélée la plus internationale grâce au fait qu’elle ait réellement eu lieu online. Graz, ville aux réminiscences austro-hongroises, n’est certainement pas activiste, mais reste un modèle de libéralité, conservatrice à visage humain, dans un pays qui tient encore à distance sa propre histoire. Ekaterina Degot peut être satisfaite. Si le steirischer herbst 2020 s’est achevé le 18 octobre dernier, emportant avec lui la réincarnation digitale de Sigmund Freud, l’ensemble des films, séries, jeux et autres formats produits spécifiquement pour « Paranoïa TV » sont disponibles en ligne jusqu’au 31 décembre 2020 en raison de l’importante demande qu’ils suscitent. Si le Festival d’automne s’est fait le miroir des peurs et des inquiétudes qui traversent les sociétés occidentales aujourd’hui, il a su se réinventer et se prolonge cette année encore un peu, le temps d’un nouveau confinement.

PARANOÏA TV - 53ème édition du steirischer herbst de Graz. Equipe curatoriale : Ekaterina Degot (directrice artistique), Mirela Baciak, Henriette Gallus, Dominik Müller, Christoph Platz, David Riff.
Du 14 septembre au 18 octobre 2020 - Accès aux programmes à la demande de Paranoïa TV étendus jusqu'au 31 décembre 2020.
PARANOÏA TV
53ème édition du steirischer herbst de Graz, Autriche.
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