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Le plateau est recouvert d’objets éparses rassemblés par petits groupes autour de tables formant autant de postes de travail pour bruiteurs sonores qui attendent les interprètes. C’est de là, de cet espace inédit, cet envers du décor, que le public est invité à découvrir le premier récit de la pièce en écoutant, privilégiant, une fois n’est pas coutume, l’ouïe à la vue. Cette assertion n’est cependant pas tout à fait exacte puisqu’à l’histoire que compose mentalement chaque spectateur à partir des sons entendus se juxtapose la façon dont ceux-ci sont créés. L’exercice peut être assez déstabilisant. Jouant sur un décalage volontaire, les objets utilisés ne correspondent pas vraiment aux images mentales suscitées.
Tout commence dans la quasi-obscurité par le bruit du vent. Des scouts campent dans une forêt pour le moins hostile, jouent à se faire peur et disparaissent les uns après les autres. L’histoire sert de prologue, annonce la couleur. Car si les spectateurs ont assisté en auditeurs aux meurtres, à la manière de l’enregistrement d’une émission radiophonique, il n’en sera pas de même dans ce qui vient, une scène dans la scène préservant l’espace de jeu. Le thème du groupe de scouts attaqué alors qu’ils campent dans les bois est un classique des films d’horreur américains eighties dont on apprendra plus tard l’origine. Un autre grand classique né à la fin des années soixante-dix est le Slasher Movie dont « Halloween, la nuit des masques[1] » apparait comme l’archétype. Il met en scène un tueur psychopathe, le visage toujours dissimulé, s’en prenant à ses victimes uniquement à l’arme blanche et essentiellement la nuit. C’est ce genre de personnage qu’une jeune femme s’apprête à affronter dans la seconde partie de la pièce. Une seule scène, inspirée de celle d’ouverture du film « Scream[2] », va être répétée trois fois, cinq fois, dix fois, …, encore et encore, avec d’imperceptibles changements qui conduiront au déraillement final, un jeu de massacre répondant aux attentes du public.
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« À tout de suite »
Dans sa cuisine, une jeune femme s’apprête à faire le diner quand elle reçoit un coup de fil d’une amie. Elles papotent. « Je n’ai pas pu venir j’étais vraiment trop morte » lui dit-elle, et oui, elle est toujours intéressée pour aller voir le film demain mais pas à midi car elle déjeune avec sa mère, la séance suivante lui convient mieux. Elle raccroche, remplit la gamelle du chat, l’appelle quelque peu inquiète puis se dirige vers le réfrigérateur d’où elle sort des carottes, récupère une planche à découper sur l’évier et pose le tout sur le plan de travail central. La lumière se met à vaciller avant de revenir. Tout concourt à installer un malaise, à faire monter la peur : la jeune femme s’entaille le doigt avec le couteau alors qu’elle découpe les légumes.
Au même moment, le téléphone sonne à nouveau : personne. Il va sonner une nouvelle fois. Un homme s’excuse alors pour s’être trompé de numéro. À la troisième sonnerie, le visage de la jeune femme va passer de l’agacement à l’angoisse, l’homme venant de décrire très précisément ce qu’elle fait dans sa cuisine. Il la voit. En revanche, on ne reverra plus le chat. « À tout de suite » lui murmure-t-il avant de raccrocher. La lumière s’éteint. Lorsque le plateau se rallume, un tueur masqué se tient face à la protagoniste, la poignarde. Elle agonise dans du faux sang qui n’en fini pas de couler.
Lorsque la lumière s’éteint à nouveau, les lueurs des lampes frontales que portent les bruiteurs-interprètes forment une sorte de ballet lumineux qui ne dure qu’un instant, le temps de remettre en ordre le décor avant de rejouer la scène. Sauf que celle-ci, si elle est rejouée à l’identique, est déjà décalée. D’abord parce qu’il est impossible de jouer exactement la même scène sauf à être un robot alors que les comédiens ne sont, pour le moment, que des humains. Ensuite, parce que la comédienne conserve le faux-sang dont elle est maculée et qui ne cessera de la recouvrir au fur et à mesure des répétitions. Ici, l’expression « j’étais vraiment trop morte », qu’elle utilise pour signifier son état de fatigue à son amie au téléphone prend un sens expressément littéral.
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La même scène est reproduite un nombre incalculable de fois, rappelant la structure de « Un jour sans fin » (1993), film d’Harold Ramis dans lequel Bill Murray, journaliste météo blasé, est condamné à revivre un même jour, celui de la fête de la marmotte dans un patelin perdu des États-Unis. De la même manière, la pièce prend une tournure de plus en plus hilarante au fur et à mesure que l’on avance dans la multiplication des répétitions. Au début, les infimes variations sont à peine perceptibles : c’est un mot que l’on tronque, une position du corps que l’on altère. Petit à petit, la pièce va se modifier inexorablement. Bientôt, chaque reprise va apporter son lot d’erreurs, apparaissant comme une variation des précédentes : c’est le tueur en série qui oublie de porter son masque, c’est la voix de l’amie au téléphone qui change jusqu’à se confondre avec celle grave d’un homme, c’est la comédienne qui s’étouffe avec une carotte et ne meurt donc pas, cette fois-ci, assassinée, c’est le texte que l’on réduit jusqu’à le résumer à une poignée de mots, c’est la hache que l’on tend et qui va finalement renverser une situation très mal engagée pour la protagoniste.
La frustration et l’énervement du personnage se confondant avec ceux de la comédienne – Solenn Louër est formidable d’abnégation et de vitalité – auront fini par les sauver en libérant l’énergie nécessaire à ce retournement. La hache apparait alors comme l’élément libérateur, mettant un terme au recommencement d’une scène qui semblait perpétuel et qui éclaire le titre du spectacle. « J’aurai mieux fait d'utiliser une hache » dès le départ se dit-elle sans doute, ce qui lui aurait permis d’économiser son corps, ses fringues, des carottes… Mais il n’y aurait alors pas eu de pièce. L’exercice de répétition permet de dévoiler le mécanisme de cette fabrique artisanale du meurtre.
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Toucher le frisson de l’horreur
Extrêmement drôle, « J’aurai mieux fait d'utiliser une hache » s’inspire du Grand Guignol pour rendre hommage au cinéma d’épouvante et à notre fascination pour les crimes, notre façon de les raconter et la manière dont ils imprègnent la fiction. Le Collectif Mind The Gap, fondé en 2014 par plusieurs comédiens à la fin de leurs études au Conservatoire d’art dramatique d’Orléans, invente un théâtre de genre à travers la mise en place de deux univers fictionnels coexistant, fabriqués à partir de références cinématographiques et de dizaines de litres de faux-sang. Le premier s’inspire d’un fait divers survenu en 1977 dans un camp de scouts[3] aux États-Unis, tandis que le second applique les codes cinématographiques des Slasher Movies. Les deux révèlent les mécanismes conventionnels qui construisent une fiction sonore radiophonique, régissent un plateau de tournage. Plus que les fragments d’histoires, la pièce est avant tout une visite de la fabrique de la peur. Elle révèle comment faire naitre le frisson chez les spectateurs en convoquant les différents imaginaires de chacun autour de l’horreur, les histoires qu’on se raconte pour se faire peur. Entre fiction et réel, entre le film et son making of, la pièce est une tentative de tout montrer, à la fois l’endroit et l’envers du décor. Face à la violence contemporaine, ce goût de l’horreur démontre le besoin presque capital qu’il y a à traduire nos angoisses en contes et le plaisir que l’on prend à les raconter.
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[1] Classique du cinéma d’horreur, Halloween, la nuit des masques est un film américain réalisé en 1978 par John Carpenter. Il est considéré comme l’un des longs-métrages les plus influents de son époque et fait de la figure de Michael Myers, surnommé le croque-mitaine, le précurseur du Slasher.
[2] Réalisé en 1996 par Wes Craven, Scream est le premier film d’une série qui en compte six pour le moment. Il s’inspire du l’affaire du tueur de Gainesville mais aussi du film Halloween, la nuit des masques. Il mélange les genres cinématographiques, notamment la comédie et le Slasher, tout en intégrant des mises en abimes. Le film compose ainsi une forme d’analyse et de satire sur un genre très populaire dans les années soixante-dix et quatre-vingt.
[3] Camp Scott, Mayes County, Oklahoma, a été le théâtre du viol et du meurtre de trois fillettes scouts âgées de huit à dix ans, le soir du 13 juin 1977. Elles été arrivées sur place le jour même. Voir Déborah Laurent, Tuées lors de la première nuit du camp scout: une énigme de 40 ans, 7 sur 7, 1er février 2018, https://www.7sur7.be/monde/tuees-lors-de-la-premiere-nuit-du-camp-scout-une-enigme-de-40-ans~aba01c6e/
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J'AURAIS MIEUX FAIT D'UTILISER LA HACHE. Mise en scène et interprétation : Thomas Cabel, Julia de Reyke, Solenn Louër, Anthony Lozano et Coline Pilet. Administration/production : Margot Guillerm. Dramaturgie : Léa Tarral. Création sonore : Estelle Lembert. Création lumière : Quentin Maudet. Scénographie/costumes : Clémence Delille. PRODUCTION : Collectif Mind The Gap. COPRODUCTIONS : Équinoxe – Scène nationale de Châteauroux, Le Théâtre de Vanves, L’Échalier St-Agil, le Théâtre de la Tête Noire - Scène conventionnée d’intérêt national Art et Création - Écritures contemporaines. ACCUEIL EN RÉSIDENCE : Le Théâtre de Vanves, L’Échalier - St-Agil, Théâtre de la Tête Noire, 108 Maison Bourgogne, Centre Chorégraphique National d’Orléans, Espace Culturel de Saint Jean de Braye, Le VPK au Volapük, La Pratique, AFA de l’Indre, « Résidanses » pluridisciplinaires, Antre Peaux dans la cadre du soutien à la résidence, Le Bouillon - Théâtre universitaire Orléans CE PROJET A RECU LE SOUTIEN DE : la DRAC Centre Val de Loire (aide à la résidence et aide à la créa- tion), la Ville d’Orléans, la Région Centre Val de Loire, la SPEDIDAM et la participation artis- tique du Jeune théâtre national. Cette structure a reçu une aide de l’État - ministère de la Culture - au titre du Plan de relance pour le soutien à l’emploi artistique culturel. Le spectacle bénéficie de la convention pour le soutien à la diffusion des compagnies de la Région Centre Val de Loire signée par l’ONDA, la Région Centre et Scenocentre. Spectacle vu au Monfort Théâtre à Paris le 10 mars 2023.
Du 7 au 18 mars 2023
Le Monfort Théâtre
106, rue Brancion
75 015 Paris