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Pour sa première grande exposition personnelle dans une institution française, Lou Masduraud (née en 1990 à Montpellier, vit et travaille à Genève) s’empare de la totalité des espaces du Grand Café, centre d’art contemporain de Saint-Nazaire, pour y déployer « Ta crème immunitaire » à la manière d’une intervention discrète mais persistante, une sorte de vaccination artistique contre l'oubli des lieux et des corps qui les habitent. L’artiste transforme le centre d’art en un organisme vivant, perméable, où les frontières entre le visible et l’invisible, le personnel et le collectif, s’effritent sous l’effet d’une pratique sculpturale élargie. Avant la fermeture du lieu pour des travaux de rénovation, Lou Masduraud révèle les différentes strates historiques d’un site traversé par des histoires industrielles, ouvrières et artistiques, en opérant une archéologie sensible. Son geste s’apparente à une infiltration, une crème immunitaire appliquée avec précaution pour protéger et révéler les vulnérabilités latentes. Dans un monde où les institutions culturelles peinent souvent à concilier héritage et contemporanéité, cette exposition s’impose comme un modèle de résilience collaborative, interrogeant les circulations affectives et matérielles qui tissent nos espaces communs.

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Effeuiller l’architecture
Lou Masduraud, dont le travail fluctue entre sculpture, performance et design collaboratif, s’inscrit dans une lignée d'artistes qui, comme Nairy Baghramian, manipulent l’espace non comme un cadre neutre, mais comme un matériau chargé de tensions idéologiques et sensorielles. Formée aux Beaux-Arts de Montpellier et à la Haute École d’art et de design (HEAD) de Genève d’où elle est diplômée en 2014, elle développe une pratique qui refuse les hiérarchies traditionnelles entre l’objet sculptural et l’expérience corporelle. Ses œuvres, souvent réalisées en céramique, métal ou tissus, explorent les thèmes de la contagion, de la protection et de l'échange intime, autant de motifs qui résonnent avec les préoccupations écoféministes et post-humaines actuelles, au sein desquelles le corps n'est plus une entité close mais un écosystème en dialogue avec son environnement. À Saint-Nazaire, ville portuaire marquée par son passé industriel et naval, l’artiste trouve un terrain fertile pour cette enquête. Le Grand Café, ouvert en 1997 en tant que centre d’art, porte encore les cicatrices de son origine brassicole, avec ses sous-sols humides, ses alcôves scellées et ses circulations oubliées. Collaborant avec l’équipe du Grand Café, l’artiste s’immerge dans le lieu pour exhumer non seulement les strates architecturales, mais aussi les récits personnels de ceux qui l’animent au quotidien. Masduraud ne se contente pas de documenter, elle cocrée, transformant l’exposition en un acte de soin mutuel, une immunité partagée contre l’effacement des voix marginales.

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D’emblée, l’exposition se caractérise par une discrétion qui invite à l’exploration tactile et narrative. Les grands panneaux en cuivre, ajourés comme des dentelles métalliques et suspendus aux murs, fonctionnent comme des seuils translucides, révélant par transparence les entrailles cachées du bâtiment : une porte murée, un tuyau rouillé, les vestiges d’anciennes vespasiennes. Ces pièces, réalisées par oxydation et découpe laser, ne sont pas de simples décorations. Elles agissent comme des membranes semi-perméables, filtrant la lumière et le regard pour révéler ce qui était condamné à rester cacher. Le cuivre, matériau à la fois précieux et corrosif, symbolise cette dualité. Il protège en s’altérant, il immunise en se rendant vulnérable. Masduraud joue ici sur l’instabilité des formes, rappelant les sculptures post-minimalistes de Robert Morris ou les interventions in situde Gordon Matta-Clark, mais avec une douceur qui subvertit la brutalité industrielle. Le visiteur, guidé par ces panneaux, se mue en archéologue amateur, chassant les indices d’une histoire plurielle : le temps de la splendeur du Grand Café, les expositions passées qui ont marqué les murs, les gestes quotidiens de ceux qui y travaillent. Loin d’être linéaire, cette déambulation se veut rhizomatique, selon la définition de Gilles Deleuze, favorisant des connexions imprévues entre les étages et les époques.

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Un art de la collaboration
Au cœur de cette cartographie sensible trône « Self portrait as a fountain of you » (2024), une fontaine hybride en cuivre oxydé et bronze patiné, qui réinterprète le motif classique de la fontaine publique en un autoportrait fluide et réflexif. L’eau, élément central de l’exposition, y circule en boucle, mais non sans irrégularités. Des bulles d’air perturbent le flux, évoquant les dysfonctionnements du corps ou de la mémoire collective. Inspirée des fontaines nantaises, cette sculpture n’est pas un monument figé ; elle est vivante, presque organique, avec ses formes gonflées qui rappellent des organes ou des utérus stylisés. Masduraud y infuse une dimension autobiographique subtile : l’eau comme fluide vital, mais aussi comme vecteur de contagion, reliant le personnel au collectif. Près de cette pièce, « Le Collier d’Élisabeth » (2025) rend hommage à une intervention antérieure de l’artiste Élisabeth Ballet en 2007 : une trappe rouverte est ornée de perles de cristal, transformant un passage oublié en bijou architectural. Ce geste de réactivation interroge la transmission féminine dans l’art institutionnel – la manière dont les œuvres des aînées persistent dans les strates des centres d’art – et souligne la perméabilité temporelle du lieu.

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L’aspect collaboratif de l’exposition culmine dans les œuvres tissées à partir des chemises de travail du personnel du Grand Café. Ces tissus usés, réassemblés en sculptures suspendues ou en tapisseries murales, forment une archive vivante des mémoires collectives avec leurs taches de peinture, leurs ourlets effilochés, leurs traces de sueur et de poussière qui narrent les coulisses de l’institution. Lou Masduraud, en les intégrant à l’espace, refuse la division entre l’exposition et ses coulisses, entre l’artiste et le personnel. Les médiateurs portent des « Sculptures volantes » (2025), de fines bagues en argent ciselé qui font écho aux motifs de l’exposition – des anneaux circulaires évoquant les flux d'eau ou les alliances invisibles. Ces bijoux portables les transforment en prolongements de l’œuvre, activant le corps du visiteur dans un échange sensoriel.

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Des collaborations familiales viennent enrichir cette trame affective. Avec sa mère, Christine Masduraud, psychanalyste et artiste autodidacte, elle réalise à l’étage « Quel est l’objet de la demande ? » (2025), une longue corde noire en fibres naturelles, sorte de cordon ombilical architectural qui ne retient rien. À la fois lien et entrave, cette pièce pose la question de l’héritage, et réactualise le lien mère-fille. Les fils de la corde se croisent, se divisent, se séparent, comme autant de liens qui se font et se défont. Au rez-de-chaussée, « Eaux de mère » (2025) juxtapose plusieurs flasques en plomb remplies d'eau forcément toxique, clin d'œil ironique aux remèdes ancestraux mais aussi aux pollutions industrielles du port nazairien. Le plomb, matériau alchimique et dangereux, incarne cette « crème immunitaire » du titre, une protection illusoire contre les toxines du monde, qu’elles soient environnementales ou psychiques. Ces œuvres autobiographiques s’ouvrent à l’universel, interrogeant la façon dont les affects maternels, qu’il s’agisse du soin, de la transmission ou de la vulnérabilité, infusent les espaces publics.

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Dans le contexte de rénovation du Grand Café, « Ta crème immunitaire » opère à la manière d’une contre-stratégie, une résistance douce contre l’uniformisation. Lou Masduraud ne dénonce pas. Elle infuse, vaccine, rendant le lieu plus résilient par la révélation de ses failles. Son travail, ancré dans une éthique écoféministe, rappelle que l’immunité ne s’atteint pas par isolation, mais par connexion entre corps, mémoires et architectures. À l’heure des crises écologiques et sociales, pour lesquelles Saint-Nazaire, ville de chantiers navals et de migrations, incarne les tensions du littoral français, cette exposition invite à une vigilance collective. C’est une immersion qui laisse une trace, une protection cutanée contre l’amnésie. Lou Masduraud, par cette infiltration magistrale, réaffirme que l’art, comme une crème bien appliquée, soigne en dérangeant.

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« LOU MASDURAUD. TA CRÈME IMMUNITAIRE » - Commissariat : Sophie Legrandjacques, directrice du Grand Café - centre d’art contemporain
Jusqu'au 26 octobre 2025.
Du mardi au dimanche, de 14h à 19h.
Le grand café - centre d'art contemporain d'intérêt national
2, place des quatre z'horloges
44 600 Saint-Nazaire

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