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Billet de blog 19 octobre 2021

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Une famille, féroce théâtre musical

A la maison de la culture de Grenoble, Elodie Chanut s'empare des mots acérés et poétiques de Pierre Notte pour raconter les difficiles relations d'une famille construite sur une absence, la disparition du père. « Moi aussi je suis Catherine Deneuve », farce féroce multipliant les références au cinéma français, se fait conte musical pour chanter ce qui ne peut être dit.

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Illustration 1
Moi aussi je suis Catherine Deneuve de Pierre Notte, m.e.s. Elodie Chanut © Pascale Cholette

« J’ai le cœur qui casse » lance la mère à ses enfants. Dans la famille de Geneviève, les relations ne sont pas simples, c’est le moins que l’on puisse dire, depuis la disparition du père, parti voir si l'herbe était plus verte ailleurs. La mère vit depuis seule avec ses deux filles. Le fils, amateur d’arme à feu, s’est réfugié dans un mutisme dont il ne sort que lorsqu’il s’agit de corriger les fautes d’orthographe que sa mère commet à l’oral. Parti à Bordeaux, il reviendra à sa demande lorsqu’elle ne s’en sortira plus. La pièce s’ouvre sur une scène qui oppose Geneviève à sa mère. Refusant de manger le poisson plein de phosphore qu’elle lui a cuisiné, la jeune femme cite Shakespeare et affirme ne plus avoir peur car elle est Catherine Deneuve : « Je veux ce que je veux et je l’aurais quand je voudrais » lance-t-elle à sa mère. Plus tard, la mère – formidable Éléonore Briganti – dira au cours d’un rendez-vous chez le psychiatre : « Déjà qu’elle n’était pas drôle, drôle, mais alors depuis qu’elle est Catherine Deneuve… ». Elle finira cependant par l’appeler Catherine, condition pour être entendue. Ainsi rentre-t-on dans la vie de cette famille quelque peu déjantée, tentant tant bien que mal de surmonter ses névroses, ses difficultés à exister et à communiquer ensemble, en transfigurant la banalité de tous les jours : « S’échapper de la noirceur de son quotidien devenu insupportable en devenant une autre » comme Geneviève, ou en se découpant au cutter comme Marie, la benjamine qui se substitue à sa mère et passe ses journées à chanter, diva solitaire scarifiée dans son petit cabaret imaginaire et improvisé dans la cabine de douche. La mère, ex-chanteuse se rappelant avec nostalgie son triomphe québécois, perd sa voix et manque de s’étouffer en parlant. Chacun livre son désespoir, chante ses rêves, seule voie conduisant vers l’intime ici.

Petit théâtre du désastre familial

Sur le plateau sont aménagés trois éléments domestiques, un quatrième étant placé hors champ. Chacun d’eux se rattache à l’un des personnages, en est l’attribut : la table de cuisine pour la mère qui essaie de réunir tout le monde autour. La cabine de douche pour Marie qui en fait le lieu où elle extériorise sa souffrance en se mutilant et dépasse ses blessures en chantant. La porte matérialise le passage de transformation de Geneviève à Catherine Deneuve, son espace intérieur et extérieur. Le piano enfin, placé au-delà de la scène côté cour, est le domaine du frère. Ces éléments vont changer de fonction au cours du spectacle, la table de cuisine deviendra piano, la cabine de douche cabaret. Ils sont activés par un jeu de lumière qui orchestre la mise en scène, les faisant apparaitre et disparaitre au grès du récit. Les membres de cette famille vivent reclus, repliés sur eux-mêmes, ne sortant presque jamais. Aux non-dits qui semblent régir la vie quotidienne, répond l’absurde, le grotesque.

C’est d’abord l’écriture de Pierre Notte qui a séduit Elodie Chanut, une écriture qui gronde, qui interroge, balbutie, a du mal à sortir parfois, se confronte à l’autre et soudain, explose pour mieux délivrer. « C’est une écriture musclée, ciselée qui se tend jusqu’à exploser et que seule la poésie et la musique peuvent libérer[1] » précise la metteuse en scène. La pièce invite à la thérapie de groupe : venir au théâtre pour partager un drame qui tire sur la farce, afin de nous débarrasser nous aussi de nos névroses – il s’agit bien de cela, la scène concentre toutes les angoisses liées aux interactions familiales – dans un spectacle musical car « Moi aussi je suis Catherine Deneuve », en plus de se jouer, se chante et se danse. Pour Elodie Chanut, le chant fait partie intégrante du moyen de communication. Ce qui ne peut plus se dire se chante, s’enchante, se réenchante. « J’explore et invente une variation autour de ces passages du parlé au chanté » confie-t-elle : « le texte est le bastion de mes mises en scène, ici encore, je désire aller plus loin dans la difficulté́ d’exprimer / de dire en passant par la musique ». Tous les personnages ont pour point commun un incommensurable besoin d’amour.

Illustration 2
Moi aussi je suis Catherine Deneuve de Pierre Notte, m.e.s. Elodie Chanut © Pascale Cholette

« Tout le monde passe par une crise d’identité forte » 

Créé en 2006 au Théâtre Pépinière-Opéra à Paris, dans une mise en scène de Jean-Claude Cotillard, « Moi aussi je suis Catherine Deneuve[2] » est qualifié par son auteur de « pièce méchante, grinçante, qui joue des désastres intimes ». Il faut dire que Pierre Notte a une façon singulière et très personnelle de traiter les scènes de la vie de famille. La noirceur des personnages, ici complètement assumée par les interprètes, se traduit dans les dialogues d’une étonnante férocité. Ils sont contrebalancés par les chansons douces qui ici sont autant de musiques nouvellement composées. Elodie Chanut a sollicité la compositrice Roselyne Masset Lecocq afin qu’elle réécrive musicalement les chansons qui traversent la pièce à partir des paroles poétiques de Pierre Notte. Deux orchestrations originales sont néanmoins conservées : « Madame Rosenfelt » et « Coup de froid », déclarées intouchables, ce que l’on comprend aisément à l’émotion qui saisit les spectateurs lorsque celles-ci sont interprétées.  « Tout se retravaille, se réajuste en répétitions avec les acteurs » confie la metteuse en scène : « musique, souffle et texte s’entremêlent pour devenir rythme, battements du cœur du spectacle et du spectateur cherchant la justesse, l’organique plutôt que le beau (…) » Si le désespoir infuse en chacun, l’auteur choisit l’humour noir plutôt que la tragédie. Le moindre pathos est ainsi désamorcé, tout comme la violence des dialogues est neutralisée par l’émotion qui se dégage des chansons leur conférant un effet d’apaisement, de calme.

Le spectacle est truffé de références cinématographiques, à commencer par le prénom de Geneviève qui est celui de Catherine Deneuve dans « Les parapluies de Cherbourg » de Jacques Demy. On confond « Répulsion » de Polanski avec « Possession » de Zulawski, Deneuve avec Adjani, lorsque qu’un lapin dénudé est brandi en même temps qu’un hachoir.  On y entend les derniers mots plein de dépit de Belmondo, prononcés à la fin de « A bout de souffle » de Godard

La pièce fait la part belle aux actrices. Elodie Chanut s’est entourée « de deux actrices-chanteuses, d’une chanteuse-actrice, et d’un musicien-acteur » capables de rendre la langue de Pierre Notte concrète et poétique, sans aucune psychologie. La folie grinçante de cette famille dans laquelle toute le monde traverse une crise d’identité grave, finira par la faire exploser. La mère a raté son dernier gâteau. Elle terminera seule, nostalgique, égoïste, asséchée, entonnant pour elle seule une chanson d’amour, tragique, déchirante. Ce récit d’un carnage familial résonne aujourd’hui différemment. Les confinements successifs subis au cours des deux dernières années rendent plus prégnant encore l’enferment, l’effet de claustration que renvoie la pièce, ici décuplé presque jusqu’à l’étouffement. Les solitudes des personnages, leur isolement, rejoignent une autre réalité. « C’est une dimension tragique, orientée dans un optimisme nouveau, qui s’ajoute dans un portrait burlesque et jusqu’ici sans espoir » écrit Pierre Notte dans le dossier de presse. Chacun aura vécu sa folie et réglé ses comptes pour finir entre un cake au citron raté, un couteau et un révolver. Tous sont les personnages principaux parce qu’ils ont tous besoin d’être entendus, écoutés, aimés, un si grand besoin d’être aimés.

[1] Sauf mention contraire les citations d’Elodie Chanut sont extraites du dossier du spectacle Moi aussi je suis Catherine Deneuve, juillet 2021.

[2] Lors de sa création en 2006, la pièce a reçu plusieurs prix dont le Molière du meilleur spectacle. Elle fut créée en Italie, en Bulgarie, aux États-Unis, au Japon…

Moi aussi je suis Catherine Deneuve de Pierre Notte, m.e.s. Elodie Chanut © MC2 Grenoble

MOI AUSSI JE SUIS CATHERINE DENEUVE - texte et paroles Pierre Notte / mise en scène Élodie Chanut, musique : Roselyne Masset Lecocq, sauf « Chanson de Madame Rosenfelt » et « Coup de Froid », composée par Pierre Notte, jeu et chant : Éléonore Briganti, Zelinda Fert, Agnès Pat', piano et jeu : Axel Nouveau, travail vocal : Jeanne Sarah Deledicq, création son : Olivier Aldo Pedron, création lumière : Pascal Noël, scénographie : Emmanuel Clolus, construction décors : Atelier MC2: Grenoble, costumes : Salomé Romano avec le soutien de l'atelier costumes MC2: Grenoble, régie générale : Lucile Quinton, production MC2: Grenoble, un spectacle de la compagnie l’Œil des Cariatides, coproduction MC2: Grenoble, l’Œil des Cariatides, Théâtre Gymnase-Bernardines – Marseille

MC2 Grenoble, du 12 au 22 octobre à 20h 
4, rue Paul Claudel CS 92 448 38034 Grenoble cedex 2

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