
Agrandissement : Illustration 1

En mai 2019, l’épave d’un bateau de pêche est amarrée sur le quai du bassin de l’Arsenal à Venise. À la terrasse du café Tilly situé juste en face, on se presse pour déguster l’une des meilleures glaces de la ville. Quelques personnes font des selfies avec le chalutier en arrière-plan. Celui-ci est ce qu’il reste du plus important naufrage survenu en Méditerranée depuis le début de la crise migratoire. Sur le millier de personnes entassées à bord de ce petit bateau pouvant en principe contenir une vingtaine de passagers, seulement vingt-huit ont survécu. Sa présence à Venise n’a rien d’anodin. Nous sommes au début du mois de mai au cours de la semaine d’ouverture de la 58ème Biennale de Venise où se pressent tout ce que le monde de l’art contemporain compte de professionnels. L’artiste suisse Christoph Büchel a réussi à négocier le prêt de l’épave et son acheminement vers la Cité des Doges où elle est installée dans le plus grand secret afin d’être exhibée sous le titre de « Barca nostra » dans une totale décontextualisation. Face au scandale qui s’annonce, Paolo Baratta, qui préside la Biennale de Venise depuis 1998, affirme qu’il s’agit là d’une « invitation au silence et à la réflexion ». Il parait bien difficile pourtant d’inviter au recueillement : aucun texte à proximité de l’épave, aucune mention dans les documents officiels de la biennale, aucune prise de parole, aucun échange et donc aucune prise de conscience. « L’œuvre » soulève des questions économiques mais aussi éthiques. Livrée à Venise pour la modique somme de 33 millions d’euros, la funeste embarcation s’est retrouvée au centre de plusieurs poursuites judiciaires[1] en ce qui concerne son transport retour, et fut laissée là, à l’abandon. Les frais de rapatriement ont finalement été payés[2] par le port d’Augusta en Sicile, l’association chrétienne Stella Maris et le Comité du 18 avril rassemblant des familles de victimes et de rares survivants qui souhaiteraient en faire un mémorial à la mémoire des victimes.

Agrandissement : Illustration 2

« Apprendre à habiter le désastre »
Le projet naval de « L’Avenir », premier navire européen de sauvetage en haute mer, que porte depuis 2020 une assemblée de rescapés, marins-sauveteurs, soignants, architectes, designers, cuisiniers, juristes, étudiantes et étudiants d’Europe entière, s’inscrit résolument en contre-référence à « Barca Nostra », bien que cette « présence monumentale, sur le quai du bassin de l’Arsenal, désigne l’absence criminelle, en haute mer, de navires européens de sauvetage[3] » rappelle Sébastien Thiéry, artiste et chercheur en science politique, cofondateur avec Gilles Clément du collectif le PEROU[4], et initiateur du projet, dans sa lettre ouverte adressée à Adriano Pedrosa, le commissaire de la prochaine Biennale de Venise. Dans cette lettre, il indique que « le choc climatique est un choc migratoire que seule une hospitalité vive, bâtisseuse, nous permettra de rendre respirable[5] ». Venise, disparaissant sous les eaux chaque année un peu plus au moment de l’Aqua Alta[6], est l’une des premières victimes du réchauffement de la planète.

Agrandissement : Illustration 3

À l’occasion de la présentation du projet du 18 octobre au Centre Pompidou, la piazza qui lui sert de parvis arborera, du 17 au 22 octobre, le tracé au sol du plan à l’échelle 1 du pont principal de l’Avenir[7], le dessin manifestant le navire encore manquant et appelant sa réalisation. Une tribune intitulée « Nous sommes le rivage », publiée dans le journal Le Monde du 15 octobre, et signée par cinquante-trois directrices et directeurs d’institutions culturelles, parmi lesquels Laurent Le Bon, président du Centre Pompidou, Chiara Parisi, directrice du Centre Pompidou Metz, Rachid Ouramdane, président-directeur du Théâtre de Chaillot, Caroline Guiela Nguyen, directrice du Théâtre national de Strasbourg ou encore Sylvie Zavatta, directrice du Frac Franche-Comté, s’engagent pleinement pour L’Avenir, affirmant : « il n’est pas une seule de nos scènes qui n’ait récemment fait retentir l’ampleur et la portée de cette tragédie, l’une des plus sourdes et terrifiantes des temps présents ». Elles affichent et affirment que la création de l’Avenir relève de leur mission culturelle et s’inscrit absolument à leur programme. La rencontre qui se tiendra le 18 octobre de 19h à 21h, au sein du Forum 0 du Centre Pompidou, rendra publique l’Assemblée bâtisseuse composée des cinq-cents coconceptrices et coconcepteurs réunis depuis 2020 pour le dessiner ; les citoyennes et citoyens qui, d’ici là, se seront reliés « de proche en proche » pour amorcer le financement du chantier, de même que les institutions culturelles.

Agrandissement : Illustration 4

« Au regard des mouvements migratoires présents comme à venir, il est fou que l’humanité ne se soit pas encore dotée des outils appropriés à ce que les membres de SOS Méditerranée nomment le sauvetage de masse » alerte Sébastien Thiéry. À la Villa Médicis où il est pensionnaire en 2019-2020, il coordonne une requête auprès de l’UNESCO, impliquant notamment divers auteurs autour de la mer Méditerranée, visant à faire inscrire l’acte d’hospitalité au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité par la mise en œuvre d’un plan de sauvegarde pour protéger les gestes de l’hospitalité vive et les transmettre aux générations futures. « Ma question demeure l’horizon performatif de nos créations[8] » explique-t-il. « Quelle effectivité donner aux formes, aux actions, aux récits qu’avec le PEROU nous écrivons, afin que les situations de péril et de violence sur lesquelles nous travaillons s’en trouvent réellement transformées ? » Dans les premiers mois de 2020, Chiara Parisi lui propose, ainsi qu'à neuf autres artistes, de créer une pièce pour les dix ans du Centre Pompidou-Metz. Celle-ci sera la création réelle d’un navire de sauvetage pour la mer Méditerranée, un bateau qui par sa nature d’œuvre d’art serait juridiquement insaisissable. « L’Avenir » est né.

Agrandissement : Illustration 5

« Œuvrer pour quoi faire ? »
Il y a dans ce projet un enjeu théorique de taille, qui apparait crucial pour faire venir le navire mais aussi pour le faire tenir debout, et qui est lié, par sa dimension opératoire, à sa nature et sa facture d’œuvre agissante[9].« L’Avenir » est une œuvre prête à œuvrer, un « Really-made » pour reprendre l’expression de Sébastien Thiéry, qui s’oppose à mille gestes consistant à désigner et déplorer le désastre, et donc l’absence de navires, ou l’absence de politique, ou l’absence de considération, ou l’absence de tout. « Ces pratiques-là, de création sans nul doute, sont celles desquelles je n’ai cessé de m’éloigner[10] » explique-t-il.
Dans un texte[11] rédigé pendant les émeutes qui embrasèrent les quartiers populaires en juillet dernier et publié dans la revue en ligne AOC, la metteuse en scène, autrice et comédienne Eva Doumbia et le plasticien Kader Attia font le constat amer de l’échec de la capacité de leurs œuvres à transformer les imaginaires collectifs. « Car la mort de Nahel montre l’inefficacité de nos œuvres dans la vie réelle » affirment-ils. En un sens, le projet du navire « Avenir » leur fait écho. Le sujet est absolument central aujourd’hui car il ramène à la question : « Œuvrer pour quoi faire ? » Posée par l’artiste, l’institution culturelle ou le « monde de l’art », cette question difficile semble quasi insurmontable. « On a cru longtemps que la fonction de l'art était de rendre visible l’étendue du désastre. Or cette stratégie s'est révélée inopérante[12] » explique Sébastien Thiéry qui préfère « mobiliser le public et les moyens colossaux de l’art contemporain en faveur d’une œuvre agissante ».

Agrandissement : Illustration 6

À travers cet acte, il dote le bateau-œuvre d’une utilité directe au monde, faisant ainsi redescendre l’art sur terre. « Je crois que poser la question de l’horizon nécessite inévitablement de se poser la question de l’origine et de mettre en crise radicale la mythologie de l’artiste dans le for intérieur duquel résiderait l’origine de ‘son œuvre’ » analyse Sébastien Thiéry. Il ne pourrait pas considérer le navire comme étant son œuvre, pas plus que celle d’un collectif aujourd’hui composé de près de cinq-cents personnes. « C’est le navire lui-même qui exige d’exister » explique-t-il. Il est à l’origine même de son existence. Le rôle du collectif consiste à le faire advenir dans le monde. « C’est défendre que si je suis artiste, c’est non pas en tant que j’aurais quelque chose à dire, ou exprimer, ou montrer de ce qu’obscurément je vois, mais en tant que je m’efforce de me placer à l’écoute de ce qui exige d’exister pour le ‘faire passer’ dans le monde » précise-t-il encore. S’il est l’une des conditions, sans doute la principale, de ce passage, il n’en est pas pour autant son auteur d’origine puisque son origine se trouve là, dans la réalité du présent qui l’appelle.

Agrandissement : Illustration 7

En tant qu’œuvre agissante, le navire « L’Avenir » impose une reformulation radicale de ce qu’être artiste veut dire aujourd’hui. Le temps où il était bardé d’intentions de projet est sans doute révolu. Pour autant, il ne s’agit aucunement ici de se défaire de l’art. « Il nous faut tenir la promesse de ‘splendeur’ qu’il contient : un tel navire doit s’avérer stupéfiant, et c’est de toute beauté que la flotte doit apparaître » affirme Sébastien Thiéry. « C’est par ces chemins là qu’il nous faut nous y attacher pour neutraliser tous les vents contraires. C’est une condition de résistance du Navire Avenir qu’il apparaisse sur l’horizon maritime comme une œuvre, jouant ainsi l’hypothèse de son inviolabilité ». Gageons qu’avec le climat politique actuel, les vents contraires ne manqueront pas. Il va falloir que le navire soit porté de toutes parts, et que le chantier naval se présente comme inarrêtable. Le projet a donc besoin de tous les vents porteurs disponibles.
Œuvre collective, « really-made pour le 21e siècle », outil de sauvetage en mer destiné à l’ONG SOS Méditerranée, « L’Avenir » est le premier navire d’une flotte européenne surgissant de la scène de l’art pour s'accomplir en haute mer. Sa livraison est prévue en 2025. Le discours inaugural parlera des origines comme des horizons, du champ de l'art dont provient ce navire de sauvetage pionnier comme de l’avenir politique qu’il contribuera à construire sur le rivage.

Agrandissement : Illustration 8

[1] « L’artiste qui a conçu l’œuvre, l’entreprise chargée de son transport, la direction de la Biennale et la mairie d’Augusta (ville à laquelle avait été formellement confié le bateau), n’arrivent pas à trouver ni un accord économique ni une solution administrative pour la déplacer. », Diletta Moscatelli, Le MAAM à Rome. Un détournement muséal face aux enjeux migratoires, thèse de doctorat, Université Aix-Marseille, 2021, p. 68.
[2] Sabine Gignoux, « Les migrants en Méditerranée, sujet brûlant pour les artistes », La Croix, 21 septembre 2023.
[3] Sébastien Thiéry, « Œuvre : impératif du verbe d'action ‘œuvrer’. Lettre à Adriano Pedrosa, commissaire général de la prochaine Biennale internationale d'art contemporain de Venise », Le Club de Mediapart, 29 avril 2023, https://blogs.mediapart.fr/perou/blog/290423/oeuvre-imperatif-du-verbe-daction-oeuvrer
[4] Acronyme de Pôle d’exploration des ressources urbaines. « Association loi 1901 fondée en septembre 2012, le PEROU est un laboratoire de recherche-action sur la ville hostile conçu pour faire s'articuler action sociale et action architecturale en réponse au péril alentour, et renouveler ainsi savoirs et savoir-faire sur la question. S'en référant aux droits fondamentaux européens de la personne et au « droit à la ville » qui en découle, le PEROU se veut un outil au service de la multitude d'indésirables, communément comptabilisés comme cas sociaux voire ethniques, mais jamais considérés comme habitants à part entière. Avec ceux-ci, le PEROU souhaite expérimenter de nouvelles tactiques urbaines - nécessitant le renouvellement des techniques comme des imaginaires - afin de fabriquer l'hospitalité tout contre la ville hostile », Sébastien Thiéry, Manifeste (extrait), 1er octobre 2012, https://www.perou-paris.org/manifeste
[5] Sébastien Thiéry, « Œuvre : impératif du verbe d'action ‘œuvrer’ », op. cit.
[6] Dans la lagune de Venise, l’Aqua Alta désigne un phénomène de pic de marée fortement marqué, entrainant la submersion d'une partie plus ou moins grande de la zone urbaine insulaire. Il est fréquent durant la période s’étalant de l’automne au printemps,
[7] D’une longueur de 69 mètres et 23 mètres de large, d’une épaisseur de 15 cm comme l’est la structure architecturale.
[8] Sébastien Thiéry, « Œuvre : impératif du verbe d'action ‘œuvrer’ », op. cit.
[9] Dont les modalités de production sont aussi importantes, voire plus, que l’œuvre en elle-même. Jean-Paul Fourmentraux, L’œuvre commune, affaire d’art et de citoyen, Les Presses du réel, 2012.
[10] Sauf mention contraire, les propos cités de Sébastien Thiéry proviennent d’échanges avec l’auteur de cet article.
[11] Eva Doumia, Kader Attia, « De l’inefficacité de nos œuvres dans la vie réelle », AOC, 18 juillet 2023, https://aoc.media/opinion/2023/07/17/de-linefficacite-de-nos-oeuvres-dans-la-vie-reelle/?fbclid=IwAR0sNg2cFdclV-1Mz9zSmpd90yo2WDAYd-TCjTAdxKaeYvZ9ijh78FPMpnM
[12] Sabine Gignoux, op, cit.

Agrandissement : Illustration 9

ENSEMBLE POUR LE NAVIRE AVENIR. Une oeuvre pour sauver des vies en Méditerranée - Cette assemblée est animée par Sylvain Bourmeau, directeur de la revue AOC(Analyse Opinion Critique). En présence notamment de : Stéphanie Aubin, chorégraphe, Julia Belloin, philosophe, Jeremy Bertaud, architecte naval, Françoise Blum, ancien agent de l'Union européenne, Jacques Bonnaffé, comédien, Vincent Combaut, modeleur numérique, VPLP, François Crémieux, directeur de l'Assistance Publique – Hôpitaux de Marseille, Camille de Toledo, écrivain, Marc Ferrand, designer, Jean-Michel Frodon, critique de cinéma, président du PEROU, Emilie Garrido-Pradalié, directrice de la recherche à l'Assistance Publique – Hôpitaux de Marseille, Caroline Gillet, journaliste, Fabienne Lassalle, directrice générale adjointe de SOS Méditerranée, Gaëlle Henkens, photographe, membre de Pilotes Volontaires, Antoine Hennion, sociologue, Aliou Jalloh, président de l'Association des usagers de la PADA (AUP), rescapé, Jean-Baptiste Lévêque, créateur sonore, Marielle Macé, autrice, Ousainou Mboob, membre de l’AUP, rescapé, Aman Mohamadsaid, médiateur social, rescapé, Mathias Maurios, architecte naval, VPPLP, Marie-Josée Ordener, cuisinière co-fondatrice des Grandes Tables, Yann Prummel, designer naval, Anne Querrien, urbaniste, Jean-Michel Rachet, ancien fonctionnaire de l'Union européenne, Elsa Ricq-Amour, thérapeute, Mohamed Senessie, membre de l’AUP, rescapé, Sébastien Thiéry, auteur, coordinateur des actions du PEROU, François Thomas, président de SOS Méditerranée, Christophe Trévisani, designer naval, VPLP, Marc Van Peteghem, architecte naval, VPLP.
Mercredi 18 octobre 2023, de 19h à 21h au Forum 0.
Centre Pompidou
Place Georges Pompidou,
75 004 PARIS